16. Quand vient l'heure de prendre congé (1/3)
Florimond reste prisonnier d'une gangue de glaise tandis qu'un pas lourd le dépasse. Le géant dépose son bloc de granit au pied de l'espèce de satyre, puis se redresse, droit comme un pilier, dans l'attente de la suite des festivités.
Cette fois, un éclat avive les pupilles du seigneur. Ses doigts fins effleurent la pierre avec une volupté presque sensuelle.
— La Lia Fáil, enfin, souffle-t-il tout bas. Mon errance touche à son terme. Mon droit me revient.
Il étend le bras vers un Florimond figé dans son élan chevaleresque avorté, et l'invite d'un mouvement de doigts.
— Venez, ne soyez pas timide, approchez. Vous allez assister à un instant inédit depuis deux millénaires.
Florimond aimerait bien refuser, au risque de vexer son hôte, mais une curiosité fascinée le pousse en avant. Rien n'est vraiment normal, cette nuit, et la raison semble être partie en vacances – loin, très loin d'ici. Ses pieds prennent la décision sans lui demander son avis. Il boitille jusqu'à la haute stature de l'homme-sanglier qui accueille son second témoin d'un signe de menton satisfait.
Sans plus de cérémonie, Blaise Fayet s'assied dans le creux de la pierre.
Florimond cligne des paupières, habité d'un inconfort diffus. Rien ne se passe. Il s'attendait à quelque effet mirobolant, digne des plus somptueuses fêtes mises en scène par maître Leonardo : un éclair tranchant la sérénité du ciel, peut-être, un tremblement de terre ou encore une pluie de lumière, mais certainement pas ce silence expectatif, assourdissant.
Il serre inconsciemment les dents. Une vibration ténue naît dans ses os ; les notes inaudibles d'une complainte chavirent son cœur. Elles coulent de sa poitrine, s'évadent au-dessus des bois, dansent parmi les étoiles. Étourdi d'insolite, il prend une inspiration profonde et identifie enfin la source de la mélodie.
La pierre chante.
Cette mélopée informulée, aussi vieille que le monde, s'enroule autour de son âme. Une vague d'émotion le submerge. Des larmes lui montent aux yeux sans qu'il en comprenne l'origine. Ses genoux se dérobent et se plantent dans la terre meuble. Tout autour, les arbres inclinent leurs ramures en hommage ; la voûte sème une pluie de feu ; le vent souffle une clameur feutrée.
Florimond relève une mimique mi-hébétée, mi-révérencieuse vers le visage baigné de majesté sur son trône de pierre. Son esprit, un peu malmené par les derniers événements, rattache enfin l'évidence : Blaise Fayet, seigneur de Candé et ravisseur de Léonore, est aussi Eochu Bres, roi maudit de Tír na nÓg.
Et lui, simple broyeur de couleurs, a un message à lui transmettre, de la part de sa défunte épouse. Cependant, le moment semble mal choisi pour doucher le souverain fraîchement intronisé avec des avertissements rabat-joie. Il risquerait d'en prendre ombrage et pourrait – hypothèse certes hasardeuse – retourner son déplaisir contre le messager.
Un tremblement sous ses mains. Florimond sursaute. Une tête fripée émerge à ses côtés avec un cri de carotte déterrée. Un corps rabougri, haut comme un sac de raves, s'extrait du trou dans une pluie de terre. La créature secoue une chevelure filandreuse et plante son nez tordu dans une profonde inclinaison.
— Je vous salue, roi Eochu, au nom des spriggans.
Florimond se frotte les yeux. Son exclamation stupéfaite s'égare au fond de sa gorge et ne produit qu'un grincement de porte rouillée. D'autres gnomes émergent tout autour, comme autant de champignons après une pluie d'automne.
Il serre les doigts sur son bâton. Après avoir échappé aux crocs des loups, aux ailes du dragon, va-t-il devoir défendre chèrement sa vie contre un assaut de bolets ? Périr d'indigestion accidentelle, quelle déchéance pour un apprenti chevalier ! Son regard s'autorise un tour d'horizon avec un effarement grandissant. Les espèces de carottes champignonneuses ne sont pas les seules à peupler ces abords désolés d'une vie aussi soudaine que délirante.
Un groupe de cinq avortons aux barbes plus longues que leurs bonnets s'arrêtent à prudente distance. Avec un bel ensemble, les compères de derrière désignent, d'une subtile poussée dans le dos, leur premier camarade comme porte-parole. L'heureux volontaire passe une langue d'un vert moussu sur ses lèvres, retire l'étoffe rouge qui aplatit ses oreilles parcheminées et se penche pour admirer les augustes sabots du monarque.
— Les korrigans vous présentent leurs respects, roi Eochu, pépie-t-il d'une voix criarde.
De vastes ombres ailées défilent devant la lune et tournoient autour de l'assemblée sans daigner s'y poser. Un cri grinçant fend la nuit. Plus loin, près du bois, des silhouettes longilignes se détachent des frondaisons. Si Florimond n'était pas persuadé de les avoir vues bouger, il pourrait les confondre avec un bosquet de jeunes frênes préférant l'aventure des grands espaces à la bousculade de leurs aînés. Ces intrépides agitent leurs rameaux dans un vent inexistant.
Enfin, Florimond raccroche, non sans un certain soulagement, les rênes de sa raison à l'arrivée de figures isolées, mais plus rationnelles : deux bras, deux jambes, une taille raisonnable. La lumière argentée accentue la pâleur ivoirine de leur teint, se fond dans la blondeur ensoleillée de leurs mèches ou se reflète sur l'obsidienne de leur chevelure.
Leurs yeux azur considèrent les iris identiques qui les toisent depuis le trône. Leur inclinaison de buste se grippe de circonspection. Leurs voix mélodieuses se répondent d'un bout à l'autre du cercle de cette cour hétéroclite.
— J'ai entendu le chant.
— Ainsi, la Pierre du Destin est de retour.
— Elle a reconnu un roi.
— Eochu Bres.
— Mais n'est-il pas banni ?
Sur son trône, le souverain ouvre les bras pour accueillir ses premiers sujets, aussi racornis ou méfiants soient-ils, à l'image du curé devant ses brebis pécheresses.
— Vous tous, spriggans, korrigans, dryades, faés, soyez mes ambassadeurs. Prévenez les vôtres, répandez la nouvelle. La Lia Fáil a parlé.
Florimond se relève avec une pensée émue pour la vieille branche qui lui offre à la fois un soutien et un exutoire pour ses nerfs. Ce sera un miracle si elle ne se brise pas entre ses doigts d'ici à ce qu'il retrouve son lit douillet !
Deux iris polaires l'observent, le soupèsent, l'oscultent. Toute bienveillance a sombré dans les abysses. Sur le visage d'albâtre ne demeure qu'un rictus acide.
— Voyons voir, qu'ai-je donc là ? murmure le roi.
Florimond déglutit ; l'omission flagrante dans la liste précédemment énoncée ne lui a pas échappé. Il ne fait pas partie des ambassadeurs désignés. Les créatures autour de lui s'écartent d'un pas de côté comme s'il avait émis un pet tant sonore que nauséabond.
— Voici un jeune Veilleur égaré de l'Autre Côté du Voile. J'aurais dû m'y attendre, de la part de l'apprenti du grand Leonardo.
Il se mordille la lèvre, contracte les doigts. Pour sûr, s'il lâchait le bâton, il risquerait de s'emmêler les jambes. Pourtant, un souvenir le réconforte. Une jeune fille lui sourit sous le soleil d'une promenade au jardin. « Vous êtes vraiment brave, » insiste-t-elle. Il puise un filet de courage dans le miel de sa voix et redresse les épaules. Brave, il doit se montrer brave. Pour Léonore.
— Je ne comprends pas ce dont vous parlez. Je ne suis pas un veilleur, je suis le broyeur de couleurs.
La fermeté de son ton est quelque peu gâchée par son timbre nasillard, vestige de sa descente brutale. Il faut décidément qu'il repense à cette idée de parachute.
— Vous arpentez ce monde en chair et en os, et non dans vos rêves. Vous êtes donc Veilleur. Mais cela n'a finalement guère d'importance.
Florimond se trémousse. Un trop-plein de vindicte remâchée, de peurs larvées, d'indignation légitime remonte des replis de ses entrailles et se bouscule dans sa gorge. Il ouvre la bouche ; le barrage se rompt avant même qu'il ait pu amorcer le moindre tour de langue dans ce tourbillon confus.
— Quel odieux sortilège avez-vous jeté à Léonore ? Que lui voulez-vous ? Laissez-la repartir ! J'ai parlé au fantôme de la ville et il dit que vous devez renoncer. Vous m'avez menti, pour le Codex ! C'est vous qui avez engagé les voleurs. Qu'allez-vous faire de toutes ces machines de guerre ?
Ces derniers mots quittent ses lèvres avec le frisson horrifié d'une autre conversation, dans l'atelier encombré des maquettes de ces mêmes machines. « Entre de mauvaises mains... » a murmuré le maître, et une ombre prémonitoire a assombri l'éclat si vif de son intelligence. Quels sont les véritables projets de ce mégalomane assoiffé d'une grandeur passée ?
Florimond recule d'un pas sous une résurgence de bon sens. Il a sans doute prononcé quelques mots de trop – tout un sac, en fait. Pourtant, en flagrant contraste avec le déluge accusateur, Eochu Bres alias Blaise Fayet répond d'une voix posée, assaisonnée du filet chagriné qu'un maître réserverait au faux-pas d'un brillant apprenti.
— Léonore Bérard est mon hôte, tout comme vous. Je l'ai recueillie sous mon toit, nourrie, soignée ; elle n'a rien à craindre de moi. Bien au contraire. Elle sera reine des faés, dame de Tír na nÓg, impératrice du Saint-Empire. Un sort exceptionnel à la mesure d'une femme exceptionnelle.
Sa grâce insolente se froisse d'une suspicion.
— Vous vous êtes défait de mon glamour, je vois. La haine n'était pas assez profondément enracinée. Un terreau trop maigre, pas assez arrosé. Tant pis. N'y voyez de rien de personnel, mais vous comprendrez que je ne peux vous laisser raconter mes petits projets autour de vous. Il est encore trop tôt. Ne compliquez pas les choses inutilement, je serais navré qu'il vous arrive du mal.
Sans le lâcher de son regard hypnotique, il lève une main impérieuse.
— Magen, veux-tu bien raccompagner le garçon jusqu'à sa chambre et t'assurer qu'il ne la quitte plus ?
Florimond se débat dans une torpeur visqueuse. Les signaux d'alerte en provenance de certaines parties plus raisonnables de son anatomie ne lui parviennent qu'étouffés. Une voix aiguë perce ces brumes cotonneuses et lui vrille les tympans avec toute la délicatesse d'un réveil façon Francesco : « Florimond, ne restez pas ici ! Fuyez ! » Jaillit-elle de la cité, d'un voile de rêve ou de ses propres souvenirs ? L'origine importe peu, l'aiguillon suffit.
Avec un effort de volonté, Florimond s'arrache aux marais mouvants braqués sur lui. L'heure est venue de prendre congé, en tout bien tout honneur.
Il pivote sans attendre l'arrivée de son escorte glaiseuse et détale comme si une meute de loups surmontée d'un dragon se lançait à ses trousses. L'une des racines chevelues saute sur ses épaules, une autre lui barre la route d'un bras noueux. Il l'écarte d'un balayage de bâton ; la créature découvre la joie brève de l'apesanteur avant de retourner à la terre qui l'a vu naître. Ses confrères reculent en couinant. Sans s'arrêter, Florimond s'ébroue, arrache le dernier parasite. Le spriggan bascule avec un cri et une poignée de boucles entre ses doigts. Il les lui abandonne bien volontiers !
En cinq foulées, Florimond s'est désengagé du petit cercle de sujets. Une courte étendue d'herbes folles lui déroule un tapis baigné de lune, puis une légère butte, un effort, et là-haut, la porte mystérieuse vers le monde rassurant de couleurs à broyer, d'huile de lin et de repas plantureux lui tend les bras. Il claudique sur le terrain malaisé, s'épaule de sa branche, transpire comme bœuf à la charrue, dérape, se rattrape, halète et débouche sur le mamelon paisible bordé de sa forêt impénétrable.
Mains sur les genoux, plié en deux à la recherche de sa respiration, il ose un coup d'œil derrière lui. Le colosse atteint le bas de l'escarpement d'une démarche aussi placide que tenace. Malgré la distance, il est persuadé que le regard du roi reste cloué sur lui. Toutefois, l'échantillon d'êtres légendaires n'a pas bougé. Pourquoi ne le poursuivent-ils pas ?
La réponse à cette question philosophique peut attendre une occasion plus propice, par exemple une soirée au coin de l'âtre, un verre de vin à la main. Il s'éponge le nez suintant, le front moite, repousse une poignée de boucles et repère un mince voile iridescent qui lui taquine le coin de l'œil. Le reflet fugace d'une autre réalité.
Il bondit...
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro