A présent repartons faire un tour à la table des mariés : c'est à eux de faire leurs discours.

NORA : Maintenant que les témoins on fait leur discours, je vais un peu parler moi aussi. Pour moi, c'est comme si Jules et moi on s'était mariés là, sous le pommier au fond du jardin. Je sais que vous aussi vous pensez que c'est le cas. Et ça l'est, mais doublement. Ce matin certes, mais pas seulement. Pour moi c'est comme si ce mariage avait eu lieu il y a trois ans. Et ce qui s'est passé ce matin a permis quelque chose, c'est que ce qui était déjà la vérité, ou du moins la vérité pour moi, ma vérité, devienne les faits, la vérité indiscutable, la vérité aux yeux de tous. Même si pour moi cette réalité sera toujours moins véritable que l'autre ; que celle qui vit en moi. Et je sais que ce discours est absolument honteux. Je réalise qu'il doit vous être complètement imperméable. Mais je ne l'ai pas prévu, je ne l'ai pas écrit. Je vous dis juste ce qui me passe par la tête. Et au fond il n'y a rien que je préférerais vous dire parce que ce n'est peut-être pas le plus clair, mais c'est clairement le plus sincère. Quoi d'autre ? Ça fait trois ans que Jules et moi on s'est créé notre monde. Un univers à notre image, dans le même univers que vous mais vu à travers notre propre prisme, celui qu'on a créé ensemble. Ou non ce n'est peut-être pas ça. Depuis toujours chacun se crée un univers à son image, un prisme à travers lequel voir le monde. Mais cet univers n'est jamais vraiment réel tant qu'on y est seul. Et à l'endroit où son prisme et le mien fusionnent, à l'endroit où je situe notre prisme, je ne me sens plus seule et l'univers que nous voyons est infiniment réel. Je ne suis pas certaine que ce que je dise ait vraiment un sens. Et je pourrais vous dire que c'est l'émotion mais ça ne serait probablement pas vrai. C'est juste qu'au milieu de toute cette agitation c'est dur de prendre du recul et de réfléchir à ce que tout ça signifie pour moi. J'ai juste envie que tout ça s'arrête et de me retrouver seule avec lui à prendre du recul. Non pas que je ne sois pas contente de votre présence ici et de tout ça. C'est juste que je serais mieux capable de l'apprécier une fois que ça sera fini et que j'y aurais réfléchi. Ce que je voulais vous dire, c'est que cette journée devait être une façon de vous faire découvrir notre univers, ou de vous y inclure d'une certaine manière. Mais plus j'y pense et moins je crois que c'est possible. Vous êtes venus ici pour célébrer notre bonheur et notre amour, mais au final vous n'avez aucune idée d'en quoi consistent notre amour et notre bonheur. Oh bien sûr que si vous en avez probablement une idée ! Mais ça ne veut pas dire que vous avez accès à la signification réelle de tout ça. Alors vous êtes ici et vous savez que vous êtes heureux pour nous, mais vous ne savez pas exactement pourquoi. Et bien sûr ça ne vous dérange pas ! Ce que je voulais vous dire c'est que vous êtes là pour partager tout ça avec nous, mais je ne suis sûre ni que ce soit possible, ni de vouloir partager ça avec vous. Je pourrais vous expliquer bien sûr, parce que je peux me l'expliquer, et que je peux le lui expliquer. Mais au fond je me réjouis de l'idée que quelque chose de ça vous échappe toujours, que ce soit juste entre nous deux, que nous soyons les seuls à pouvoir véritablement en saisir tout le sens. Parce que justement ça donne encore plus de sens ! Et à ce moment précis je peux prévoir l'avenir : je sais que je vais regarder ce passage de la cassette en boucle et me demander comment j'aurais pu formuler ça différemment, ce que j'aurais dû dire autrement et ce que vous pensez probablement de moi après ce discours catastrophique. C'est tellement plus facile d'écrire : parce que là bas je peux avoir un contrôle sur mes pensées alors que là je les laisse faire la fête et n'en faire qu'à leur tête.