28. Les rets d'un roi déchu (2/2)
Florimond vole.
Le cuir des ailes claque une chanson de grands espaces. Les bourrasques jouent dans ses boucles. L'azur lui appartient. Sous les rayons pimpants du matin, la sensation se révèle encore plus glorieuse que la veille.
Il doit déjà avoir gobé une bonne dizaine de moucherons à fuser ainsi bouche ouverte, mais quelle importance ? Un bonheur cru se déverse dans ses veines. Rien n'est plus exaltant que de cabrioler parmi les nuages, d'embrasser d'un seul regard le monde à ses pieds, de poursuivre la fuite perpétuelle de l'horizon bleuté. Un rire jaillit de ses lèvres, ivre de liberté.
Il plonge, tourne, virevolte et remonte dans un ballet grandiose. L'ornithoptère répond au moindre de ses gestes comme la plus docile des montures. Des fils de feu s'entrelacent sur ses doigts et se mêlent aux cordons plus profanes qui contrôlent l'engin. Les plumes peintes par ses soins avec les pigments de rêve resplendissent d'un manteau orangé. La trame du monde vibre sur son passage.
Il est le roi du ciel.
Les distances raccourcissent ou le temps se dépouille de ses contingences. Déjà, l'épais duvet de la forêt s'éclaircit devant lui. Un scintillement trahit les eaux d'une rivière qui rejoint la bande plus large de la Loire. Il vire sur l'aile. Là, au détour d'un méandre, le château de Candé se dresse sur son éperon rocheux, illuminé de soleil.
Une armée campe à bonne distance des murailles. Des étendards bariolés trompettent leur défi dans le vent, mais aucune charge ne se lance à l'assaut. Pour l'instant, les forces en présence s'observent, se mesurent, se narguent. Florimond pique dans cette direction avec une bouffée de fierté. Il les a rattrapés !
Il défile au-dessus des rangs à la vitesse d'un oiseau de proie. Des têtes casquées se lèvent. Quelques doigts surpris se tendent sur son passage. Il peut presque sentir l'œil réprobateur du seigneur de Château-Renault vissé sur lui.
Florimond tire sur les lacets de cuir. L'ornithoptère reprend de la hauteur. Avant de présenter ses services, autant mener une petite reconnaissance. Il n'en sera que mieux accueilli.
Les remparts se déroulent sous ses pieds. Sur les tours et le chemin de ronde, une profusion de soldats s'agite autour de machines de guerre qu'il reconnaît avec une grimace attristée. Tout le génie de maître Leonardo se retourne contre l'armée venue à son secours et celui du roi.
Florimond tente de fixer dans sa mémoire la position de chaque objectif, puis revient pour un second passage. Concentré sur les détails de la tapisserie martiale, il ne prend conscience qu'au dernier moment d'un battement dans le vent, d'une ombre de nuage dans un ciel qui en est dépourvu. Il relève les yeux sur une forme ailée armée de griffes.
Un cri strident lui perce les tympans. Il empoigne les rênes. L'appareil se cabre vers le soleil. Un choc le propulse dans une vrille. Le paysage s'emballe dans un carrousel endiablé.
Le cœur battant la chamade, il parvient à stabiliser l'ornithoptère. Quel idiot ! Concentré sur le spectacle sous ses pieds, il s'est laissé surprendre. Inspection des dégâts : l'extrémité droite affiche un air penché de mauvais augure et une vibration court dans l'armature de bouleau, mais dans l'ensemble, il s'en tire à bon compte. Où est passée la harpie ?
Il n'a pas bien longtemps à chercher. La créature s'élève vers lui à grands coups d'ailes, escortée de trois compagnes de ballet. Un soupçon d'incertitude lui ballotte le ventre. Une, passe encore. Deux, pourquoi pas. Mais quatre ? C'est trop d'honneur, il est temps de plier bagage !
Florimond s'affaire sur les brins de commande, piqué d'une certaine fébrilité. L'ornithoptère répond dans une embardée décevante. Un criaillement victorieux, intéressant intermédiaire entre la plongée d'un oiseau de proie et un rire de sorcière, lui hérisse la nuque. Une rangée de griffes lacère la fragile toile de cuir. Un missile emplumé emporte la queue dans un craquement navré. Il bascule.
L'aile volante ne répond à aucun de ses gestes frénétiques. Les rênes se sont arrachées. Les brins dorés s'éteignent dans ses mains sous un vent de panique. Un couple de serres fond sur lui, jaunes, acérées, avides. Elles vont l'embrocher comme un vulgaire rôti. Florimond s'affole sur les nœuds de son harnais. Il parvient à desserrer la boucle entre ses doigts moites et glisse dans le vide au moment où la rencontre entre une harpie sanguinaire et un malheureux ornithoptère explose dans un fracas de petit bois.
Son estomac remonte dans sa gorge. Le château, ses créneaux, ses machines de guerre se rapprochent à une vitesse proprement stupéfiante. Au-dessus de sa tête, un nid de harpies se dispute la dépouille d'une si merveilleuse invention.
Ah, si sa pauvre mère le voyait !
Tout au long de la descente des escaliers, Léonore lutte contre une anxiété sourde. La sournoise s'infiltre dans les failles de son esprit, ronge sa contenance et suinte un filet de doute. Une lente montée des eaux.
Elle tend l'oreille, à l'affût des bruits extérieurs. Elle n'entendra rien au travers des murs épais, mais ne peut s'en empêcher. Des images de l'affrontement de la veille, dans le ciel crépusculaire de Bléré, reviennent la tourmenter dans une ronde de serres effilées, de visages grimaçants, de vertige aérien. La fragile aile volante, aussi gracieuse soit-elle, n'a aucune chance de résister à l'assaut de ces monstres.
Elle tente de se raisonner. Florimond ne se lancera pas seul à l'attaque d'un château assiégé, défendu par une haie de canons, balistes et arbalètes. Il est resté à Amboise ou retourné au Cloux. Un broyeur de couleurs n'a pas sa place au sein d'une armée. Il n'est pas téméraire à ce point, n'est-ce pas ?
Comme pour la narguer, le souvenir du jeune homme agite un moignon de branche sous le nez d'une Velue cracheuse de feu. Le même maigrichon et son morceau de bois se dressent en rempart protecteur devant une bande de malandrins armés jusqu'aux dents. Le doute revient, dans une vague plus forte. L'eau gagne du terrain.
Elle est sauvée de la noyade par l'interruption de leur déambulation. Une angoisse bien plus personnelle la pique. Ils sont de retour dans la salle de banquet.
L'immense fresque et ses deux figures centrales lui hérissent la peau de chair de poule. Elles rappellent la menace pesant sur son âme, le danger qu'elle-même a choisi d'affronter en toute connaissance de cause.
Eochu s'est arrêté devant le mur, campé sur ses jambes de sanglier. Mais est-ce encore un simple assemblage de moellons peints ? Les bâtiments s'éveillent d'une épaisseur tangible. Les arbres agitent leurs branches. Léonore sent les doigts d'une brise taquine dans ses cheveux. Un parfum familier de mousse et d'oubli lui chatouille le nez. Ce n'est plus un mur, c'est une porte sur Tír na nÓg.
Tandis qu'Achéric s'arrête juste derrière elle, toujours aussi soupçonneux, le seigneur de Candé ouvre les bras dans un accueil grandiloquent. Il appelle d'une voix forte, dans une langue rocailleuse qu'elle ne connaît pas, dont elle comprend pourtant la signification :
— Venez à moi, légions ! Venez à moi, trolls, spriggans et korrigans ! Votre roi vous mande. L'heure est venue de combattre.
Une ombre émerge du mur.
D'abord indistincte, la forme se précise sur un troll à la mâchoire proéminente, aux yeux ambrés, au musc écœurant. Il hésite sur le seuil de ce monde et s'avance d'un ébranlement des dalles. Il est suivi d'un deuxième, d'un troisième, puis de toute une tribu de ces rochers velus au front bas. Bientôt, Léonore renonce à les compter. Mais à chaque apparition, son cœur s'alourdit de tourments.
À mesure qu'ils défilent devant Eochu, ces soldats surgis des légendes s'habillent d'un simulacre d'humain. Les épaisses toisons s'assimilent à des armures de cuir bouilli et des barbes broussailleuses. Les arcades sourcilières saillantes se confondent avec les visières des casques. Seuls perdurent les grimaces bestiales et les regards cruels. Ils s'emparent des lances et épées disposées à leur intention et s'éloignent vers la cour, les tours, le chemin de ronde, pour grossir les rangs des défenseurs.
Quand le flot se tarit enfin, Eochu pivote vers son âme damnée.
— Achéric, je te charge du commandement des troupes.
Le barbu s'incline, une étincelle belliqueuse dans le regard.
— Merci, seigneur Eochu. Je ne vous décevrai pas.
Un petit korrigan aux oreilles battantes, empêtré dans un tablier de valet trop grand, pénètre dans la salle avec un empressement nerveux et s'incline, nez à terre.
— Très beau, très haut roi, l'homme rouge a fait un prisonnier !
Le coin des lèvres d'Eochu se recourbe sur une griffe de prédateur.
— Ah, mon appât a attiré un gros rat de souterrain. Voyons lequel de mes hôtes a souhaité renouveler sa visite sans se faire annoncer.
Il invite son mercenaire d'un simple signe de tête et son épouse d'une inclinaison plus galante. Léonore se saisit du bras offert avec un frisson. La proximité du roi déchu la glace jusqu'à la moelle, comme si des griffes se refermaient sur son âme.
Deux lacs d'hiver la contemplent, méditatifs.
— Avec tout ce monde à mes portes, il convient de mettre la touche finale à ce tableau, pour les recevoir comme il se doit. Ne trouves-tu pas, Brigit ?
Toute réponse se congèle au fond de sa gorge. Le sourire d'Eochu s'accentue, sans doute satisfait de son apparente soumission. Sans la lâcher du regard, il agite une main vers la créature à ses pieds.
— Toi, va chercher monsieur da Vinci dans sa chambre et conduis-le ici. Avec respect. C'est un grand artiste et un homme âgé. Dis-lui que je souhaite qu'il termine le portrait aujourd'hui. La dernière touche ne sera plus un souci. J'ai pour lui le plus parfait des modèles.
Une étincelle réchauffe un instant son regard. Léonore tressaille. D'autres souvenirs se mêlent à sa peur. Un amour sincère, une étreinte passionnée, un baiser brûlant de glace.
Elle se raccroche à la manche de son époux et se laisse entraîner vers le fond de la pièce.
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