20. Ce qui distingue un ami d'un ennemi (2/2)
Léonore s'appuie sur la main secourable toujours serrée autour de la sienne. Un murmure plus insistant frappe aux frontières de son esprit, elle peut presque saisir des paroles. Un élancement lui poigne le pied à chaque pas. Un rictus caustique lui retrousse les lèvres. Elle boite, elle aussi. Ils forment un beau couple, tous les deux ; lui, soutenu de son bâton ; elle, cramponnée à son bras !
Le chemin de traverse s'élargit. Ils dépassent une grange, puis atteignent les premières fermes. Bientôt, ils rejoignent les pavés qui longent le mur d'enceinte du château. Encore un effort et elle pourra reposer ses plantes endolories auprès d'un confortable feu de cheminée. L'espoir d'une berceuse crépitante et du moelleux d'un coussin de plumes la portent sur ces derniers pas.
Deux hommes se détachent de l'ombre d'une façade et avancent dans leur direction. Concentrée sur sa progression, elle ne leur accorde qu'un bref coup d'œil et manque de percuter Florimond au moment où il s'arrête net. Elle remarque alors les vestes de cuir renforcé, bien éloignées des tuniques de simples paysans, les fourreaux au côté qui ne recèlent pas d'innocents outils d'artisans. Dans le brusque silence, elle prend conscience de claquements de bottes dans son dos. Ils rythment un martèlement plus appuyé contre ses côtes. Trois autres gredins s'approchent sans se presser, leur coupant toute retraite.
Elle se serre contre l'apprenti et jette des regards apeurés alentour. La route campagnarde offre un décor désolé, vide de toute présence. Le guet ne patrouille pas si loin, les paysans sont aux champs. Si des badauds passaient par là, ils ont fait demi-tour à la vue des armes ou se sont rappelé quelque course pressante en ville.
Un barbu aux allures de bûcheron dégaine son épée en toute nonchalance, comme s'il s'en allait couper du petit bois. Les autres l'imitent avec un éventail d'ustensiles plus ou moins longs, mais tout aussi tranchants.
— Tiens, tiens, qu'avons-nous là ? plaisante celui qui semble être le chef. Deux oisillons perdus qui rentrent au nid.
Une corneille se pose sur le mur d'enceinte dans un battement d'ailes et incline une tête intriguée, comme pour profiter du spectacle.
Léonore n'ose même plus respirer. Sa nuque se hérisse d'un souvenir de croix moussue, de nuage de plumes noires, de pluie de becs. Tout son ventre se contracte sur un noyau dur. Une voix oubliée chuchote dans son esprit :
« Fuis ! »
Elle suivrait volontiers ce conseil avisé, mais les gredins resserrent les mailles de leur filet. Florimond se campe devant elle, le bâton tendu en rempart, le menton dressé de défi.
— Qu'est-ce que voulez ? apostrophe-t-il. Nous n'avons pas d'or. Laissez-nous passer !
Le spadassin éclate de rire.
— Qu'est-ce que tu comptes faire avec cette canne, le boiteux ? Battre les foins ? Ce n'est pourtant pas la saison ! Ne t'inquiète donc pas pour notre bourse, ta compagne est bien plus précieuse qu'une poignée d'écus.
Il agite la main vers un gaillard râblé, une tête plus courte, flanqué d'un rictus teigneux.
— Collar, occupez-vous du coquebert. Je me charge de la sécurité de la demoiselle.
Le malandrin acquiesce d'un sourire jaune de la taille de son coutelas. Il avance d'un pas confiant entre deux compères.
Florimond pivote sur les talons, une paume en avant. Comme sur la barque, Léonore sent une vibration s'emparer de ses os, de l'air autour d'elle, des pierres sous ses pieds. Toute la réalité vacille telle une toile tendue sous l'assaut d'une bourrasque. Elle croit entendre un gémissement sans savoir s'il provient de ses lèvres ou d'un autre monde.
L'apprenti enroule le bras. Le bandit trébuche ou dérape sur quelque obstacle invisible. Il bascule avec un juron. Avant même que Léonore ait repris ses esprits, Florimond se rue dans l'ouverture et manque de lui déloger une seconde fois l'épaule en l'entraînant derrière lui.
— Vite ! Courez !
« Oui, cours ! » relance un écho.
Elle n'a pas parcouru deux toises qu'un éclair de douleur éclate sous sa semelle. Sa cheville se tord ; elle plonge vers un lit de pavés ; ses doigts s'échappent de la poigne de l'apprenti.
Elle s'étale de tout son long, paumes en avant, dans un brouillard de points lumineux et un goût de fer. Elle voudrait crier à Florimond de s'enfuir, de ne pas se préoccuper d'elle, mais aucun souffle ne franchit ses lèvres. Elle peine à reprendre une simple inspiration ; une main de géant lui comprime la poitrine. Trop tard. Un visage bouclé anxieux se penche sur elle. Il est revenu sur ses pas.
— Léonore ?
Elle secoue la tête, des picotements de frustration ou de tourment au coin des yeux.
— Je ne peux pas courir, articule-t-elle dans un hoquet moribond.
Tout espoir de fuite s'éloigne plus vite qu'une volée de corneilles. Le claquement de bottes furibondes fond sur eux. Florimond se redresse, prêt à défendre chèrement sa vie armé d'un misérable bâton contre cinq lames affûtées.
Au même instant, une galopade de sabots remonte la rue en fanfare. Elle entrevoit une ombre épaisse, entend le chuintement d'un fer jailli du fourreau et le choc mou d'une bousculade.
— Arrière, butors !
Léonore reconnaît cette voix rude. Elle se redresse sur des genoux égratignés et contemple, sans savoir comment l'interpréter, le percheron noir de tantôt avec son cavalier au bandeau de cuir. L'épée dénudée sans équivoque, le coupe-jarret tient tête aux quatre spadassins déployés devant lui pendant que le cinquième larron se relève avec un grognement et une grimace assassine.
Une main lui attrape l'épaule et l'aide à se mettre debout sur ses plantes endolories.
— Léonore, vous allez bien ? souffle la voix inquiète de Florimond à son oreille.
Elle dodeline de la tête en réponse. Une sorte de gangue ouatée lui enveloppe les sens ; un chuchotement aux frontières de sa conscience suggère des mots qu'elle ne parvient pas à saisir ; son regard hébété oscille de la cicatrice torve du comploteur au collier de barbe du chef de bande. Les traits hargneux du meneur se fondent dans une buée floue, comme s'ils refusaient de rester en place.
Que doit-elle comprendre ?
— Dégage, Roland ! lance le barbu. Ou il va t'arriver des bricoles. C'est pas tes oignons.
— C'est mes oignons, Achéric, contredit le cavalier d'un moulinet d'épée. Mon seigneur aimerait inviter cette demoiselle à une conversation de salon.
Le bûcheron éclate d'un rire franc, comme si l'autre venait d'énoncer quelque excellente plaisanterie grivoise.
— Quelle coïncidence ! Le mien aussi, mais il a déposé son invitation le premier.
La brève hilarité se brise sur un éclat d'acier. Cet Achéric se met en garde avec la fluidité d'un bretteur aguerri.
— Maintenant, tire-toi, ou je te zèbre l'autre œil à l'image du premier.
Le visage en lame de couteau du borgne, déjà revêche par nature, s'assombrit d'un voile assassin. Sans détourner son unique prunelle de la menace, il agite la main :
— Mademoiselle Bérard, montez derrière moi.
Léonore se fige d'indécision devant les doigts calleux, la croupe nerveuse du cheval, le fumet âcre de musc et de cuir. Pourquoi tous ces hommes en ont-ils après elle ? Doit-elle choisir Charybde ou Scylla ?
Une exclamation rageuse lui vole son dilemme. D'un mouvement souple, le barbu projette son bras. La lame d'un couteau fend l'air d'un scintillement meurtrier. Elle rencontre une épée maniée par un réflexe aiguisé et claque sans dommage sur les pavés.
Cependant, sous ce signal, le reste des malandrins se rue à l'assaut. L'un brandit cinq pouces d'acier sous les naseaux du cheval, qui regimbe avec un hennissement. Un deuxième lance un coup de taille que le dénommé Roland détourne d'un revers de lame. Le teigneux du nom de Collar bondit par-derrière, accroche le ceinturon et enfonce son coutelas entre les clous de la broigne.
Déséquilibré par l'attaque ou par la ruade de sa monture, le cavalier bascule sur les pavés. Une chute lourde, conclue dans un cri étouffé et un cliquetis de fer. Un quatrième larron se précipite pour le coup de grâce. Il est accueilli par un tranchant en plein ventre. Le gaillard recule, les mains crispées sur un flot écarlate, agite les lèvres et s'écroule dans un râle. Roland se soulève sur un coude, l'épée ensanglantée, les doigts serrés sur son propre flanc.
— Petit Jean, par l'Enfer ! écume le chef.
Le cheval piaffe avec un écart. Léonore ravale son cri en roulant des yeux affolés. Deux bras un peu maigres se referment autour d'elle, la soutiennent, la portent presque.
Les malandrins ont rompu leur assaut, sans doute refroidis par le sort de leur comparse. Roland s'accroche à l'étrier au-dessus de sa tête et se relève du pas malhabile d'un ivrogne. Une tache brune s'agrandit sur sa broigne. Jambes écartées, un peu vacillant, il fait face à la rangée de lames. Ses doigts rougis se crispent sur la poignée de son épée.
— Mademoiselle, reprend-il d'une voix râpeuse, montez sur le cheval !
Léonore sent des coups affolés dans sa poitrine ; un vertige emporte le filet carmin entre les pavés, les rictus sanguinaires et l'éclat des lames dans une danse macabre.
— Mais... proteste-t-elle par automatisme.
Florimond resserre son étreinte.
— Ça me paraît plutôt une bonne idée, suggèrent ses yeux bruns sérieux.
« Fuis ! » reprend une autre voix.
Elle tâtonne ; ses doigts se referment sur le pommeau de selle ; un parfum de galop, de fuite, de liberté lui pique le nez. Ses réflexes de cavalière prennent le relais de ses pensées éperdues. Elle se hisse avec une aisance chevronnée.
La bulle d'indécision éclate dans un cri.
— Tuez-le ! Attrapez la fille !
En plein brouillard, Léonore tend la main vers une touffe de boucles châtains. Un poids se suspend à son bras. Un souffle haché la rejoint sur la selle. Des tintements de forgeron percent le bourdonnement de ses oreilles.
Le percheron renâcle, puis une claque sur sa croupe lui fouette les sangs. La cavalière se rétablit de justesse sur l'encolure ; deux mains lui enserrent la taille avec une exclamation fébrile. Les sabots avalent les pavés dans un tonnerre de débandade. Une voix rauque les poursuit de ses conseils :
— Allez au château d'Amboise ! Demandez le seigneur de Château-Renault !
Léonore risque un œil par-dessus son épaule. Le barbu Achéric dévale la rue après eux, épée au clair, un autre larron sur ses talons. Plus haut, Roland se dégage d'un assaut, titube et se rencogne contre une façade. Elle se mord la lèvre, l'estomac tenaillé d'une impuissance navrée. Puis la courbe de la route lui vole la suite de l'affrontement.
Elle secoue la tête dans l'espoir de s'éclaircir l'esprit. Celui qu'elle prenait pour un coupe-jarret est intervenu, au péril de sa vie, pour les tirer des griffes de ces bandits. Que penser ? Que croire ? Un doute affreux la taraude. Est-ce vraiment lui qui complotait avec Eochu au château du Cloux ? S'il est innocent, pourquoi l'espionnait-il ? Qui menace le roi ? Les mots haineux reviennent suinter dans son cou. Qui peut honnir le souverain à ce point ? Elle ne le sait, mais une certitude se cristallise dans son esprit. Une voix dans sa tête lui souffle un vent de hâte. Avec l'étau qui se resserre, elle ne peut plus se taire. Il faut qu'elle avertisse François de France. Mais à qui peut-elle faire confiance ? Elle ignore tout des intentions de ce seigneur de Château-Renault. Dans ce monde de faux-semblants, qu'est-ce qui distingue un ami d'un ennemi ?
Loin de l'aiguillon du sang et des lames, le cheval ralentit le pas. Florimond se cramponne toujours à sa taille. Un nouveau regard derrière elle lui apprend que les deux bandits sont encore à leur trousse. Elle relance le percheron d'une talonnade. La rue défile et bientôt, ils rejoignent le chemin de halage le long de l'Amasse.
Une affluence besogneuse de milieu de journée peuple les berges d'une normalité en complet décalage avec les images irréelles des dernières vingt-quatre heures. Les promeneurs s'écartent devant les sabots du cheval, le poing levé d'invectives. Très vite, elle est contrainte de tirer sur les rênes pour ne pas percuter les charrettes à bras ou renverser un passant. Leurs deux poursuivants ont disparu. Ont-ils renoncé face à la cohue ? Elle laisse échapper un soupir sans fin et relève le nez vers les pointes élancées de la demeure royale, qui surplombent les toits.
— Que fait-on ? demande Florimond, toujours cramponné à sa taille.
« Que fais-tu ? » interroge en écho un murmure intérieur.
Excellente question. Les gredins leur barrent les portes du Cloux. Bléré se situe à une heure d'un galop débridé qu'elle se sent incapable de soutenir. Il ne reste qu'une option.
— Nous allons demander audience à Sa Majesté !
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