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Chapitre 1


Deux heures. Pas une minute de plus. C'est le temps qu'il me reste pour faire capoter le mariage de Raphaël. Il va falloir être efficace. Vous vous demandez quel genre de fille peut vouloir faire une chose pareille. Mais vous ne comprenez pas. C'est l'homme de ma vie.

Il ne nous aura fallu qu'un seul regard, une seule bouffée de cigarette partagée pour tomber fous amoureux. Nous ne nous sommes plus quittés après cette fête chez Alix, ma meilleure amie. Des milliers de textos échangés, des soirées à danser, lire ou discuter. Des nuits, serrés l'un contre l'autre, à partager chaque recoin de notre âme. Le véritable conte de fées en somme. Ou presque.

Malheureusement, quand on dit que l'amour dure sept ans, c'est vrai. Personne ne vous prévient que les étoiles et les paillettes, ça peut s'arrêter du jour au lendemain. Un matin vous pensez que votre couple va bien, et le soir, vos clés ne tournent plus dans la serrure. Littéralement. Sans aucun signe avant-coureur, il s'est mis à m'éviter, à ne plus répondre à mes appels, jusqu'à prétendre ne pas me voir lorsque j'étais juste en face de lui. J'aurais pu lui jeter un parpaing en pleine tête qu'il aurait continué à m'ignorer. Pas un mot, pas une explication. La pilule la plus dure à avaler de toute ma vie.

Pourquoi essayer de récupérer un mec pareil ? Vous avez raison de vous poser la question. Je pense que quelqu'un lui a jeté un sort. C'est la seule explication. Mon Raphaël n'est pas le genre d'homme à se défiler, ni à renier ses engagements. Je me dois de comprendre ce qui nous est arrivé. Je sais que je le regretterai toute ma vie si je ne le fais pas.

Des mois après notre rupture, je l'ai vu rencontrer quelqu'un d'autre. Oui, je suis cette fille qui espionne son ex. Et alors ? Que celui ou celle qui ne l'a jamais fait me jette la pierre. Je les ai vus partager ces précieux moments qui n'étaient qu'à nous, étaler aux yeux de tous leur bonheur éclatant. Vous savez, le genre de félicité que l'on trouve puant chez les autres, mais dont on rêve tous.

Et aujourd'hui, il se marie. Ne me demandez pas comment je le sais. Tout ce que je peux vous dire, c'est que je n'ai pas reçu de faire-part. Comme si ça allait m'empêcher d'y pointer mon nez. Tout à l'heure, il dira donc oui à une autre à moins que mon intervention ne soit couronnée de succès. Une sorte de cadeau de Noël avant l'heure. J'ai été très sage cette année, je mérite bien ça.

Les deux mains appuyées sur le meuble vasque de la salle de bains du lieu de réception – un magnifique manoir perdu au milieu de la campagne – je me demande comment j'en suis arrivée là. Tout le monde vous dit qu'un cœur se répare, qu'avec le temps tout passe, mais c'est faux. Parfois on reste bloqué, et on se retrouve en mission au mariage de son ex.

À la base, j'étais venue remettre un peu de rouge à lèvres pour me redonner du courage. Mais dans le miroir, la seule chose que je vois c'est cette robe blanche, suspendue devant la fenêtre. Un élégant corsage en dentelle fleurie et une montagne de tulle en guise de jupe. J'ai bien envie de faire « accidentellement » tomber mon tube de rouge dans cette direction. Pourtant je ne le fais pas. Après tout, cette fille n'y est pour rien, si elle est tombée amoureuse de mon Raphaël. Il est si irrésistible, comment lui en vouloir ? Cependant je ne peux ignorer la boule qui gonfle de plus en plus dans ma gorge. Renifle. Ne. Pleure. Pas. Tu vas flinguer ton maquillage.

La princesse, ça devrait être moi. C'est moi qu'il devait épouser, pas une autre. Il me l'avait promis.

Heureusement, la future mariée n'est pas là. Peut-être est-elle en train de gérer un drame ? Le camion du fleuriste en feu ou celui du traiteur en panne. Ça arrive plus souvent qu'on ne le pense, à ce qu'il paraît. Imaginez la scène si j'étais entrée dans la pièce alors qu'elle se préparait. Les demoiselles d'honneur formant un bouclier devant elle, barrant le passage à l'ex tarée en plein délire. Tirée par les cheveux hors de la pièce, poussée dans l'escalier, humiliée devant tous. Devant Lui. Le cœur et la jambe, brisés.

Je sais. Je sais ce que vous vous dites. On m'a toujours diagnostiqué une imagination fertile. Mais cela aurait très bien pu arriver, vous en conviendrez. Je serais même tombée amoureuse du pompier qui serait venu à mon secours, et alors oubliés Raphaël et sa nouvelle vie. À moi les mojitos sur une plage dorée, en lune de miel avec mon Apollon. On peut toujours rêver.

Allez reprends-toi ma belle, il ne te reste plus qu'une heure quarante-cinq pour retrouver l'homme de ta vie. Et ce n'est pas en reniflant devant le miroir que tu vas accomplir ton impossible mission.

La maison est étrangement calme. L'effervescence est encore loin d'être à son comble. Renoncules, camélias et roses, dans un dégradé de blanc : le fleuriste est en train de faire sa mise en place. Pas de catastrophe à l'horizon et cela me fait mal de l'avouer, mais la future mariée a bon goût. Je crois que j'aurais à peu de chose près choisi le même assortiment. Moi aussi je rêvais d'un mariage d'hiver. Il n'est peut-être pas trop tard. Qui sait ?

Dehors, la neige tombe à gros flocons. Le monde entier pourrait bien avoir disparu, personne ne le saurait. Le regard perdu, je reste quelques instants à contempler le paysage immaculé. Des images me reviennent. Une randonnée sur les hauteurs de Keswick. Le lac en contrebas aux reflets violacés, mêlés de touches d'orange. Les sommets enneigés tout autour. Sa main essuyant un flocon sur ma joue, rougie par l'effort et la morsure du froid. J'avais trébuché en l'embrassant et nous avions fini, tous deux, les fesses dans la neige. En se relevant, il avait gardé un genou à terre : « Veux-tu faire de moi l'homme le plus chanceux de l'univers ? Veux-tu devenir ma femme ? » m'avait-il alors demandé. J'avais répondu oui, les yeux débordant de larmes. Je revois nos bottes en train de sécher devant la cheminée. Les chocolats chauds fumants, que l'on a finalement bus froids, après s'être réchauffés sous un plaid, nos vêtements éparpillés sur le parquet.

Ce furent nos derniers moments ensemble. Au retour des vacances, tout a changé. Chaque jour, je me demande ce qui a foiré entre nous. Ce que j'ai pu faire pour qu'il me raye de sa vie du jour au lendemain. Personne ne mérite de disparaître ainsi. Aujourd'hui, je compte bien avoir une réponse. Aujourd'hui ou jamais comme on dit.

J'entrouvre une porte et tombe sur un placard à balai au contenu des plus surprenants. En dessous des étagères sur lesquelles sont entreposés des produits ménagers, l'une des demoiselles d'honneur est affairée avec un jeune homme dont je ne vois pas le visage. Voilà un mariage qui commence fort. Je sens que cette journée restera dans les annales.

À peine le temps de m'amuser de la situation, que j'entends des voix féminines remonter l'escalier. Et merde, les autres demoiselles d'honneur et la fiancée, probablement. Ça y est. Mon heure est venue. Je vais me faire griller avant même d'avoir pu apercevoir Raphaël. Par réflexe, j'attrape un vase de fleurs et fais semblant de les arranger en espérant me fondre dans le décor. Elles n'y voient que du feu !

Il ne reste plus qu'une dernière porte au bout du couloir. Si jamais il n'est pas là, je ne sais pas ce que je vais faire. Peut-être vider les réserves de champagne, ça leur fera les pieds. Ou bien sauter d'un pont. Ou les deux. Mais non, jackpot. Il est là. Mon cœur s'arrête. Toujours aussi beau. Je ne peux m'empêcher de mordiller ma lèvre inférieure en l'observant. Costume bleu et nœud papillon en bois incrusté de nacre. Trop classe.

En train de se recoiffer, il ne remarque pas mon entrée. Tout à coup, je ne suis plus sûre de moi et mes jambes deviennent molles comme du chewing-gum. Ai-je le droit de lui faire ça ? J'avance d'un pas ferme. Lui n'a pas tergiversé, lorsqu'il a piétiné mon cœur. Mais avant que je ne puisse lui dire quoi que ce soit, Richard, son meilleur ami, débarque dans la pièce. Je me glisse derrière le rideau le plus proche, priant pour qu'il ne m'aperçoive pas.

C'est un peu grâce à lui que nous nous étions rencontrés. Il avait traîné Raphaël à cette fameuse soirée. Richard avait assisté aux balbutiements de notre histoire. Et maintenant il allait l'accompagner devant l'autel, être le témoin de son amour éternel pour une autre. Quel traître.

— Alors mec, comment tu te sens ? Prêt à faire le grand saut ?

Blême, Raphaël s'assoit sur le divan en velours vert. J'ai toujours détesté le velours. Un véritable attrape poussière. Et ne parlons pas des poils de chat. Mais passons.

— Tu crois qu'Estelle est la femme de ma vie ? demande-t-il.

— T'es pas sérieux ? Tu te poses vraiment la question ?

— Non. J'sais pas, dit-il en soupirant. C'est juste que depuis ce matin, je n'peux pas m'empêcher de penser à Juliette.

Hiiii ! Il parle de moi ! J'ai presque envie de sauter sur place d'excitation.

— Arrête, tu te fais du mal. Il faut laisser le passé derrière toi et avancer. Estelle est une femme géniale. Vous serez heureux tous les deux, il n'y a pas de doute.

— Oui, tu as raison. Nous serons heureux... nous serons heureux, répète-t-il.

Il se relève et serre son ami dans ses bras. Si seulement Richard savait que je suis juste à côté, à deux doigts de voler son fiancé à cette Estelle. Enfin, de récupérer mon homme je veux dire.

— Tu peux me laisser un moment s'il te plait ? lui demande Raphaël.

Je n'en reviens pas. Moi qui pensais m'être lancée dans une folle aventure en débarquant ici, et voilà que mon cher amour hésite à se passer la corde au cou. Le timing n'aurait pas pu être plus parfait. Je vais peut-être avoir droit à mon happy end finalement. Alors que je commence à partir dans mes divagations – Raphaël et moi en fuite, la pièce montée renversée sur notre passage, le vrombissement de la Rolls Royce derrière laquelle est accroché un panneau en bois Just Married – je l'entends s'adresser à moi.

— Juliette... je ne sais même pas par où commencer. Je suis tellement désolé.

Quoi ? Il m'avait vue ? La gorge serrée, l'air me manque, il faut que je m'assoie.

— J'ai rêvé de toi la nuit dernière, continue-t-il. De nos vacances en Angleterre, et de cette question que je t'avais posée. On était tellement heureux.

Je le rejoins sur le divan. Une larme coule sur sa joue.

— Dès la première seconde où je t'ai vue, j'ai su que j'allais te demander en mariage. J'avais déjà imaginé le prénom de nos enfants. On aurait eu une fille, qu'on aurait appelée Rose, puis un garçon, Léonard.

— Alors là, certainement pas, m'esclaffé-je. Léonard ? Quelle idée !

Il ne réagit pas. Le regard perdu sur le sol, il semble chercher ses mots.

— Qu'est-ce qui s'est passé, Raphaël ? chuchoté-je.

— Je ne peux pas m'empêcher de penser que tout est ma faute, répond-il.

— Rien n'est irréversible. Tu n'es pas encore marié, partons. Je suis prête à passer l'éponge...

Il tourne la tête et je ne peux plus scruter son visage pour un signe. Un timide rayon de soleil entre alors dans la pièce. Les yeux fermés j'en profite un instant. Ou bien est-ce pour retenir mes larmes que mes paupières se sont closes ? Sa voix est hachée de sanglots, lorsqu'il poursuit :

— Combien de fois j'ai repassé cette journée dans ma tête... Si seulement j'avais choisi une autre balade, si seulement nous étions passés par un autre endroit. Tu ne peux pas savoir comme je m'en veux.

— Mais de quoi tu parles ? On est rentré de vacances et tu m'as zappée, comme un vulgaire coup d'un soir ! Je méritais mieux que ça.

— J'ai cru que j'allais sombrer sans toi. C'était tellement dur. J'étais perdu, ma vie n'avait plus de sens. J'ai même pensé à... te rejoindre.

Sa voix se brise.

— Mais pourquoi tu as disparu de ma vie comme ça ? Je peux tout entendre, tu sais. Explique-moi.

J'ai envie de l'attraper et de le secouer. De le frapper, de l'embrasser. Et puis d'un coup, je percute. Je me souviens. Le pont. Les pneus qui crissent. L'impact. Ce n'est pas lui qui m'a quittée, c'est moi qui suis partie. Je suis morte ce soir-là.

Les murs disparaissent soudain. La gravité ne me retient plus. Ce poids que je trainais depuis si longtemps s'est envolé, mon cœur est redevenu léger. J'ai presque envie de rire. Il ne m'a pas quittée. Il m'aimait.

— Quand j'ai rencontré Estelle, continue-t-il, c'était comme si je pouvais de nouveau respirer, sortir la tête hors de l'eau. Elle a réchauffé ma vie, mon cœur... J'aimerais tellement que tu me dises que ça va, que tu es en paix où que tu sois. Que continuer à vivre ce n'est pas te trahir, mais honorer ta mémoire.

Lentement je m'approche de lui. Je sais maintenant qu'il ne peut pas me voir. Personne ne le peut. Personne ne me verra plus jamais. Je souris en pensant à mon film préféré, Ghost. Où est Odda Mae Brown, lorsqu'on a besoin d'elle ? Je pose mes mains sur ses épaules et il relève brusquement la tête.

— Juliette ? C'est toi ?

Je saisis l'occasion pour lui parler.

— Tout va bien, mon amour. Tu n'y étais pour rien...

Il ne semble pas m'entendre. Les sens en éveil, il tourne la tête de droite à gauche, comme s'il s'attendait à me voir apparaître, nimbée de lumière, sur fond d'Unchained Melody.

— Profite de ta vie à chaque instant. Tu sais comme tout peut basculer d'une seconde à l'autre.

Il secoue la tête.

— N'importe quoi, Raphaël. Les fantômes, ça n'existe pas.

Il se relève et se regarde à nouveau dans le miroir.

— Je t'aimerai toujours, lui dis-je à l'oreille.

— Je ne t'oublierai jamais, Juliette.

Il jette un dernier regard autour de lui avant de quitter la pièce, en route pour un futur radieux, sans aucun doute. Sans moi. Car quel avenir un fantôme peut-il avoir ?

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Merci d'avoir lu ce premier chapitre, j'espère qu'il t'aura donné envie de lire la suite...

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