23. Mains qui soignent, mains qui tuent (1/3)
La Flèche termine de nouer la bande de lin d'une seule main, les dents serrées de concentration. Quelques gouttes de transpiration perlent sur sa tempe. Malgré le volet ouvert, il fait trop chaud dans la soupente. Elle s'éponge le front sur un pan de chemise et se redresse.
Pourvu que le cataplasme étalé sur les cloques permette de stopper la propagation du poison et d'apaiser le feu qui lui dévore la peau. Elle a l'impression qu'un brasier infernal a remplacé la moitié de son bras. La sensation lui donne envie de hurler et d'envoyer son poing dans la tronche de quelqu'un – celle de ce faraud de Blaise Fayet, par exemple. À la place, ses doigts s'écrasent au creux de son matelas de paille, sans rien soulager.
Un gémissement plaintif s'élève à ses pieds. La Saucisse lève une truffe humide et dandine son postérieur tordu comme si une colonie de fourmis lui démangeait les pattes. Il a raison, ils ne devraient pas s'attarder ici. Elle a déjà perdu assez de temps à macérer le millepertuis. L'après-midi est bien entamée. Qui sait où gambadent la pucelle et son prince charmant à cette heure et ce qu'ils ont pu jacter ? Les hommes du guet pourraient débarquer d'un instant à l'autre avec une invitation pour leurs geôles moisies.
Très peu pour elle ! Elle relâche un soupir, rabat la manche de sa chemise, enfile son gambison et boucle son ceinturon par-dessus. Son regard balaie une dernière fois les replis familiers de son refuge rencogné sous la pente du toit. Elle n'a rien oublié. La précieuse lettre repose contre sa poitrine. Son havresac l'attend, fin prêt, à ses pieds. L'ensemble de ses possessions tient dans ce carré de toile sanglé de cuir. Elle le hisse sur son dos.
Un coup sourd ébranle la porte.
La Flèche ravale son juron. Inutile d'alerter l'importun sur sa présence. Heureusement, elle a pris la précaution de rabattre le loquet. Ce revers du sort réduit drastiquement ses options. L'issue facile est condamnée, reste la sortie acrobatique. Son regard glisse vers le carré nuageux qui accueille une bouffée de brise. Il lui arrive d'entrer ou de sortir par la lucarne, lors de ses expéditions nocturnes, pour ne pas alerter sa logeuse. Mais avec tout son attirail et le bras qui la démange, la varappe et le saut sur le toit voisin se transforment en pari osé.
Un second coup suivi d'un raclement l'aide à prendre une décision. Elle préfère encore le ballet aérien aux cachots souterrains. Elle rejoint l'appui incliné de la fenêtre et se hisse d'une impulsion. Un jappement offusqué retentit dans son dos. Corne bouc ! Elle oubliait La Saucisse. Elle va devoir jouer les équilibristes avec un colis frétillant sous le bras, comme si le tour n'était pas déjà assez hasardeux ainsi.
Elle se laisse retomber et se penche pour saisir l'animal, mais l'imbécile se carapate en direction de la porte. En voilà un qui a tout compris !
— Reviens ici tout de suite, coquefredouille ! grince-t-elle.
Loin d'obéir en chien bien dressé, il gratte le battant de la patte, une jérémiade au fond de la gorge. Bravo pour la discrétion ! S'il pouvait jusqu'alors subsister un doute sur sa présence dans la pièce, les gardes de l'autre côté sont désormais avertis.
Cette fois, le juron lui échappe tout autant que la situation.
— Tudieu !
Elle rejoint le cabot indocile en deux enjambées et le soulève par la peau du cou. Il se tortille de plus belle avec un grondement sonore, comme pour lui signifier son désaccord.
Une hésitation s'invite sous le battement d'urgence. D'habitude, le lascar n'est pas du genre à foncer au-devant des ennuis. Il dispose même d'un excellent flair pour disparaître dès le moindre fumet de roussi. Elle plonge dans ses yeux humides.
— Tu veux que j'ouvre la porte, c'est ça ?
Un aboiement positif.
Elle cligne des paupières et tourne le nez vers le loquet. Les coups ont cessé. Le palier ne vibre ni d'appel, ni de bousculade, ni de semonce lancée d'une voix forte. À la réflexion, la visite ne ressemble guère à une descente musclée de soldats.
Elle repose La Saucisse, se débarrasse du havresac, enroule une main sur la garde de son épée et soulève la clenche de l'autre.
Le battant s'ouvre de lui-même sous un poids qui bascule à ses pieds comme un sac de farine amorphe – un gros sac habillé de cuir clouté, avec des bottes aux pieds, une moustache et une trogne de navet avarié, zébrée d'une vieille cicatrice. Un liquide suspicieusement sombre macule les marches de l'escalier.
— Merdaille, Roland !
Elle s'agenouille, plaque deux doigts sur son cou. Une pulsation lui répond, bien trop faible à son goût. Elle l'attrape par les épaules, referme la porte du pied et le tire jusqu'à sa paillasse avec un grognement d'effort. C'est qu'il pèse plus lourd qu'un cheval, le gougnafier !
Pas besoin d'être médecin pour repérer l'entaille gluante sur le côté droit. Elle déboucle le ceinturon et s'attaque aux attaches de la broigne avec une certaine fébrilité.
— Roland, tu m'entends ? Réponds-moi !
Un frémissement lui secoue la paupière ; il n'est donc pas complètement dans les vapes. Son œil valide s'entrouvre sur un regard flou.
— Rachel...
Elle a fini de déboutonner le cuir. D'un coup de dague, elle fend la chemise et met à nu la plaie. Une fente d'un bon pouce vomit un flot rouge avec une régularité de ressac.
Un mélange de vindicte et d'alarme lui pique les yeux. Ce n'est pas une simple égratignure soignée avec un baume, une parole rassurante et un peu de repos. C'est une saleté de coup de poignard, profond, mortel.
— Qu'est-ce que tu fous ici ? agresse-t-elle dans un hoquet paniqué. T'as pas le droit de débarquer de la sorte !
Elle l'a chassé de sa vie. Elle a tourné la page. Pourquoi revient-il s'effondrer sur le pas de sa porte ?
— Ce pourceau m'a embroché, grimace-t-il. T'es le meilleur mire que je connaisse.
La Flèche s'immobilise et un frisson lui chatouille l'échine. La lame a pu perforer des organes vitaux. Roland se trompe. Elle n'est pas médecin, pas même rebouteuse. Salomon connaissait tous les secrets du corps, maîtrisait les écrits du grand Abu Al-Qasim, pouvait accomplir des miracles. Il est mort des mains de celui qu'il avait élevé comme son fils ; il n'avait enseigné à sa fille de huit ans que l'art des simples. Depuis, les feuilles du Al-Tasrif sont parties en fumée.
Elle s'empare de son havresac, fouille avec une nervosité attisée par la certitude de son incompétence, en extrait son nécessaire à repriser. Elle connaît la théorie, pas plus compliquée que de réparer un accroc sur un vêtement. Elle ne l'a jamais pratiquée.
Elle attrape le pichet près du coffre avec son fond de vinasse, le verse sur ses mains. Elles tremblent. Ça ne va pas, pas du tout. Elle prend une profonde inspiration.
— Qui t'a fait ça ? demande-t-elle, autant pour connaître le nom de cet enfant de puterelle que pour distraire son esprit de ce qu'elle s'apprête à faire.
La question le ravive d'un sursaut haineux. Sa moustache se tord sur une grimace.
— Collar... Il était avec Achéric et d'autres de sa bande... Trop nombreux... Pris en traître.
— Pourquoi diable es-tu allé te frotter à eux ! s'insurge-t-elle tout en passant le fil dans le chas.
— Pour une fille, ricane-t-il dans un hoquet d'autodérision, et même pas pour moi... T'avais raison. Au fond, on s'entre-tue tous pour nos seigneurs.
Sa paupière se rabaisse ; ses doigts se crispent sur le drap rougi. Un museau inquiet se glisse jusqu'à lui, le renifle, le réconforte d'un coup de langue. La Flèche observe le manège du coin de l'œil. Ces deux-là se sont toujours bien entendus. Roland rapportait souvent des morceaux de lard dans ses poches. Pas étonnant que La Saucisse ait insisté près de la porte !
La plaie dégorge son flot de vie en pulsations régulières. La Flèche se penche, se vide de toute pensée parasite et se concentre sur les deux lèvres à refermer. Un peu de couture. Une gamine de cinq ans saurait faire. Elle plante son aiguille.
Le geste arrache un râle au blessé, il se cabre. Elle le maintient sous son genou et poursuit sa progression besogneuse le long de la peau. Ce n'est pas le moment d'un faux mouvement. Bientôt, le corps s'amollit sous ses doigts, il cesse de lutter. Les lèvres serrées d'application, elle noue les derniers fils, se redresse avec un soupir et s'essuie le front d'un carré de peau encore propre.
Il est plus blême qu'un de ces gisants d'albâtres sculptés dans les caveaux, et tout aussi immobile. Inquiète, elle lui saisit le poignet. Le pouls vacille, elle le perd. Que peut-elle accomplir de plus ? L'ignorance lui compresse la poitrine, l'impuissance lui vide le cerveau.
Roland.
Elle se souvient de la chaleur de ses lèvres sur sa peau, de la vigueur de son étreinte, de sa morgue lors de leurs premières joutes, peu à peu transformée en respect incrédule. Des images d'une brève vie à deux se superposent à la boucherie sous ses yeux et reviennent la hanter de sourires. Elle ne voulait pas s'attacher. Pourquoi se trouve-t-elle à genoux devant lui, les mains baignées de son sang ?
Elle pose une paume sur sa joue. Sa moustache se soulève.
— Achéric... souffle-t-il, plus bas qu'un zéphyr.
Il entrouvre la paupière et accroche son visage.
— Traîne pas avec ce salaud, Rachel. Tu vaux mieux que cela.
Elle lui effleure les lèvres.
— Ne parle pas.
Il tente un mouvement maladroit de la tête.
— C'est maintenant ou jamais... articule-t-il péniblement. J'ai fermé ma gueule, mais j'aurais pas dû.
Il grimace.
— Soif...
Elle remplit un gobelet à la cruche au pied du lit et l'aide à avaler quelques gorgées.
— Merci, prononce-t-il d'une voix moins rauque. Faut que tu saches. À Marignan, il a tué Aymard.
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