- April -

En rentrant, cette nuit-là, je n'ai pas réussi à trouver le sommeil. Mes pensées étaient polluées par des yeux sombres et pénétrants. Je n'ai pas réussi à le faire sortir de mes songes. Ce bref instant m'a profondément chamboulée et je peine à comprendre pourquoi.

Je ne suis pas le genre de femme qui s'arrête à un simple regard. Mais lui... je ne sais pas, c'était différent.

Je peine à trouver les bons mots pour décrire mes émotions. Je me suis sentie irrésistiblement attirée par lui, au point d'avoir honte de mon comportement une fois rentrée. Je suis fiancée, bordel ! À quoi je joue ?

Le lundi suivant, avant de suivre Warren dans les escaliers, j'ai glissé rapidement un mot sous la porte de Kelly, lui présentant mes excuses pour mon départ précipité de l'autre nuit, accompagné de mon numéro de téléphone.

Warren m'a observée faire sans rien dire. Son regard valait tous les mots du monde. Il était contre cette initiative, mais il s'est retenu du moindre commentaire.

Nous avons filé au travail, comme à notre habitude... et comme tous les matins, nous avons rejoint nos bureaux respectifs, sans aucun geste affectueux l'un envers l'autre pour commencer cette nouvelle journée.

À midi, Warren passe en coup de vent m'avertir qu'il part en déjeuner d'affaires. Traduction : mange seule, ma vieille.

Je replonge sur mon écran d'ordinateur, croulant sous le travail. Le repas attendra.

Au bout d'une bonne heure, Warren n'est toujours pas revenu. Je me recule sur le dossier de mon fauteuil, roulant des épaules pour faire passer les douleurs dues à ma position maintenue trop longtemps.

Au même instant, mon téléphone, posé dans un coin de mon bureau, vibre et s'allume pour m'annoncer un nouveau message.

Numéro inconnu :

[Bonjour, joli cœur ! C'est Kelly. J'ai bien eu ton petit mot ! Je ne te pardonne que si tu viens manger avec moi ce midi. T'es dispo ?]

Je souris devant son message, enregistre son numéro dans mes contacts et regarde l'horloge murale de mon bureau. 12h55. J'ai encore le temps de prendre une pause pour manger.

April :

[J'ai une heure de libre devant moi. Où veux-tu qu'on se retrouve ?]

Kelly :

[Dans le même bar que la dernière fois ? Ils servent des repas sur le pouce, la journée.]

April :

[Parfait. Je peux y être dans moins de vingt minutes.]

Kelly :

[Génial ! J'y suis déjà, je t'attends.]

Je me relève et prends mon sac à la hâte avant de sortir. J'envoie un message à Warren. Un simple « Partie manger. Je reviens à 14h » fera l'affaire. Je fourre mon téléphone dans la grande poche intérieure et grimpe dans ma voiture.

En quelques minutes, j'arrive à destination. Je me gare pile devant le bar. Je sors et lisse ma jupe crayon en cuir noir d'un geste de la main. Mon chemisier fluide et clair fait ressortir mon décolleté sans pour autant faire vulgaire. J'avais envie d'ajouter une touche sexy à ma tenue, le cuir de la jupe et mon rouge à lèvres carmin faisant parfaitement l'affaire. Et dire que Warren n'y a prêté aucune attention...

Au loin, une bande de motards attire mon regard. Leurs engins obnubilent les passants curieux, tout comme moi. Je ralentis mon allure pour les contempler. Cinq hommes chevauchent leurs bolides, fiers et virils.

Alors que je pose la main sur la poignée de la porte, mon regard en accroche un que je reconnais parfaitement.

L'homme de samedi soir.

Ses yeux se tournent vers moi et ne me lâchent pas, ses sourcils se fronçant avant qu'il ne me passe devant. Je détourne les yeux au même instant, actionnant la poignée et m'engouffrant à l'intérieur.

Immédiatement, Kelly me rejoint.

– Hey, joli cœur !

Elle m'enlace amicalement, comme si nous nous connaissions depuis plusieurs années. Sa familiarité dénote avec mes habitudes, mais je me prends au jeu. Je lui souris doucement avant de la suivre vers une table.

– Collins ! Tu pourras nous apporter deux menus du jour, s'il te plaît ? lance-t-elle en interceptant un serveur.

Le sourire charmeur qu'elle lui offre le fait flancher une brève seconde avant qu'il n'acquiesce et parte vers une porte menant à l'arrière.

– KELLY ! hurle une voix rauque.

Un homme se relève derrière le bar. Ses mains essuient les derniers verres devant lui avant de les ranger.

– Évite de faire du gringue à mes derniers prospects, tu veux ? J'aimerais bien les garder un petit moment avant que tu viennes y mettre ton grain de sel. Ils ne sont pas là pour tes beaux yeux...

– J'y peux rien si les hommes que tu choisis ne tiennent pas la route, Spike, lance-t-elle, sûre d'elle.

– Arrête de les attirer dans ton lit et peut-être qu'ils réussiront à faire du bon boulot, sans source de distraction, rétorque-t-il, bougon.

Ma voisine sourit de toutes ses dents, pas du tout outrée par sa provocation. Elle semble au contraire s'en amuser pleinement puisqu'elle se retourne vers moi et me lance un clin d'œil.

– Ne l'écoute pas. Pas un seul de ses prospects n'a fini dans mon lit. Il est juste frustré que je ne lui accorde pas la même attention.

– Qu'est-ce qu'un « prospect », au juste ?

Elle se penche en avant, me faisant signe de faire de même pour se confier plus discrètement.

– Cet endroit n'est pas juste un bar, tout comme ce n'est pas juste une ville, c'est le repaire des motards du coin, les Inland Cobras, davantage connus sous le nom des Cobras. C'est comme une grande famille, mais avec des points... divergents. Les prospects, ce sont simplement des recrues qui ne font pas encore partie du club. Ils doivent faire leurs preuves avant d'y rentrer.

Je fronce les sourcils, l'analysant silencieusement. Est-elle sérieuse ? Son visage ne laisse passer aucune once de moquerie et son air solennel me confirme qu'elle l'est. Je me penche un peu plus vers elle et lui réponds en chuchotant.

– Et on a le droit d'être ici ?

– Bien sûr ! Cet endroit reste ouvert pour les membres, mais il est peu fréquenté par des gens extérieurs. C'est surtout la nuit, dans les grandes soirées organisées par le club que les gens viennent, sans même se rendre compte d'où ils mettent les pieds, ricane-t-elle.

J'ouvre la bouche pour lui poser d'autres questions avant de m'interrompre en voyant le serveur revenir. Il nous pose deux belles assiettes devant nous avant de repartir à la hâte sous le regard réprobateur du fameux Spike. Je profite de cet instant pour regarder autour de nous. Les clients portent tous sans exception des vestes en cuir presque identiques. Un serpent entrelace les lettres de leur clan dans leur dos. Sur certaines vestes, je crois discerner des noms sur le devant, à l'emplacement du cœur mais je ne parviens pas à lire ce qui y est inscrit. La plupart ont la peau noircie par des tatouages.

Je croise le regard de certains sur nous, sur moi exactement. Tandis que les curieux se détournent rapidement, d'autres me mettent très mal à l'aise.

Discrètement, je repose mon attention sur Kelly et tente de lui poser d'autres questions sur ce monde qui m'est totalement inconnu, mais qui m'intrigue étrangement.

– Tu... en fais partie, de ce club ?

Elle me sourit tendrement.

– Oui. Mes parents en étaient membre et par la force des choses, moi aussi.

Je hoche la tête en prenant une première bouchée.

– Et faire partie de ce club, ça consiste en quoi ? Aller faire des virées sur des deux-roues ?

Elle pouffe de rire, se moquant ouvertement de moi.

– Ouais. Enfin, non. C'est bien plus que ça... Mais ce qui se passe chez les Cobras, reste chez les Cobras. Il faudrait que tu sois au moins une brebis pour que je t'en dise plus, me dit-elle en me lançant un clin d'œil.

Je penche la tête sur le côté, ne comprenant pas un traître mot de ce qu'elle raconte. Elle engloutit sa bouchée avant de m'éclairer, savourant ma curiosité :

– Les « brebis », ce sont les coups d'un soir ou les fréquentations non officielles des bikers. Comme ces nanas derrière, dans l'angle à droite, me dit-elle sans se retourner. T'as aussi les régulières qui, elles, sont les copines officielles.

Je suis la direction indiquée et aperçois deux femmes pulpeuses glousser devant un homme. Ce dernier tient son casque dans l'une de ses mains, la seconde replaçant l'une des mèches de la fille de droite. Elle se mord la lèvre avant d'acquiescer. Pas la peine d'en voir plus pour comprendre. Surtout quand les deux se lèvent en parfaite synchronisation pour suivre le motard à l'étage du dessus.

– C'est le genre de femme que tu ne seras jamais, puisque mademoiselle est fiancée, reprend Kelly une fois la troupe en dehors de notre champ de vision.

Je hoche la tête. Effectivement.

Peu importe. Je n'ai pas besoin d'en savoir plus. La satisfaction de ma curiosité s'arrêtera-là.

La porte d'entrée s'ouvre soudain et laisse entrer les cinq hommes que j'ai croisés dehors.

Stupidement, je recherche un regard en particulier avant de secouer la tête face à ma bêtise et de prendre une nouvelle bouchée de ma salade, bien décidée à ne pas tenter le diable. Mais Kelly se retourne et les salue.

– Salut, les gars !

Ils s'approchent de notre table, me faisant m'enfoncer un peu plus dans ma chaise.

Je sens les regards se poser doucement sur moi, mais surtout le sien. Je le sens effleurer ma peau comme une sombre caresse. Je me retiens de relever les yeux dans sa direction. Il faut que j'arrête ce jeu stupide.

– Tu ramènes une nouvelle brebis ? lance un homme en s'approchant d'elle.

Je fronce des sourcils et le fusille du regard, comprenant parfaitement ses pensées grâce aux explications de ma voisine.

– Calme tes ardeurs, Blaze. Elle n'est pas intéressée par ta sale tronche.

– Elle sera peut-être intéressée par autre chose, alors...

Elle le pousse en se moquant de lui, lui intimant que son engin ne change rien. Ils continuent de se taquiner sans prêter attention au reste du monde autour de nous. Je souris timidement en les regardant avant que mes yeux ne soient irrémédiablement attirés par une silhouette à côté. La sienne.

Je me racle la gorge et détourne immédiatement les yeux, reprenant mon sérieux. Je me dandine sur ma chaise, le regard rivé sur mon assiette. Je sens alors avec soulagement les nouveaux venus se déplacer et s'éloigner vers le bar, probablement pour rejoindre Spike. Kelly lance une dernière phrase vers eux avant de se tourner vers moi.

Son sourire est éclatant. On sent sans ambiguïté la complicité qu'elle a avec eux, bien loin de celle que je peux avoir avec mon entourage, enfin les amis de Warren.

Son regard accroche alors le mien. Elle me détaille rapidement et remarque mon changement de posture. Je suis droite comme un piquet, tendue, sur mes gardes. Je ne suis pas du tout à l'aise, encore moins depuis son entrée.

– Qu'est-ce qui se passe ? me questionne-t-elle.

Mon regard rencontre le sien, celui de cet homme, avant que je me détourne vers Kelly. Je tente de lui sourire sans rien laisser paraître de ce flot de pensées qui m'assaillent. Je fais une fixette incontrôlable sur un homme dont je ne connais rien et en étant promise à un autre.

Il faut vraiment être à côté de la plaque. Comme moi. Je me fais des films, c'est certain. Il ne me reluque sûrement pas plus que Kelly.

Je secoue doucement la tête avant de murmurer un « rien » qui ne convainc personne. Alors que je m'apprête à les replonger dans mon plat, mes yeux – ces sales traîtres – croisent une nouvelle fois les siens. Ses prunelles vertes sont braquées sur moi, son corps dirigé dans ma direction. Les hommes autour de lui discutent sans qu'il n'y prête la moindre attention, ou du moins, sans qu'il ne détourne le regard.

Sa mâchoire se contracte, attirant mon attention vers ses lèvres. Je déglutis péniblement avant de me détourner, me giflant mentalement.

Kelly fronce des sourcils après m'avoir fixée, tombant sans mal sur cet homme, le seul encore tourné vers nous. Elle penche la tête sur le côté, le questionnant silencieusement. L'homme râle dans sa barbe quelques mots à ses acolytes avant de sortir à grandes enjambées vers l'extérieur. La porte claque violemment dans son dos, me faisant sursauter.

Kelly se retourne vers moi, un léger sourire aux lèvres.

– Intéressant, laisse-t-elle tomber.