31. Un pacte contre les illusions (1/3)
Léonore suit le mouvement du pinceau avec l'acuité du naufragé qui voit sa planche de bois s'enfoncer un peu plus à chaque vague. Elle voudrait intervenir, ne serait-ce qu'adresser un mot au peintre si concentré, mais Eochu veille, juste derrière, avec le géant de glaise.
Elle a envisagé, puis repoussé l'idée de tenter une fuite précipitée, d'arracher la fine baguette qui danse sur le mur, de se saisir d'une arme, n'importe laquelle. Elle serait immédiatement arrêtée, maîtrisée et replacée sur sa chaise. Non, son meilleur atout reste la parole.
Une rumeur enfle du dehors, assourdie. L'armée des seigneurs aurait-elle ordonné l'assaut contre les murailles, malgré les impressionnantes machines de guerre ? Ils risquent un massacre ! Son imagination trop fertile lui déroule des visions de corps mutilés, son père transpercé d'un carreau meurtrier, son frère exsangue sur le champ de bataille. Chaque image lui hameçonne le cœur sans pitié.
À court de temps, à court d'idée, à court d'espoir, elle ouvre la bouche sur une supplique. Le tapotement de pieds nus pénétrant dans la pièce lui vole les mots des lèvres. Elle se retourne.
Le même korrigan que tantôt s'arrête à bonne distance et entrelace ses doigts brunis. Ses oreilles s'agitent d'un tressautement nerveux. Sa barbe d'un vert lichen lèche les dalles dans sa courbette.
— Très sage, très digne roi Eochu, il y a, comme qui dirait, un petit problème qui requiert ta très noble attention.
— Eh bien, parle, qu'y a-t-il ?
Même si le seigneur n'a pas haussé la voix, la créature se recroqueville sous le miel empoisonné.
— Ça brûle, gémit-elle.
Eochu se rapproche d'un pas, drapé d'ombres mouvantes.
— Comment cela, ça brûle ? Qu'avez-vous fait ? interroge-t-il dans un filet de colère froide. Où est Achéric ? Il devait organiser la défense.
Le korrigan tremble de tous ses membres.
— Je l'ignore, très haut roi.
Le seigneur de Candé trahit un geste d'agacement. Son regard bascule vers son escorte d'argile, le peintre imperturbable toujours à l'œuvre, et s'arrête sur son épouse soumise. Léonore retient son souffle. Elle tente de dissimuler l'embryon d'espoir qui renaît au creux de son ventre. Une diversion providentielle !
— Je vais m'informer de ce qui se passe, Brigit. Attends-moi ici.
Elle n'a pas le temps de savourer le nectar de cette annonce qu'il tourne la même voix doucereuse vers l'homme de glaise.
— Magen, protège mon épouse. Il ne doit lui arriver aucun mal. Assure-toi également que monsieur da Vinci puisse terminer son portrait en toute tranquillité, et au plus vite.
— J'Obéis.
Sur un signe de tête satisfait, Eochu agite la main en direction de son serviteur aux longues oreilles.
— Conduis-moi.
Le korrigan détale ; le seigneur lui emboîte le pas d'un claquement de sabots fourchus. La porte se referme sur sa haute taille. Léonore laisse échapper un long soupir qui lui tourne un peu la tête.
Le vieux peintre se concentre sur les détails d'un iris céruléen, sans lever la barbe de son travail, au point qu'elle se demande s'il a entendu la conversation. Elle se dresse d'un élan brusque.
— Monsieur da Vinci, je vous en prie, écoutez-moi. Vous ne devez pas terminer cette peinture.
— Rassurez-vous, Mademoiselle, ce ne sera plus très long, apaise-t-il d'un timbre bienveillant.
Le ballet de son pinceau ne s'interrompt pas un seul instant. Il ne détourne même pas la tête. En fait, il a cessé de la regarder depuis longtemps, comme s'il avait gravé son visage en pensée et le retranscrivait au travers de quelque rêve envoûté – ce qui n'est sans doute pas loin de la vérité.
Léonore glisse un coup d'œil vers la statue d'argile impassible. Elle n'esquisse aucun geste pour intervenir ou la rasseoir de force. Les initiatives ne semblent pas son fort. La créature se contente d'obéir aux ordres reçus, ce qui ouvre une certaine liberté d'action.
Léonore se mordille la lèvre. Elle se refuse à violenter le vieux peintre. D'ailleurs, elle ignore comment il pourrait réagir. Avec une sueur transie, elle se remémore encore la rage ensorcelée de son père poussé dans ses retranchements.
« Trouve la griffe plantée dans son âme, » suggère Brigit à son oreille.
Plus facile à dire qu'à faire. Comment Eochu maintient-il da Vinci sous sa coupe ? Elle imagine mal l'artiste à l'intelligence pétillante et au sourire débonnaire nourrir une haine cachée. Il doit s'agir d'un autre levier, suffisamment puissant pour emporter sa raison sous les illusions du roi déchu.
« Une émotion forte, négative, » confirme un souffle dans sa tête.
Pour la débusquer, elle doit le faire parler, comme avec son père. Léonore s'approche et lui effleure l'épaule. Le peintre tressaille. De plus près, elle repère les stries creusées de soucis sur son front, le tremblement de son bras recroquevillé, et toujours cette griffe ancrée dans son regard.
— Vous n'êtes pas obligé d'exécuter ce portrait. Reposez-vous. Vous devez être fatigué, offre-t-elle d'une voix douce.
Elle aussi sait se montrer enjôleuse. Elle ouvre le bras pour désigner le siège vacant. Cette fois, il détourne brièvement la tête, un voile de lassitude lui chiffonne le visage. Il voûte les épaules et plonge son pinceau dans une nouvelle coupelle.
— Vous êtes bien aimable, mais je ne peux pas. Je ne voudrais pas qu'il lui arrive du mal.
— À qui ? Qui est menacé ?
Da Vinci ne répond pas et s'affaire de plus belle. Avec une tension inconfortable, Léonore revoit la haute stature de François de France emportée par un troll velu dans les profondeurs du château. L'artiste craindrait-il pour la vie de son royal mécène ? Non, cela ne correspond pas. Eochu s'est emparé de da Vinci avant de s'en prendre au roi. Il disposait d'une autre incitation. Quelqu'un qui avait disparu brutalement.
La compréhension la prend à la gorge.
— Florimond.
Dans la main ridée du peintre, le pinceau vacille.
— C'est ma faute.
Elle resserre les doigts sur son épaule.
— Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Vous n'y êtes pour rien !
Il relève un regard peiné, vieilli de mille tourments, puis pose son pinceau. D'une main tremblante, il fouille dans son aumônière et lui tend sur sa paume une boucle de cheveux châtains.
Léonore porte les doigts à sa bouche. Des images éclatent dans son esprit. Un sourire radieux, une machine flamboyante, des morceaux de bois fracassés, une aile de cuir à la dérive, des ombres emplumées dans le ciel. La ronde des visions lui chavire le cœur d'un chagrin sans retour. Ses yeux la piquent.
— Il n'était pas préparé, regrette le maître privé de son apprenti. C'est un Veilleur, j'en suis certain. Mais j'attendais pour l'éveiller en douceur à son don.
Il baisse le nez, secoue sa manne de cheveux gris et replonge son pinceau dans une coupelle couleur noisette.
— Je suis trop vieux, j'ai trop tardé.
— Non !
Il interrompt son mouvement sous la dénégation virulente et tourne les yeux de désarroi. Elle perçoit le doute, la culpabilité, la fêlure par laquelle Eochu a semé son poison. Comment peut-elle le libérer de ce piège et le ramener à la raison ?
— Non, reprend-elle d'un ton plus doux, presque une caresse. Ne croyez pas cela. Florimond vous admire, il parle de vous avec passion. Vous êtes son maître, vous lui avez déjà tant appris. N'écoutez pas les mensonges de Blaise Fayet. Florimond n'est plus en son pouvoir. Il s'est défait de son envoûtement, comme vous pouvez le faire aussi.
Sa voix se berce sur une mélopée du fond des âges, s'enroule autour de son âme et offre une parenthèse d'apaisement. Elle lève la main ; des picotements dansent sur sa peau, puisés dans un réservoir intangible dont elle ignorait l'existence. Ses doigts frôlent le vieil homme dans un geste plus doux qu'un baiser. Ses lèvres s'entrouvrent sur une dernière injonction, à la signification mystérieuse et terriblement familière :
— Dùisg.
Sur le front creusé de souci, quelques rides s'envolent. Une ombre en forme de griffe se retire. Une sérénité retombe sur le regard déconcerté.
Da Vinci vacille et Léonore le retient par le bras. Elle l'entraîne vers la chaise, avec une prévenance attentive, l'y assied. Cette fois, il ne proteste pas. Sa main valide se referme sur son poignet.
— Florimond, où est Florimond ? Il était parti à votre recherche.
Malgré le timbre anxieux, la voix a retrouvé une certaine fermeté. Les yeux perçants la confrontent sans ciller, peut-être aiguisés d'une pointe d'accusation.
Ils s'enfoncent dans son cœur sans rencontrer de résistance. Le savant a raison. Florimond a commis toutes ces imprudences pour elle. Que peut-elle répondre à ces yeux implorants ? Un serpent de remords lui comprime la gorge. Les restes d'une machine brisée la narguent. Elle n'ose avouer ses peurs, de crainte que leur évocation à voix haute entre ces murs ensorcelés ne les ancre dans une réalité bien trop douloureuse.
— Je l'ignore, croasse-t-elle. Il m'a retrouvée, libérée. Nous sommes rentrés ensemble à Amboise. Mais le seigneur de Candé s'est emparé du roi. Je l'ai suivi pour tenter d'enrayer ses projets. Florimond est resté là-bas. Il a... Il a fait voler votre machine ailée. J'ai peur qu'il ne se montre trop téméraire.
Le vieillard passe ses longs doigts dans sa barbe ondulée. Une pâle étincelle scintille dans ses prunelles, le temps d'une pensée.
— Ah. Il a fait voler l'ornithoptère. Alors, je ne m'étais pas trompé.
Puis il s'affaisse sur un soupir.
— Je suis trop vieux. Jean d'Andigné avait raison. Je me suis montré imprudent.
Léonore regarde autour d'elle, aiguillonnée par une conscience accrue du temps qui passe. D'épaisses volutes de fumée s'enroulent devant les carreaux dépolis des fenêtres. Une odeur prononcée de bois brûlé s'infiltre par les cadres. Des cris plus appuyés proviennent du dehors. On se bat dans la cour. Ils ne doivent pas rester ici. Eochu pourrait revenir d'un instant à l'autre.
Elle observe le portrait inachevé avec un mordillement de lèvres. Le seigneur de Candé a prouvé qu'il n'était pas maladroit avec un pinceau dans les mains, mais il aura besoin des couleurs enchantées par les pigments de rêve pour achever l'œuvre. Mieux vaut prendre quelques précautions. Elle rassemble à la hâte coupelles et ustensiles dans un grand torchon et relève le peintre par le bras.
— Venez, nous devons sortir au plus vite.
Un tremblement de pierre accompagne une ombre de glaise, imposante, menaçante.
— Vous Ne Pouvez Pas Partir.
Léonore sursaute avec un hoquet. Dans sa précipitation, elle avait oublié son ange gardien.
— Et pourquoi ? défie-t-elle d'un relevé de menton. Le seigneur de Candé ne l'a pas interdit.
— Le Seigneur De Candé Dit Que Monsieur Da Vinci Doit Terminer Le Portrait Au Plus Vite.
La tête d'argile impavide tourne le feu de ses yeux vers le peintre.
— Vous Devez Terminer Le Portrait Au Plus Vite.
Léonore retient un gémissement fort peu glorieux. Comment va-t-elle se dépêtrer des ordres du mastodonte ? Inutile d'espérer échapper à sa poigne s'il se met en tête de les arrêter. Elle a bien vu comment La Flèche se débattait sans parvenir à bouger d'un pouce.
Elle cherche fébrilement une solution, mais da Vinci la devance. Un éclat malicieux pétille dans ses prunelles.
— Ah, mais n'ayez crainte, mon ami. C'est chose faite. Le portrait est terminé. Le seigneur de Candé sera content.
La tête pivote vers le mur.
— Le Portrait Est Terminé, répète-t-il d'une même intonation.
Léonore suit son regard enflammé. Sur la fresque, serti dans le doux visage d'une femme aux cheveux d'or, un œil céruléen la confronte. Un seul. Il manque le second. Son cœur s'emballe d'un rire ébahi. La créature n'a aucune notion de peinture ou de portrait ou de ce que terminer peut bien représenter.
— Le Seigneur De Candé Sera Content, approuve une voix caverneuse.
Leonardo da Vinci se relève sur des jambes instables et se saisit du bras offert. Cette fois, le gardien d'argile n'élève aucune objection. Où peuvent-ils aller ? Léonore écarte l'idée des souterrains. Jamais le vieil homme ne franchira l'éboulis et il reste l'épineuse incertitude sur le sort du roi François. Ils doivent gagner les étages, trouver un abri.
Des pas lourds s'ébranlent derrière elle.
— Où allez-vous ? interroge-t-elle par-dessus son épaule.
— Je Dois Protéger L'Épouse Du Seigneur De Candé.
Léonore s'accommode de la déclaration d'un balancement de la tête. Escortée de son protecteur de glaise, elle entraîne le peintre en direction des doubles battants et de l'escalier d'honneur.
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