—C'est absurde, Alejandra.
—Oh, Ulises... Tais-toi et frappe.
La façade de la maison était effroyable. L'entrée était protégée par une grille en fer blanc dont la peinture s'écaillait, laissant ici et là des taches où le métal rouillait à l'air libre. Les murs verts, délavés, semblaient se retrancher du reste du monde, en perpétuel combat contre les cloisons et les palissades des maisons voisines. La cour était sale, poussiéreuse, et les vestiges faméliques de quelques lianes mourantes s'étendaient depuis ces murs verdâtres pour finir tordus sur le sol couvert de feuilles mortes et d'herbes sauvages, s'emparant des fissures du ciment et de la terre.
Un garage, juste à côté de la porte d'entrée, abritait une VW Caribe, automatique, blanche.
—On s'en va, Alejandra. Sérieux. Cet endroit est vraiment dégueulasse.
—Moi, j'entre. —dit-elle, tandis que ses larmes contenues trahissaient une décision irrévocable.
Ulises hésita. Devait-il l'attendre dans son camion, ou bien, malgré tout ce que son instinct lui hurlait, la suivre à l'intérieur ?
Il appuya sur la sonnette avec détermination.
Rien.
Il réessaya.
Toujours rien.
—C'est un signe, Ale. On s'en va.
Cette fois, ce fut elle qui sonna. Aucun bruit ne se fit entendre, mais derrière les fenêtres du premier étage, une silhouette sembla apparaître.
—Regarde. On nous observe.
Elle leva les yeux vers les fenêtres mais ne vit rien.
—Arrête d'être parano, merde. —dit-elle en tirant une petite chaînette qui fit tinter une clochette qu'elle venait de découvrir.
Lorsqu'ils revinrent aux fenêtres, ils aperçurent un enfant derrière les rideaux. Le gamin lâcha le tissu et, au même instant, au loin, un bruit de crissements et un terrible choc de voitures leur glaça le sang. Un de ces accidents qui résonnent comme une fatalité. Ulises et Alejandra tournèrent la tête en même temps vers la rue, mais presque aussitôt, la porte de la maison s'ouvrit et l'enfant s'avança pour déverrouiller la grille.
—On vient voir/
—Ouais, ouais. —coupa l'enfant.
Il inclina légèrement la tête pour leur indiquer d'entrer.
Ils échangèrent un regard et franchirent le seuil.
L'enfant referma la grille extérieure et les dépassa pour rentrer le premier. Il semblait que l'obscurité intérieure allait l'engloutir, mais étrangement, il brillait de l'intérieur.
Au seuil de la porte, ils s'arrêtèrent net, comme sous l'effet d'une force invisible.
—Allez, réfléchissez pas trop. Vous allez entrer de toute façon. —lança le garçon.
Ils entrèrent.
L'enfant les guida à travers un salon défraîchi, aux murs couleur brique, avec des canapés recouverts de plastique. À la place d'une porte, une vieille étoffe crasseuse masquait l'entrée de la cuisine, sans pour autant cacher ce qu'il y avait à l'intérieur.
Dans un coin du salon, suspendue au plafond au-dessus d'une petite table de lecture, une lampe à huile représentait deux anges en pleine bataille : l'un avait les ailes coupées. L'huile s'écoulait lentement le long de fins fils métalliques, gouttant silencieusement vers sa base.
Contre toute attente, la maison n'était pas sombre. En réalité, malgré l'absence d'éclairage artificiel —à part la lampe à huile—, elle était baignée d'une lumière naturelle. Même en cette après-midi grise et nuageuse, le soleil perçait à travers les fenêtres.
L'enfant leur désigna la table de la salle à manger, longue, en bois, ornée d'une magnifique nappe blanche recouverte d'un ridicule mais pratique plastique transparent.
—La señora ne va pas tarder. —dit-il en déposant une carafe en plastique sur la table basse du salon, accompagnée de trois verres en cristal.— Je vous ai laissé de l'eau d'hibiscus. Buvez sans crainte.
Ils détournèrent les yeux un instant, et lorsqu'ils voulurent le remercier, l'enfant avait disparu.
—Regarde un peu ces verres... —fit Ulises, amusé.— On dirait des pots de sauce mole.
—...
—Tu sais, le mole qu'ils vendent en supermarché. —ajouta-t-il avec un sourire gêné, comme s'il voulait détendre l'atmosphère.
Alejandra ne réagit pas. Depuis l'étage supérieur, une voix féminine s'éleva :
—Ce ne sont pas des pots de mole, Monsieur. Ce sont des verres de veilleuse. Ceux qui contiennent une bougie pour éviter les incendies.
Une femme apparut en haut des escaliers. Lentement, elle commença à descendre, les observant avec un visage impassible, une expression énigmatique à peine esquissée sur ses lèvres, presque un sourire... mais pas tout à fait.
Le portable d'Ulises sonna. Pourtant, personne ne l'appelait. Il jeta un œil à l'écran et tenta d'entendre une voix, mais la ligne était vide.
Il voulut expliquer que c'était sûrement une erreur, qu'il n'avait reçu aucun appel, mais rien que d'imaginer le regard exaspéré d'Alejandra, il préféra se taire. Il s'excusa et mit son téléphone en mode silencieux.
—Aucun appel... —pensa Ulises.— Ces foutus nouveaux appareils...
Même avec la sonnerie, il n'y avait aucun appel.
—L'eau est très bonne. Vous devriez en boire. —dit la femme.— Ces choses-là dessèchent la gorge... Mais je vous assure que les verres sont bien propres.
Elle servit trois verres et en prit un pour elle. Puis elle s'assit en bout de table, mettant une distance entre eux.
—Je suis vraiment désolée pour votre situation... C'est terrible. Terrible... Cette situation... et cette incertitude. —dit-elle d'un ton absent.— Si quelqu'un peut comprendre, c'est bien moi... Bien sûr que oui...
Alejandra sentit ses yeux s'humidifier, mais elle ne voulait pas pleurer. Elle en avait assez de pleurer. Elle n'avait plus de larmes à verser. Ce n'était pas exactement une envie de pleurer, c'était autre chose. Une sensation étrange, proche du chagrin, mais différente.
Toute son attention était fixée sur la femme, mais chaque mot résonnait en elle comme une révélation, éveillant une émotion qu'elle n'avait jamais ressentie auparavant. Elle avait l'impression d'être piégée dans un film angoissant à petit budget, entourée d'une lumière artificielle, d'un mobilier misérable de décor de théâtre, et d'acteurs médiocres, vaincus par la vie, jouant des rôles factices. Tout sonnait faux. Tout était cheap.
Et pourtant, elle était là, cherchant la réponse à la question qui la hantait depuis plus de deux ans.
Cette question qui la réveillait en pleine nuit, en proie à des cris et des sueurs froides, terrifiant son mari, qui subissait tout cela à sa manière, impuissant. Cette question qui la laissait, à chaque fois, sanglotante et inconsolable, car ce qu'elle aimait le plus au monde avait disparu.
La femme prit une gorgée d'eau et, en les regardant, esquissa un sourire discret, chargé d'empathie. Pas de joie, non. Seulement de l'empathie.
Silence.
Pendant quelques instants, personne ne dit rien.
Puis la femme reprit la parole :
—Ce sera deux cent mille pesos.
Ulises ouvrit la bouche, mais Alejandra lui lança un regard assassin : « Ta gueule, connard. »
—Ce sera cent cinquante mille pesos maintenant, en espèces, comme convenu par téléphone, dit-elle en regardant Alejandra, avant de détourner les yeux vers Ulises.
—Et cinquante mille de plus lorsque votre enfant réapparaîtra. Quand vous saurez où il est. Quand vous pourrez vérifier que c'est bien lui.
Alejandra lui tendit une valise pleine de billets.
Sans un mot, la femme la remit à l'enfant, qui venait de réapparaître on ne sait d'où.
Il l'attrapa et grimpa précipitamment à l'étage.
À peine eut-il posé le pied sur le sol du premier étage que trois autres paires de pas se firent entendre, se mêlant aux siens.
Il y avait d'autres personnes là-haut.
D'autres comme lui.
Cette pensée les glaça.
—Donnez-moi la photo de votre fils. La photo et le vêtement. Posez-les sur la table.
Sa voix n'admettait pas de refus.
Elle se leva et marcha jusqu'au buffet du salon. Lorsqu'elle l'ouvrit, la petite porte en bois vitré grinça d'une manière sinistre, avant de faire vibrer la vaisselle à l'intérieur.
Ils remarquèrent alors le nombre de verres de cristal entreposés là.
Des verres, des verres, rien que des verres.
Pas des pots de mole. Pas des verres de veilleuse. Juste des verres en cristal.
Curieusement, ils étaient tous retournés, alignés parfaitement.
Elle prit un verre vide, qu'elle sortit d'un tiroir dans la partie inférieure du meuble. Puis, en faisant de la place entre les dizaines d'autres, elle murmura, les yeux mi-clos, comme si sa vie en dépendait :
—S'il vous plaît, Seigneur... faites apparaître ce que je cherche, car je ne peux le voir.
Elle posa le verre à l'envers, avec force, au milieu des autres.
Puis elle referma la porte grinçante et le tiroir du bas.
Et revint s'asseoir.
À ce moment-là, un sentiment de méfiance commença à s'insinuer en eux.
Lorsque la femme s'installa de nouveau face à eux, Ulises —et peut-être un peu Alejandra aussi— remarqua un détail troublant.
Un de ses paupières était affaissée, figée à moitié fermée.
Elle ne clignait pas.
Son œil ne suivait pas l'autre.
Il partait de travers, oscillant d'un côté à l'autre dans un spasme nerveux, cherchant quelque chose.
Ses larmes s'accumulaient au coin de ses yeux.
Elle alluma trois bougies.
Ils virent alors ses ongles longs et sales, comme si ses doigts s'étaient transformés en griffes noircies de terre.
Elle plaça ses mains en triangle au-dessus de la photo de l'enfant. Ses pouces se touchaient, ses index et ses majeurs aussi, formant une étrange structure, comme si cette posture canalisait une force invisible.
Un frisson électrique les parcourut.
Puis elle se mit à marmonner des paroles inintelligibles, et à vieillir prématurément sous leurs yeux.
L'eau d'hibiscus dans leurs verres semblait s'évaporer peu à peu.
Mais ce qui restait devenait de plus en plus rouge.
Leurs esprits furent assiégés par une rafale de souvenirs.
Leur enfant, son rire, ses petites mains.
Les pas à l'étage s'accélérèrent.
De plus en plus rapides.
De plus en plus lourds.
Ulises et Alejandra tournèrent les yeux vers l'escalier, où le garçon descendait en courant.
Il alluma les lumières du salon et de la salle à manger, avant de se replier sur lui-même, les bras agrippés à la rambarde, le visage pressé contre les barreaux, observant la femme.
Lui aussi murmurait.
Tout bas.
Avec elle.
Soudain, les pas au-dessus cessèrent.
Trois portes grinçèrent en même temps.
Trois paires de pas descendirent lentement.
Le téléphone portable d'Ulises se remit à sonner.
Il blêmit.
Personne ne l'appelait.
Il l'avait mis en mode silencieux.
Les lumières de la maison s'intensifièrent brusquement, aveuglantes, tandis qu'une obscurité totale enveloppait l'extérieur.
Puis, les ampoules clignotèrent violemment, comme sur le point d'exploser.
Deux paires de pas rapides et légers, suivis de foulées lourdes et maladroites, dévalèrent l'escalier depuis les chambres du haut. Ils passèrent derrière le garçon, qui ferma les yeux de peur, et filèrent hors de la maison alors que la porte — qui était ouverte sans qu'ils s'en soient aperçus, ou était-elle fermée ? — claquait violemment.
Mais ce n'étaient que des pas.
Juste des bruits de pas.
Sans pieds.
Sans corps.
Seulement le son de trois paires de pas.
Un éclair, accompagné de son grondement, sembla frapper la porte donnant sur la rue. Une pluie battante s'écrasa aussitôt contre chacune des fenêtres et, presque immédiatement, la grêle se mit à marteler le toit.
Les lumières de la maison retrouvèrent leur intensité normale, tandis que dehors, les ténèbres d'un après-midi d'orage les engloutissaient.
—Votre fils est mort. Je suis désolée.
Sa voix était rauque, brisée.
Les deux parents se reculèrent contre leurs sièges.
Ils savaient que c'était l'issue la plus probable.
Mais le savoir, le penser, et l'entendre dire...
Ce sont trois choses bien différentes.
Une soif terrible les saisit, tandis que leurs visages se déformaient sous l'impact des émotions qui les submergeaient.
Ulises allait parler, mais la femme lui fit signe de se taire d'un geste de la main.
—Je le dis parce que je le sais.
Elle attrapa un stylo Bic à encre bleue et écrivit une adresse sur une serviette en papier.
—Ici, vous trouverez tout ce dont vous avez besoin pour retrouver le corps de votre fils. Mais vous devez comprendre quelque chose. Vous m'avez déjà payée pour trouver la paix au sein de votre tragédie. C'est ce que je vous ai offert. Une paix qui, petit à petit, commencera à vous calmer. Une paix qui, avec le temps, vous permettra de retrouver un jour l'envie de vivre.
Elle posa la serviette sur la table.
—Si vous partez sans cette serviette, je ne vous demanderai pas les cinquante mille restants. Votre dette sera réglée.
Elle inspira profondément avant de poursuivre, plus grave encore :
—Mais si cette paix ne vous suffit pas... Si vous voulez vérifier par vous-mêmes... Il y a un prix à payer.
—Je le savais, putain...
—Monsieur, ce n'est pas ce que vous croyez. Mais je dois vous dire comment cela fonctionne.
Elle posa les deux mains à plat sur la table.
—Si je vous permets de retrouver ce que vous avez perdu... de récupérer ce qui vous a été volé... alors quelqu'un d'autre devra perdre quelqu'un.
Son regard s'obscurcit.
—Je vous ai déjà dit que votre fils est mort. Et je sais, peut-être, qu'il est en paix.
L'enfant assis sur l'escalier avait les yeux révulsés. Il murmurait quelque chose, très bas, presque un chuchotement qui se perdait dans le bruit de la pluie.
—Si vous ne vous contentez pas de cela... Si vous prenez cette serviette et que vous récupérez les restes de votre fils, alors une autre famille, inconnue, sans aucun lien avec vous aujourd'hui... perdra un enfant. Un garçon ou une fille. De manière définitive.
Sa voix s'adoucit.
—Ce ne sera ni votre faute, ni la mienne...
Elle baissa la tête.
—Mais c'est ainsi que cela fonctionne. C'est le prix à payer pour retrouver ce que nous avons perdu.
—Je... —murmura Alejandra, hésitante.
Un grondement sourd déchira l'après-midi pluvieuse.
Ils sursautèrent.
Alejandra éclata en sanglots.
Les épaules voûtées, elle enfouit son visage entre ses mains, appuyées sur ses genoux.
—Donnez-nous cette putain de serviette. —Ulises, à bout de souffle, la réclamait d'une voix éteinte.
L'enfant reprit ses esprits. Il détala de l'escalier, saisit la serviette des mains de la femme, et la tendit à Ulises avant de courir ouvrir la porte, impatient de voir ces deux étrangers disparaître.
La femme, épuisée, passa sa langue sur ses lèvres sèches et s'appuya contre le dossier de sa chaise.
Ulises baissa les yeux sur la serviette.
Les traits tremblants, il déchiffra l'écriture et, en découvrant ce qui y était inscrit, un sanglot silencieux l'étrangla.
Sa main libre se porta à sa bouche. Il était abattu.
Alejandra le regarda, inquiète.
Elle lui prit la serviette.
À peine eut-elle lu le nom écrit dessus, ainsi que les indications précises menant à l'endroit où se trouvaient les restes de leur fils, qu'un cri étouffé lui échappa.
Ils se levèrent, anéantis.
Défaits.
Ils partirent, l'un soutenant l'autre, comme deux mendiants sans abri.
Sur le seuil de la porte, Alejandra tourna une dernière fois les yeux vers la femme.
Elle était désormais une vieille femme délirante, balançant son corps d'avant en arrière, le regard figé sur la table, devant trois verres d'eau, à moitié vides.
Les ombres semblaient l'encercler.
Alejandra murmura un remerciement.
Aucune réponse.
Une semaine plus tard.
Ulises revint devant la maison de la femme.
Sans sonner à la porte.
Sans tirer la chaîne de la clochette.
Il jeta un sac à dos par-dessus la grille, contenant le reste de l'argent.
Le sac tomba à côté de la VW Caribe.
Il releva instinctivement les yeux.
Derrière les rideaux, le garçon l'observait sans expression.
Ulises n'attendit pas.
Il tourna les talons.
Et s'en alla.
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