12. Pour un ange emporté par les eaux
Debout dans le hall d'entrée du Cloux, Florimond contemple le visage hâve sous l'enchevêtrement de cheveux bruns. Il peine à reconnaître le frère turbulent de Léonore sous ce masque défait aux yeux gonflés. Jacques pourrait concurrencer un vieil épouvantail laissé à moisir tout l'hiver et picoré par des becs revanchards. Où a-t-il récolté toutes ces entailles ?
La réponse lui échappe, tout autant que les mots prononcés. Leur sens refuse de pénétrer jusqu'à son esprit.
— Noyée ? répète-t-il.
Il se sent basculer lui aussi sous les eaux. La pression lui comprime les côtes.
Le jeune noble branle de la tête et vacille. Son camarade fluet, plus court d'un demi-pied, lève sur lui deux yeux ardoise inquiets. Sur les tenues des deux porteurs de nouvelle funèbre, les accrocs, brindilles et taches boueuses témoignent de leur battue infructueuse, aboutissant à cette conclusion inévitable.
— Nous n'avons retrouvé que son cheval, mort sur la rive dans sa chute, explique Jacques d'une voix atone sans vraiment le regarder. Plusieurs seigneurs, leurs gens et leurs chiens nous ont prêté main-forte pour battre la berge. En vain. La baisse de luminosité nous a contraints à arrêter les recherches pour aujourd'hui.
Le page à ses côtés lui secoue la manche.
— Nous les reprendrons, demain, sur l'autre rive. Passe dès l'aube à Amboise. Des paysans ou des pêcheurs ont pu la secourir. Nous la retrouverons, Jacques !
Le frère de Léonore tourne la tête dans une lenteur engluée. En réponse à la déclaration touchante, le coin de ses lèvres s'étire sur un rictus lugubre, croisement entre un remerciement attristé et une dénégation résignée.
— Merci pour ton aide et ton offre, Guy. J'y serai. Mais tu devrais rentrer, il se fait tard.
À son ton, il ne nourrit guère d'espoir sur la conclusion.
Florimond ne dit rien. Bien plus que les paroles prononcées, ce défaitisme dans le bouillant jeune homme enfonce la dure réalité dans son crâne.
Léonore est morte.
Il vacille sous ce coup de mortier. Aucun des mots qui se bousculent dans sa tête ne trouve le chemin de ses lèvres.
Jacques se reprend d'une inspiration et poursuit les explications, sans se formaliser de son mutisme.
— Père est déjà reparti vers Bléré, j'ai tenu à m'arrêter ici pour vous avertir moi-même... afin que vous n'appreniez pas la nouvelle par les ragots. Je sais...
Sa voix crisse comme sur un grain plus dur.
— Je sais qu'elle l'aurait voulu.
Florimond chancelle sous ce nouveau coup. Une boule enfle dans sa gorge et menace d'éclater. Un brouillard humide ronge sa vision.
— Merci. Je... je suis désolé, parvient-il à articuler comme un simple d'esprit.
Le frère prend congé d'un vague signe de tête, tourne les talons et repart vers la poignée de gardes en livrée rouge et blanc qui l'attendent dans la cour. Il zigzague tel l'ivrogne qui a oublié jusqu'au chemin de sa maison, prêt à s'écrouler à chaque pas.
— C'est ma faute, tout est ma faute, murmure-t-il pour lui-même.
Le petit page hésite, puis s'incline avec une politesse pleine de grâce.
— Veuillez lui pardonner ses manières, monsieur. La fatigue et le chagrin les ont quelque peu émoussées. Présentez mon plus profond respect à maître da Vinci, je vous prie.
Florimond acquiesce, interloqué, et regarde filer le courtisan miniature à la suite du plus grand.
Les messagers repartis, il vacille, seul, dans le hall désert, cerné de pierres impavides, de fantômes et de courants d'air.
Il boite jusqu'à l'escalier et se laisse tomber sur la première marche. Le froid du marbre rampe sous sa tunique. Des images floues défilent sous ses yeux : des tresses relevées en auréole, des iris dissemblables, un sourire au goût de miel. Hier matin encore, elle s'émerveillait des inventions du maître, riait de ses maladresses, déclamait de la poésie dans les jardins. Comment un fil si radieux peut-il être tranché si brutalement ?
Son ventre se contracte de révolte ; sa gorge, de chagrin. Il cligne des paupières et sème une larme sur sa joue. Il la connaissait à peine. Pourquoi ses boyaux se tortillent-ils comme un nid de serpents ? Pourquoi son cri d'injustice reste-t-il bloqué entre ses dents serrées ? Pourquoi un trou béant a-t-il tout avalé ? Il la connaissait à peine, mais elle s'était montrée prévenante à son égard, elle était son premier modèle et elle s'était confiée à lui.
Il relève le menton, piqué d'un horrible doute.
Il essuie son nez d'un revers de manche, renifle et rattrape ses pensées fuyantes. Un cavalier juché sur un cheval noir claque des sabots sur les pavés de ses souvenirs. L'homme tourne une grimace dans sa direction, une grimace zébrée d'une cicatrice et ponctuée d'un disque de cuir.
Florimond frissonne. Une suspicion se glisse dans son cou et descend lentement le long de son échine. Et si ce n'était pas un accident ? Et si le coupe-jarret l'avait rattrapée et réduite au silence ? Ou peut-être... ?
Il bondit sur ses pieds ; son cœur s'emballe d'un brusque espoir. Avant qu'il ait pu tirer sur les rênes, son imagination trop fertile galope à bride abattue. Jacques n'a retrouvé aucun corps. Peut-être le mercenaire l'a-t-il capturée ? Est-elle séquestrée, quelque part, au fond d'une geôle humide ? Ou dans la plus haute pièce du donjon, gardée par un dragon cracheur de feu ?
Des griffes raclent la pierre. Une touffe poilue se frotte contre ses jambes au risque de le renverser une fois de plus. Il baisse le nez sur une truffe gémissante, deux yeux implorants. La baudruche apparentée à la race canine s'assied sur son arrière-train et lève la patte.
Florimond relâche un soupir et s'accroupit.
— Tu veux une caresse, Filou, c'est ça ?
Ses doigts plongent dans les poils rêches et puisent un réconfort dans leur chaleur animale. Le rogaton de queue s'agite en cadence.
— Si un bandit l'a emprisonnée, quel preux chevalier ira la délivrer ? se lamente-t-il à voix haute. Comment dénicher son sombre repaire ?
Le regard perdu dans des contes de fées, il gratouille les oreilles pendantes, puis se fige. Avec une lenteur encore confuse, ses yeux descendent vers le museau frémissant d'expectative, vaguement réprobateur de l'interruption.
— Eh, tu es un chien !
Un jappement offusqué lui confirme l'évidence.
— Tu peux suivre une piste !
Florimond se redresse, toute notion de caresse oubliée sous l'impulsion de son idée. Son esprit se met en branle avec la détermination d'une vieille mule. Un sillon de sourire s'ouvre à mesure sur ses lèvres.
— Il faut que je parle à maître Leonardo !
Il s'engouffre en tornade vers l'atelier, le chien sur ses talons.
*
— Pas si vite, Filou ! appelle Florimond, appuyé sur son bâton de chêne.
Il remonte la bretelle de sa besace, éponge son front baigné de sueur et reprend sa marche malaisée à travers les broussailles. Les ronces s'ingénient à accrocher les pans de sa houppelande ; les arbres prennent un malin plaisir à tendre une racine en croche-patte ; le sentier qu'il suivait vaille que vaille depuis une heure a décidé de lui poser un lapin. Pour couronner le tout, son fin limier a disparu, sans doute à la recherche du rongeur en question.
S'il avait su que c'était si loin, il aurait peut-être révisé son plan, ou demandé l'autorisation d'emprunter la mule. Florimond lève le nez vers le réseau de branches bourgeonnantes. Quelques rayons de soleil échappés de leur lit de nuages se faufilent jusqu'au sol fangeux. Déjà le zénith ! Officiellement, il a sollicité auprès de maître Leonardo une journée de relâche pour porter le deuil de Léonore Bérard. Le vieux peintre la lui a accordée sans poser de questions avec un air de compréhension attristée, pendant que Francesco rongeait sa remarque acerbe derrière des dents serrées.
Florimond est parti dès l'aube, sous couvert de se recueillir dans la paix des bois. Il a quémandé quelques tranches de pain à Mathurine et se retrouve donc avec un repas de nature à régaler trois gaillards du double de son poids, qui lui scie l'épaule depuis son départ.
Petite touche de couleur au tableau, il ne pleut pas ! Les nuages ont craché tout leur fiel durant la nuit. Florimond entendait les claquements du tonnerre, les hurlements du vent et le battement de la pluie depuis le fond de ses couvertures, comme si l'orage lessivait la toile du monde dans un grand ménage de printemps.
— Filou ! reprend-il d'une voix à concurrencer le coffre de la cuisinière.
Où est passé ce stupide animal ? Il n'en fait qu'à sa tête ! A-t-il au moins compris ce qu'on attendait de lui ou profite-t-il de la sortie pour s'offrir une visite approfondie des terriers locaux ?
Une série d'aboiements lui répond sur sa gauche. Pas trop tôt ! Florimond fouette les fourrés de son bâton ferré, se débat contre une barrière de rameaux rétifs, franchit une trouée et manque de dégringoler le talus.
Il se rattrape de justesse à une branche basse avec un juron et une sueur froide. La Loire étale ses flots placides au bas de la pente dans un semis de joncs et de lentilles d'eau. Quelques éclats de lumière folâtrent sur les rides du courant, plus traître qu'il n'y paraît.
À ses pieds, la masse inerte d'un cheval alezan disparaît sous un nid d'herbes folles et un nuage de mouches vrombissantes. Un immonde relent de viande faisandée lui retourne l'estomac. Juste à côté de cet accueil, langue pendante et fierté incarnée, Filou lance le jappement victorieux du chien de chasse rapportant le gibier. Un gros lapin.
Florimond se laisse glisser, plus qu'il ne descend, jusqu'au ras de l'eau. Une cohorte de bottes a piétiné les lieux avant lui et transformé la berge en mosaïque marécageuse. Impossible d'en tirer quoi que ce soit. Il relève la tête, évalue la hauteur du talus, imagine la chute. Le résultat s'enroule autour de sa gorge avec un pessimisme limoneux. Noyée. Il comprend mieux le défaitisme de Jacques.
Par acquit de conscience, puisqu'il faut bien justifier sa présence sur cette berge loin de tout bon sens, il écarte quelques joncs du bout du bâton, sonde les eaux troubles qui plongent dès les premiers pas, fait le tour du cheval mort. Son manège inutile achevé, il remonte tant bien que mal la ravine et pose ses fesses sur une souche moussue avec un soupir désabusé.
Il est venu, il a vu, il a compris.
Son regard erre sur le miroir bleu-vert qui s'est refermé sur un ange. Les restes d'un sourire scintillent à la surface ; les bribes d'un poème murmurent dans la brise ; un parfum d'étude studieuse flotte jusqu'à lui.
Léonore.
Florimond grignote quelques bouchées de pain sans appétit. Le pâté lui retourne le ventre, le lard lui rappelle le sort du cheval et sa tablée de mouches, même le gâteau au miel se change en cendres sur sa langue. Filou, bien loin de ressentir une quelconque répugnance, se fait une joie d'engloutir leurs deux parts.
Il est temps de rentrer. Déjà ainsi, il en a pour jusqu'à la nuit.
Il se lève, récupère bâton et besace et pousse un soupir aussi long que la marche qui l'attend.
— Allons, Filou, en route !
L'insupportable animal entraîne son arrière-train bancal au travers d'un buisson de genêt, truffe à ras de terre.
— Eh, c'est l'amont par là ! Reviens !
Le brillant limier a disparu. Florimond hésite. Que dira Mathurine si elle apprend qu'il a abandonné son protégé en plein cœur de la forêt d'Amboise ? Il préfère encore affronter un dragon cracheur de feu que des casseroles maniées d'une main leste. Un grommellement au fond de la gorge, il contourne l'arbuste, se bat contre une armée de houx, déjoue le piège d'une fondrière et débouche sur un terrain plus dégagé qui ressemble traîtreusement à un layon, mais l'abandonnera sans doute dix toises plus loin.
Un jappement l'encourage ; une tache fauve file au tournant d'un taillis.
— Au pied, Filou !
Peine perdue ! Il obtiendrait le même effet en récitant un poème ou en dansant le ballet. Florimond accélère le pas. La boule de poils insaisissable l'attend un jet de pierre plus loin pour se carapater aussi sec à son approche fulminante. Le moignon de queue s'en donne à cœur joie ; les yeux humides brillent de plaisir. Un jeu. Le corniaud pense qu'il s'agit d'un jeu !
— Maintenant, ça suffit ! On rentre à la maison !
Florimond s'élance dans une course bancale. Le terrain malaisé ne lui facilite pas la tâche. Son gros orteil fait la connaissance d'une pierre oubliée sous un lit de feuilles. Florimond s'aplatit dans la tourbe forestière avec le bruit d'une baudruche, le nez sur un sillon profond dans la terre meuble. Il se redresse en maugréant, essuie ses mains boueuses sur une houppelande qui ne l'est pas moins et remarque la tranchée jumelle juste à côté. Deux sillons parallèles, récents. Une charrette ?
Une compréhension encore informulée se loge au creux de son ventre. Il ramasse son bâton, inspecte les traces : pas de doute, une carriole tirée par quelque bidet est passée par là, avant la pluie de la nuit. La trouée est un vrai sentier forestier qui file vers l'est en remontant la Loire. Qui s'est aventuré jusqu'ici ? Il pourrait s'agir d'un bûcheron ou d'un charbonnier si la distance au plus proche village ne rendait pas la suggestion risible.
Florimond resserre les mains sur le bâton pour se stabiliser. Des coups plus appuyés ébranlent ses côtes. Son idée farfelue de la veille recèle-t-elle un fond de vérité ? Il plonge le regard sur la gueule baveuse de l'amateur de lapin qui attend, l'arrière-train planté au milieu du sentier, ravi de sa journée.
— Léonore ? Léonore est passée par là ?
Un aboiement positif lui répond, comme si l'estomac à quatre pattes pouvait comprendre ses mots. Sans doute satisfait d'avoir démontré sa compétence olfactive, Filou se remet en branle d'un balancement de queue.
Florimond se mordille la lèvre. Les spéculations fusent dans sa caboche plus vite que les invectives de Francesco. Le coupe-jarret a-t-il tendu une embuscade à Léonore ? S'est-il emparé d'elle en laissant croire à sa mort ? Où l'a-t-il conduite ? Que compte-t-il faire d'elle ? Il n'existe qu'un seul moyen d'obtenir la réponse à ces questions.
Sur un froncement de sourcils à recroqueviller n'importe quel malandrin dans ses bottes, Florimond emboîte le pas à son guide canin.
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