16. Quand vient l'heure de prendre congé (3/3)
Sur le seuil du surprenant atelier de peinture, dans un décor d'apocalypse, Léonore trépigne d'un mordillement de lèvres. Depuis qu'elle s'est réveillée de son errance dans la ville oubliée, elle se débat en plein cauchemar, empêtrée de lambeaux gluants de songe – un peu comme si elle se noyait une seconde fois avec une lenteur de supplice. Au moins, maintenant que Florimond a détruit le visage sur la fresque, elle arrive à raisonner par elle-même, sans la voix d'une autre, indissociable de ses pensées. Doit-elle bénir ou maudire cette solitude ? S'est-elle seulement éveillée ou a-t-elle replongé dans un nouveau délire ? Rien n'a de sens. Comment l'apprenti de da Vinci est-il arrivé dans ce château ? Pourquoi les pièces offrent-elles tantôt le luxe confortable d'une demeure seigneuriale, tantôt les effondrements moussus d'une ruine abandonnée ?
Elle fixe le pilastre brisé d'une des fenêtres, allongé dans son linceul de lierre. Sur un clignement de paupières, le revoilà en place comme par magie, plus ciselé que jamais ! Que doit-elle croire ? Où est la vérité ? Sa raison vacille sous les coups insistants de l'absurde. Elle se raccroche à la seule information dont la signification ne varie pas : le martèlement guerrier d'une troupe fouillant les pièces du château, une à une. Chaque tintement lui aiguillonne le ventre. Elle veut fuir, loin d'ici, retrouver son frère, son père, sa vie trop oisive.
— Florimond ! insiste-t-elle.
La mercenaire a cessé son vandalisme. Elle tourne vivement la tête et la toise de haut en bas, sans cacher sa moue de mépris. Léonore ne sait que penser d'elle. La guérisseuse l'a sauvée de la noyade, l'a soignée, l'a veillée nuit et jour au plus fort de la fièvre. Pourtant, cette colère d'un fauve à l'affût au fond des prunelles lui noue les intestins. Qui est-elle vraiment ? Rachel ou La Flèche ? Le mire qui guérit ou le spadassin qui verse le sang ?
— Faites ce que vous voulez, les tourtereaux, grince-t-elle. Ce n'est plus mes oignons. J'ai quelques questions à poser à ce paon de basse-cour de Blaise Fayet !
Elle s'avance à grandes enjambées, la mâchoire carrée sur l'avertissement d'un chien prêt à mordre. Au même instant, des pas ébranlent les dalles lézardées. Léonore se retourne d'un bloc.
Une masse velue s'encadre sur le seuil. Hideuse.
Le fouillis hirsute de sa toison se perd dans sa barbe, qui se fond elle-même dans un enchevêtrement de poils nauséabonds. Au cœur de cette forêt, deux iris ambrés la pilonnent. Un regard luisant de malignité. Sous la protubérance enflée qui lui sert de nez, la créature ouvre une bouche caverneuse.
— Par ici, seigneur ! Je les ai retrouvés !
La voix gutturale roule entre les murs. Une fine poussière coule du plafond fragilisé et sème ses flocons de doute sur l'apparition.
C'est un rêve – un cauchemar, plutôt !
Léonore recule d'un pas, un cri étranglé en travers de la gorge. Le monstre tend une poigne de la taille d'une casserole et élargit la gueule sur un chaos de chicots jaunâtres, comme s'il s'apprêtait à la cuisiner pour son dîner.
— Venez, ma reine. Le roi vous attend.
Elle se fige en oiselet pris au piège. Sa peau se hérisse de répulsion.
Une ombre trapue bien plus petite s'interpose.
— Laisse cette gosse tranquille, butor !
Sur un reniflement de taureau furieux, l'inconcevable créature lève un bras épais comme une poutre, prolongé par une lame affûtée. Léonore tressaille ; La Flèche encaisse le coup de boutoir sur sa propre épée avec un grognement et une génuflexion. Le géant poilu repart à l'assaut dans un mouvement de balancier. Le tranchant siffle à l'emplacement déserté par la mercenaire d'un bond en arrière. La Flèche se baisse, s'engouffre sous la garde balourde et enfonce son arme dans le cuir épais. Le monstre s'écroule, terrassé, dans un vomi de fluide verdâtre, avec un dernier râle à réveiller un mort.
L'ensemble du combat n'a duré que quelques battements de cœur affolés.
— Pour sûr, on l'a entendu à l'autre bout du pays ! gémit la voix de Florimond, à la fois lointaine et rassurante de normalité. Les autres gardes vont rappliquer en masse.
Les autres gardes ? Léonore cligne des paupières au milieu d'un brouillard flou. Le monstre agonisant se dilue en taches colorées. Un peintre caustique les rassemble sur les traits d'un soldat barbu en armure de cuir, de forte carrure, répugnant de crasse, mais humain, terriblement et indubitablement humain. L'horreur poilue n'était qu'un mirage ! Voilà pourquoi La Flèche et Florimond ne réagissaient pas devant l'apparition.
Sur les lèvres du garde, un rictus morbide se moque. Elle peut presque l'entendre caqueter à ses oreilles. Cette fois, c'est certain : elle est folle, ou plongée dans un songe encore plus vivant que les précédents. Le sol se dérobe sous ses pieds, elle se sent basculer dans l'inconnu.
Des bras empruntés, maigres d'avoir poussé trop vite, se referment sur les siens.
— Léonore, vous allez bien ? Vous êtes si pâle. Ce rustre ne vous a pas touchée ?
Des yeux bruns la couvent de leur inquiétude. Elle s'ancre dans leur présence. Florimond est réel, son contact la rassure. Lui, au moins, n'est pas le fruit de son imagination. Elle resserre ses doigts sur les siens et hoche un menton incertain.
Après avoir essuyé sa lame d'un sang tout ce qu'il y a de plus rouge, La Flèche se retourne vers eux, encore plus furieuse qu'avant, comme si tout ce cauchemar était leur faute.
Elle les englobe d'un mouvement de bras impatient.
— Rah, par le diable ! Bon, suivez-moi, tous les deux !
Sans attendre leur réponse, sans même un regard en arrière pour s'assurer qu'ils obtempèrent, elle s'engouffre par l'ouverture. Florimond s'élance derrière elle de sa démarche claudicante ; Léonore trébuche après lui. L'apprenti ne lâche pas la paume moite serrée entre ses doigts.
— Merci, Ra... La Flèche ! bredouille-t-il sans cacher son soulagement.
Ils enfilent un couloir, traversent une sorte de salon. Ils n'ont pas même atteint la salle de banquet que le battant vermoulu, à moitié sorti de ses gonds, dégorge un troupeau de monstres velus dans une trépidation de charge. Des cousins de sa précédente hallucination. Des éclats de lames courtes luisent dans le fouillis indiscipliné de la bousculade. Leurs gueules écumantes braillent un appel à la soupe. Un cauchemar sans fin !
Une voix mélodieuse les aiguillonne par-dessus le tumulte :
— Ramenez-les-moi, vivants !
Florimond freine dans un dérapage semi-contrôlé ; Léonore le percute. Toute maîtrise d'elle-même lui échappe. Son cri hystérique, jusqu'alors prisonnier, s'envole pour se perdre sous les tentures. La Flèche pivote d'un seul élan et revient droit sur eux.
— Demi-tour !
Léonore ne comprend même plus le sens des mots. Florimond repart en sens inverse, toujours cramponné à sa main. La secousse malmène l'épaule encore endolorie et coupe net le hurlement. Elle se laisse ballotter, incapable de réfléchir. Ses jambes courent toutes seules, obéissantes. Ils franchissent un seuil. La mercenaire les rejoint, claque l'huis dans une pluie de poussière et rabat la barre qui sert sans doute au seigneur à s'isoler lorsqu'il peint.
— On dirait que la discussion devra être remise à plus tard, grimace-t-elle.
— Par où peut-on sortir ? interroge Florimond d'une voix fébrile.
Léonore reprend peu à peu ses esprits, la gorge en feu, un affolement dans la poitrine. Ces monstres ne sont-ils véritablement que des divagations ? Elle n'arrive pas à s'en persuader. Leurs faciès bestiaux, leurs grognements gutturaux, leur odeur immonde, tout crie de vérité, tout est trop réel.
Pétrie d'incertitude, elle regarde autour d'elle. Deux torchères éclairent le réduit étroit menant à l'atelier. Par-delà l'arche de pierre, elle devine le désordre de toiles et le cadavre répugnant. Encore plus loin, les fenêtres plongent sur la mort certaine d'arêtes rocailleuses, à flanc de rivière. Léonore se masse les yeux avec un gémissement. Sous la valse des flammes, les murs clignotent entre des coulées suintantes de salpêtre et une maçonnerie irréprochable. Une nausée lui soulève l'estomac, comme si elle avait abusé du vin de Bléré.
— Il n'y a pas de sortie, sottard, grince la mercenaire en amabilité incarnée. Juste un grand saut.
Un tonnerre s'abat sur le battant ; les planches tremblent. Le bois rongé ne résistera pas longtemps aux coups de bélier. L'épée à la main, La Flèche se tient prête à endiguer une cohorte de gardes – ou un flot de créatures hirsutes, Léonore ne sait plus –, mais l'un comme l'autre risque fort de les balayer comme des fétus de paille.
Son regard heurte alors une arche voûtée affaissée par les siècles.
— Et la porte, là-bas, où mène-t-elle ? hésite-t-elle.
Elle pointe les planches vétustes dans le repli le plus sombre. La Flèche jette un coup d'œil dans la direction indiquée, puis revient sur elle, soupçonneuse.
— Il n'y a pas de porte, grommelle-t-elle, juste une merdaille de mur.
Pas de porte ? Léonore baisse le doigt avec un soupir et ballotte de la tête, à la dérive. Encore une chimère. La folie resserre ses anneaux sur son esprit. Elle retient une envie de rire – un rire nocif, fatal. Elle ne s'en remettrait pas.
Le regard déconcerté de Florimond oscille de son visage à l'extrémité du réduit, puis une flamme embrase ses prunelles. Ses lèvres s'étirent sur un mélange de gaieté déplacée et d'espoir absurde.
— Votre œil, l'œil de Brigit, le bleu ! Il brille !
À son tour, elle le dévisage comme s'il avait perdu l'esprit. Il lui secoue le bras et reprend, plus excité que Jacques à l'annonce d'une partie de chasse :
— Cachez-vous l'œil gauche et décrivez ce que vous voyez !
Un nouveau coup ébranle leur maigre protection. Le bois proteste dans un craquement de sinistre présage. À défaut d'autre suggestion, elle obtempère à l'injonction et, par quelque miracle, la réalité cesse de vaciller entre des contours nébuleux. L'étroit couloir s'affermit sur une voûte ramassée, des pierres rongées par les siècles, des recoins tapissés de toiles d'araignées et de poussière du temps. La porte mystérieuse se précise, indéniable, avec son anneau de fer rouillé et l'amorce de marches creusées.
Elle termine son tour d'horizon d'une voix un peu tremblante, sous le froncement de sourcils incrédule de La Flèche. Florimond pousse un hululement triomphant.
— Tout ce château est envoûté. Tout n'est qu'illusion ! Léonore, vous seule pouvez nous guider !
Son sourire sincère, spontané, en dépit des gémissements de plus en plus inquiétants du battant derrière eux, lui allège le cœur et l'esprit. Elle sent le coin de ses lèvres remonter à la rencontre de cet enthousiasme contagieux.
La paume collée sur l'œil, elle avance, sans heurter d'obstacle, tend le bras. Le rugueux de la poignée, bien réel, accueille ses doigts. Les planches cèdent sous une poussée grinçante. Une volée de marches étroites s'enfonce dans le ventre ténébreux de la terre. Une buée d'humidité rancie, de pierres oubliées et de secrets renfermés lui souhaite la bienvenue.
Une bulle de soulagement remonte de ses entrailles et éclate en hoquet de rire. Un vrai rire, cette fois, délié, heureux. Ses muscles se dénouent les uns après les autres avec un frémissement.
Elle n'est pas folle ; ils ont une voie de sortie !
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