33. Quand les légendes s'effacent (1/2)
Léonore regarde Rachel disparaître par l'ouverture. Elle admire son énergie, sa rage de vaincre, son endurance inépuisable. Elle-même se sent aussi lessivée qu'un vieux drap mené à la rivière pour y être frotté et battu jusqu'à la trame.
Une tempête de chagrin gronde au fond de son âme. Des sanglots fouettent son esprit ; des plaintes hululent derrière les volets de sa conscience ; des malédictions secouent les fondations de sa raison. Toute la misère des deux mondes bouillonne dans ce chaudron écumant de désespoir. Aucune pensée cohérente n'en émane. Brigit semble s'y être dissoute, avalée par les tourbillons.
Léonore n'ose s'approcher pour appeler. Elle se maintient à l'écart, en dépit de la fascination presque irrésistible de ces bouches hurlantes, de ces spectres déformés, de ces vomis de souvenirs. Existe-t-il quelque secret perdu au cœur de ce cyclone ?
Une traction sur son bras l'arrache à sa contemplation intérieure.
— Venez, insiste une voix pleine de sollicitude.
Elle s'essuie la joue. Les larmes ont de nouveau coulé sans qu'elle s'en rende compte. Florimond la regarde bizarrement. Elle doit les inquiéter. À leur place, elle aurait peur qu'elle ne sombre dans quelque hystérie incontrôlable. Elle a peur. Que se passera-t-il si elle cède, si la tempête l'engloutit ? Elle préfère ne pas y penser.
Elle se secoue d'un frisson.
— Oui, vous avez raison. Nous devons encore trouver le roi, le vrai.
Il lui offre le bras et elle lui est reconnaissante de cet appui. Ils ont à peine franchi le seuil que la mercenaire s'engouffre déjà dans la pièce suivante, plus vite qu'un ouragan.
— Rachel, où vas-tu ? Attends-nous ! appelle Florimond derrière elle.
Il pourrait tout aussi bien tenter de retenir des nuages d'orage. Les bottes claquent une galopade sur le parquet, puis s'estompent dans les escaliers.
L'apprenti secoue ses boucles avec un mordillement de lèvres, amorce un mouvement, mais reste finalement à ses côtés. Léonore le sent tiraillé entre deux inquiétudes et se force à allonger le pas. Ils atteignent le palier au moment où le golem s'engage dans les marches d'un balancement de cloche d'église. Le minuscule korrigan trottine à ses côtes, abrité dans ses pattes comme un oisillon tombé du nid entre les griffes protectrices d'un ours des cavernes.
Florimond et Léonore leur emboîtent le pas dans quelque procession solennelle, lui avec sa jambe bancale et elle lestée d'une traîne de lamentations inaudibles. Il garde les yeux rivés sur les épaules d'argile qui les précèdent et elle l'entend, par-dessus sa cacophonie intérieure, murmurer entre ses dents une ronde de noms :
— Rodolphine, Rosie, Roxane ?
Chaque marche apporte une bouffée d'air brûlant, moite de sueur, épais de cendres. Un tumulte se mêle au souffle de l'incendie, qui tourne la tête et abrutit les sens : des râles d'agonie, le martèlement du métal, des beuglements dépourvus d'humanité, toute la rumeur odieuse et néfaste d'une bête de guerre déchaînée. Léonore voudrait se boucher les oreilles, chasser les cauchemars, se réveiller au fond de son lit. À la place, elle avance un pied après l'autre ; elle descend dans le puits des Enfers, escortée d'un étrange leitmotiv :
— Roberta, Rolande, Rosemonde ?
Au bas du grand escalier, une courte silhouette vêtue de cuir recule devant la porte d'entrée, un bras plaqué sur le visage. Elle pivote vers les doubles battants de la salle de banquet d'une envolée de natte.
— Rachel, attends ! réitère Florimond, arraché à son inventaire de prénoms.
Cette fois, l'appel coupe la mercenaire dans son élan. Elle hésite, puis revient vers eux sous un froncement de sourcils ombrageux.
— Que se passe-t-il ? interroge l'apprenti d'une voix râpeuse.
Le visage de Rachel s'anime d'un brusque sursaut de rage.
— Blaise Fayet ! Je suis certaine de l'avoir vu. Le boursemolle attendait, à l'étage, pour s'assurer que le golem accomplissait sa basse besogne. Quand il m'a vue, il s'est carapaté comme un rat, la queue entre les jambes, mais je pense pas qu'il soit sorti. On se bat encore, dehors. C'est pas la place d'un godelureau endimanché.
Léonore tourne la tête vers les panneaux ouvragés. Elle peut entendre une musique d'outre-monde, sentir la caresse d'un parfum suranné sur son visage. Elle comprend ; Brigit comprend.
— Il existe une autre sortie à ce château.
Un pli supplémentaire chiffonne le front de la mercenaire.
— Les souterrains ?
— Non, l'Autre Côté du Voile, la frontière des songes. Eochu se sait démasqué, entouré d'ennemis, il se replie. Pour cette fois.
Même si l'ancienne reine a cessé de lui parler, Léonore a partagé tant de ses souvenirs qu'elle ne pense pas se tromper dans son interprétation. Elle baisse la tête sur un soupir.
— Il est parti, sans moi.
Sa voix dérape sur le dernier mot et elle se raccroche au bras de l'apprenti. Cette blessure ne lui appartient pas vraiment. Au contraire, la nouvelle devrait lui égayer le cœur, mais ses sentiments ressemblent à une pelote inextricable sans queue ni tête. La tempête contre ses tempes menace d'exploser. Le socle de sa conscience s'effrite sous ses pieds.
En face, Rachel a l'air d'avoir avalé une couleuvre qui lui reste en travers du gosier. Seul Florimond se réjouit ouvertement.
— Grand bien lui fasse ! Nous devons encore retrouver le vrai roi avant que les flammes n'emportent tout le château !
La mercenaire relève le nez vers les colonnades de marbre.
— Nous n'avons pas fouillé toutes les pièces de l'étage.
— Je ne crois pas que François de France soit là-haut... médite Léonore avant de se rendre compte qu'elle s'est exprimée à voix haute.
Deux paires d'yeux intrigués la dévisagent. Elle passe une langue plus rêche qu'un bout de chiffon sur ses lèvres craquelées.
— Eochu préfère garder sous la main ce qui lui est précieux, comme la Pierre du destin qu'il a ramenée de Tír na nÓg et installée dans son atelier.
— Sa merdaille de caillou ! s'étrangle Rachel avec un éclair de fureur. Ah, il y tient tant ? Je la lui enfoncerai dans sa gueule enfarinée jusqu'au fond des tripes, moi. Et je le regarderai crever étouffé sur son morceau de granit !
Ses doigts broient la poignée de son épée comme si elle s'apprêtait à éventrer le seigneur de Candé sur place. Florimond lui effleure l'épaule, de la manière dont un dompteur approcherait un fauve encore sauvage.
— Alors, le roi se trouve peut-être à proximité. Allons voir, propose-t-il d'un ton plus raisonnable.
Léonore se cramponne toujours à la manche. Il lui glisse un coup d'œil.
— Reste ici, Léonore. Attends-nous dans l'office avec maître Leonardo. J'y vais avec Rachel.
L'offre la fouette hors de son jeu de danse au-dessus d'un tourbillon bouillonnant. Elle relève le menton et reprend pied dans la réalité d'un château en flammes, une armée à ses portes.
— Non, vous pourriez avoir besoin de moi, pour percer les illusions. Je me sens mieux, maintenant.
Elle a surtout besoin d'agir. Si elle reste à contempler cet œil d'ouragan au fond de son esprit, elle risque d'y basculer et de s'y perdre à jamais.
Il la dévisage avec un sérieux qui le vieillit d'un couple d'années, bien éloigné de l'apprenti insouciant qui lui faisait les honneurs de l'atelier de son maître.
— Tu es sûre ?
Son regard exprime clairement que lui n'est pas sûr du tout, qu'il est même convaincu du contraire.
— Oui. Ensemble. Jusqu'au bout.
Elle peine à articuler les mots. Toute salive a déserté sa bouche. Un souffle de rôtissoire lui parchemine la peau. Sans attendre un autre de ses arguments, elle l'entraîne vers une salle de banquet familière. Tout leur cortège invraisemblable les suit.
Le rez-de-chaussée du château s'est transformé en véritable étuve, comme si une armée de cheminées tiraient toutes en même temps. Au moindre mouvement, une fontaine coule depuis sa nuque, le long de son dos, dans les plis de sa peau. Elle n'aura bientôt plus une seule goutte d'eau dans le corps. Ses yeux trop secs la piquent. La fumée lui irrite la gorge. Un ronflement de fauve affamé s'empare des murs. Sur la fresque, son visage fraîchement repeint adopte une allure penchée qui lui donne l'air de pleurer.
Rachel a repris la tête, grimace en avant, l'épée aux aguets. Ils enfilent les pièces jusqu'au fond du logis. Dans l'atelier, par les arcades de fenêtres, une brise allège l'atmosphère d'une fraîcheur bienvenue et soulève les volutes de fumée, de plus en plus épaisses. La Lia Fáil trône, en reine incongrue d'une assemblée de toiles. Un étrange frisson se glisse dans les os de Léonore, écho d'un chant informulé.
La mercenaire effectue un tour d'horizon et revient s'ancrer sur la pierre millénaire. Une fièvre brûle dans ses prunelles.
— Y a pas plus de roi ici que de jugeote dans le crâne d'un soudard. Juste ce bout de rocher maudit.
Léonore reste épinglée sur le seuil. Avec un cri étranglé, Florimond se précipite vers une pile de feuillets étalés sur une petite table et entreprend de les rassembler fébrilement. Les bras chargés de son trésor, il se retourne vers elle.
— Léonore ? interroge-t-il d'un ton anxieux.
Elle pose une main sur son œil et scrute la pièce. Les lézardes s'avivent, le sol se craquelle sous les fenêtres, les poutres se voilent de toiles d'araignées. Eochu a recouvert de drap certaines de ses œuvres, sans doute pour les protéger en attendant qu'elles sèchent.
Mue par l'instinct d'une autre, Léonore s'approche d'une forme plus haute, rangée le long du mur, et tire d'un coup sec sur le pan de tissu.
— Une sculpture, constate l'apprenti par-dessus son épaule.
— Non, pas une sculpture.
Son œil détaille les traits ciselés, le regard fixe ; pas un cil ne tremble. Sans le voile d'illusion, il est toutefois parfaitement reconnaissable.
— Le roi. Plongé dans un rêve.
Elle tend une main un peu hésitante vers la figure altière. Parviendra-t-elle à le sortir de sa torpeur envoûtée ? Des mots inconnus remontent sur ses lèvres dans une bulle de souvenir.
— Rachel, appelle une voix préoccupée dans son dos. Qu'est-ce que tu fais ?
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