À chaque rentrée d'automne, les nouveaux étudiants ont la possibilité de profiter d'une courte période d'intégration, au cours de laquelle des visites guidées de l'université ou encore des conseils en matière de choix de cours sont donnés. Certains départements organisent d'ailleurs des activités d'initiation et des soirées réseautages pour que l'on puisse au moins connaître la plupart des étudiants de notre promotion. J'y ai participé de bon cœur, rencontrant des gens au passage.

Toutefois, cette semaine est passée à une vitesse folle. Les cocktails et les collations* ont vite laissé place aux notes de cours et aux amphithéâtres de plus trois cents élèves. Je commence l'année avec un cours axé sur les principes de la chimie. L'enseignante est une dame d'âge moyen, au corps svelte et à la chevelure blonde. Son attitude énergique ne m'empêche pas de passer toute la première moitié de l'heure sur ma page Facebook. Dan vient d'actualiser son profil, passant de « en couple » à « célibataire ». Il a enfin compris que c'était fini.

L'amphi se met à rire. Désorientée, je jette un petit coup d'œil à ma professeure sur l'estrade. A-t-elle fait une blague ? Je me pose la question pendant quelques secondes, avant de remettre devant moi le plan de cours, qui semble être son unique présentation de la journée. Assise à une rangée du milieu, je lui accorde maintenant mon attention.

Toutefois, une petite fusée bleue en décide autrement, s'échouant de manière catastrophique juste à côté de moi. Essoufflée, une jeune fille se tient la poitrine, inspirant de grandes bouffées d'oxygène. Ses cheveux bleus attachés en chignon sont relevés au-dessus de sa tête. Son cou dégagé laisse apercevoir un petit papillon, dessiné à l'encre noire sur sa peau. D'immenses lunettes roses lui bouffent le visage. Du bout des doigts, je réajuste les miennes par réflexe. Cette petite fusée bleue porte un chandail noir à longue manche à l'effigie d'un groupe de rock, qui m'est inconnu, avec un short en jeans et des bottes, dont la couleur aurait du mal à être déterminée tant elles sont usées.

- Shit!

Elle sort des affaires de son sac à main violet à la hâte, le vidant dans sa totalité sur la table en face d'elle. Des petites babioles sans importance apparaissent; un rouge à lèvres, des mouchoirs, un tampon, des reçus, un briquet. Mais aucun de ces objets ne semble la satisfaire. Je prends conscience que ça fait un moment que je la fixe de façon indiscrète. Je tourne la tête à cet instant, regardant à nouveau en direction de l'estrade. La diapositive a changé sur le projecteur. Ma prof s'est décidée à introduire le premier module.

– Psst! Hey!

Je pivote en direction de la provenance de cette voix.

– T'aurais pas un crayon à me passer s'il te plaît ? J'ai oublié ma trousse.

– euh, ouais. Enfin, je crois.

Pas certaine, je farfouille dans mon sac et pose la main sur ma trousse. J'en sors un crayon à mine que je lui tends.

- Merci.

Elle saisit le crayon, mais fronce les sourcils soudainement.

– Hey! Je te reconnais. T'étais pas à la journée d'intégration du programme de Psycho ?

Je hoche la tête, les yeux plissés. J'essaie de me souvenir de ses cheveux bleus. Pourtant, aucune image ne me vient en tête.

– Salut. Je m'appelle Samantha.

Elle chuchote pour ne pas perturber les autres autour. Un sourire chaleureux fend son visage.

- Moi, c'est Lolly.

Timide, j'esquisse un faible rictus, puis me concentre sur le cours, qui devient tout à coup passionnant pour moi. Sans y prêter une réelle attention, je mets à jouer avec mon piercing sur la langue. Je le coince entre mes gencives ou m'amuse à le faire tournoyer, jusqu'à la fin de l'heure. Mon ordinateur rangé, je saisis mon sac et entreprends de m'en aller. Mais fusée bleue me rattrape tout près des portes de l'amphi.

- Tu vas à la cafétéria ?

Je réponds par la négation et tiens la porte pour qu'elle puisse sortir.

– J'ai apporté mon déjeuner. Je vais plutôt chercher un coin calme où me poser.

- Ah OK.

Elle parait un peu déçue. Je comprends qu'elle essaie de socialiser et ne doit pas connaître grand monde dans cette université. Je m'empresse alors de lui retourner la question.

- Et toi, tu y vas ?

Elle hoche la tête avec frénésie.

- J'étais tellement pressée ce matin que j'ai oublié plein de choses.

– Je peux t'accompagner, si tu veux. De toute façon, je ne connais pas très bien la fac et risque de me perdre entre les pavillons.

J'entame la marche, décidée à être gentille et à me faire au moins une nouvelle amie aujourd'hui. En chemin, j'apprends qu'elle est en première année de psychologie comme moi et qu'elle a grandi à Vancouver, mais est originaire des États-Unis. Plus courte que moi, elle arrive à se faufiler entre les gens, lorsque nous arrivons à la cafétéria. Je reste en retrait, même s'il y a peu de gens autour de nous. L'endroit est plutôt de style buffet ouvert où tu peux confectionner une certaine catégorie de plats par toi-même. Samantha se sert une salade, puis choisit un jus, avant de se diriger vers la caisse. Pendant ce temps, je réchauffe mon déjeuner au microonde afin de ne pas perdre temps.

Trouver une place dans le réfectoire s'avère être une tâche compliquée. La pièce est immense. Mais toutes les tables sont déjà occupées. Des étudiants piaillent de chaque côté de la cafétéria. Si bien, qu'ils créent un brouhaha énorme. Peu sereine, je jette un regard circulaire pour repérer des chaises libres, quand mes yeux sont attirés par des mains qui font des signaux dans l'air. Mes iris glissent le long de ses bras et j'atterris sur un visage familier. Familier, pourtant pas très désiré. Declan, le meilleur ami de Dan, m'a reconnu et nous fais signe de le rejoindre.

Un frisson glacial me traverse. Déjà conscient que je l'ai vu, il me fixe, m'empêchant de zigzaguer entre les gens pour fuir. C'est bien la dernière personne que je souhaitais retrouver à 5000 km de chez moi.

- Qu'est-ce qu'il fiche ici ?

– Hm! Quoi ?

Samantha remarque ma moue renfrognée. Elle reste sceptique à l'idée de le rencontrer.

- Tu n'aimes pas trop ce gars, hein ?

– Non. Il me rappelle d'affreux souvenirs.

Bien que nous soyons encore à une bonne distance de lui, je chuchote. Sam se contente de hocher la tête avec un visage sérieux.

Plusieurs personnes sont assises à sa table. Dos à moi, je distingue vite la stature et la chevelure de Joshua. Par chance, il y a deux chaises libres à côté de lui. Toutefois, que fait-il avec Declan ?

– On prend les places en face, s'il te plaît. Je n'ai pas envie d'être à côté de ce type.

Sam les atteint avant moi. Elle salue tout le monde, puis s'assoit à côté de mon meilleur ami. Les gars lui répondent sans vraiment lever les yeux vers elle, trop occupés à débattre sur un sujet débile. Je prends place à côté d'elle, me faisant petite comme une souris. Les quelques filles présentes nous dévisagent. Elles ne semblent pas heureuses de nous voir nous ajouter à la liste.

– Hey, Lolly! Ça fait hyper longtemps!

Declan essaie de créer une conversation entre nous. Mais je lui réponds par une simple moue contrite et aimable. La seule véritable réaction qu'il suscite est celle de Joshua, qui arrête de parler des pronostiques pour la saison de baseball. Il fronce les sourcils à l'entente de mon prénom et me cherche du regard autour de la table. Il tombe d'abord sur Samantha, qui l'observe amusée. Ils explosent de rire tous les deux. Oh! Ils se connaissent!

- Qu'est-ce que tu fiches ici, Sam ?

Joshua emploie un ton moqueur et plein de sous-entendus. Ils sont bien sûr les seuls à les comprendre.

– Qu'est-ce que je fiche ici ? Je devrais te foutre un pain, mec. T'as juste disparu de la surface de la Terre.

Mon ami passe une main dans ses cheveux blonds. Une moue gênée déforme ses traits avec subtilité. Mal à l'aise, il détourne la conversation vers un autre sujet et pointe son index en ma direction.

- Apparemment, t'as rencontré ma meilleure amie, Lolly ?

Leurs visages se tournent dans ma direction.

– Ouais. Mais attends, c'est TA meilleure amie? Genre la fameuse fille dont tu nous parlais ?

De l'épaule, elle donne un petit coup à Joshua, qui fronce immédiatement les sourcils.

– Je me souviens plutôt que tu fouinais partout pour savoir de qui il s'agissait. Au final, tu n'as pas eu besoin de moi pour la rencontrer.

Contente, Samantha applaudit à toute vitesse. Elle émet des couinements pas très glamour, mais qui semblent être une expression de sa joie. Ce côté surexcité déteint beaucoup avec son allure de fille rock. Certaines personnes nous jettent des coups d'œil, intriguées par ses gestes. Declan détourne d'ailleurs son attention de la brune à ses côtés quelques secondes, avant qu'elle ne s'en aperçoive et le rappelle à l'ordre.

Je n'apprécie pas le fait d'être assise à la même table que lui. Bien au-delà du fait que ce soit le meilleur ami de mon ex, il y a une histoire profonde qui nous lit tous les deux. Une histoire dont très peu de personnes ont connaissance, et que je préférerais terre à tout jamais. Mais le voir ne fait que remonter des sujets évités et cachés à la surface. J'évite son regard avec minutie et fixe Samantha, tout heureuse.

– Il faut que tu me racontes tout sur lui. Il est tellement discret et mystérieux, qu'après cinq ans d'amitié je ne sais toujours pas grand-chose sur lui. À part que c'est un véritable Don Juan.

Mes yeux scrutent Joshua. Étonnée, c'est à peine si ma bouche ne tombe pas par terre. Nous avons parlé tous les jours durant les cinq dernières années. Toutefois, il n'a jamais mentionné ses multiples conquêtes. Je reste bouche bée. Le Joshua dont je me souviens ne s'intéressait pas aux filles autour. Bien qu'il possédait déjà une assurance naturelle indéniable, le voir ne fusse que parler à une fille autre que moi, relevait du miracle.

– On devrait se voir en fin de semaine. Je te vendrai ses plus grands secrets.

Je fais un clin d'œil complice à Samantha, sous le regard ahuri de mon meilleur ami.