Chapitre 3 (partie 2)
Une fois cette formalité accomplie, il se dirigea vers l'ensemble de bâtiments résidentiels du monastère, entra dans celui des Arkhans et alla s'annoncer au surveillant en chef.
– Teseeg ? appela le Sueben.
– Qu'est-ce qui se passe ? entendit-il répondre du fin fond du bureau du surveillant. Ne me dites pas que des Novices ont encore mit le feu à l'escalier Est...
– Non, je ne crois pas...
– Qu'est-ce que c'est alors ? Ils n'ont quand même pas encore gelé le couloir du troisième étage ?
– Non plus...
Kerian entendit quelque chose tomber, comme une pile de livre et de papiers, puis perçut les pas de son ami à mesure que celui-ci se rapprochait en vociférant :
– Ce n'est pas possible de constater à quel point cet homme manque d'organisation... J'aurais cru qu'après une trentaine d'année d'enseignement, il aurait compris, mais... Alors ? s'interrompit Teseeg en passant la porte du bureau. Qu'est-ce qu'ils ont fait cette fois ?
– Je ne vois même pas de qui tu parles mon ami...
Les yeux du nouveau venu s'agrandirent alors comme des soucoupes.
– Kerian ?! Tu es revenu ! Quel bon vent te ramène parmi nous ?
– Disons que ce ne sont pas tes monologues qui m'ont poussé à revenir...
– Eh bien, je vois que certaines choses ne changent pas ! cracha l'autre de manière faussement outrée. Et tu te crois toujours aussi drôle ?
– Ça n'était pas de l'humour !
– Et si je ne te connaissais pas mieux, j'aurais pu te croire !
S'autorisant un sourire, Kerian serra de bon cœur la main de son ami avant de reprendre :
– Toujours à courir après les novices ?
– Tu n'as pas idée... Leur nombre a presque triplé en à peine une décennie... Du jamais vu, en tout cas, pas par nous ! Et il en est de même dans les autres Branches, comme tu t'en doutes... C'est drôle, j'ai eu le même genre de conversation avec Levias il y a quelques jours.
Ne pensant pas que le sujet serait abordé si tôt, Kerian saisit l'occasion :
– En parlant de Levias, quand est-il arrivé ?
– Le dixième jour de la lunaison précédente. Pourquoi ?
– Je croyais qu'il était entré au service d'un Seigneur dans les Terres Tankenes il y a quelques années. Qu'il rentre si tôt m'étonne...
– Oui. Son retour a fait jaser mais malgré son entrée remarquée, il a su se refaire une place parmi nous.
Kerian ne put retenir son étonnement :
– Que s'est-il passé ?
– Eh bien, il y a eu ces rumeurs et ces accusations...
– Mais de quoi parles-tu ?
– Comme tu le disais, il était bien entré au service d'un Seigneur dans les Terres Tankenes. Les rumeurs disent qu'il aurait fini par outrepasser ses droits et devoirs de Manipulateurs, usurpant le pouvoir de son Seigneur et provoquant des guerres entre les Royaumes de Larvas et de Dalfera.
– Ce sont de très graves accusations, en effet !
Accusations qui préoccupaient Kerian pour plusieurs raisons. La première étant qu'il n'en avait pas eu vent, que ce soit de vive voix ou par ses Rêves. Comment cela était-il possible ?
– Oui, reprit Teseeg. Tu imagines bien que le Conseil Restreint n'a pas manqué l'occasion de pointer du doigt le laxisme de l'éducation arkhane pour justifier le comportement supposé de ce pauvre garçon.
– Mais même les plus réfractaires à nos croyances et nos pratiques ne peuvent nier que sous Serments, un Manipulateur est incapable de faire ce dont Levias a été accusé, souligna Kerian.
– Tu as raison. Il s'avère au final qu'il a été victime de la propagande du Royaume de Dalfera. Tu connais leurs convictions vis-à-vis de la Manipulation !
Kerian secoua la tête en signe d'assentiment. Il y avait en effet dans certains coins des Terres Tankenes des individus qui considéraient la Manipulation comme un blasphème. Que son frère en ait fait les frais le peinait profondément.
– Et comment va-t-il ?
– Ça l'a beaucoup secoué...
– J'imagine...
– Il est toujours aussi intelligent et provocateur, mais son aura brille maintenant d'une lueur que je ne lui avais jamais vue. Peut-être que ça vient de sa nouvelle détermination à devenir Maître ?
– Il compte passer les épreuves si tôt après son retour ?
– Oh, oui ! Il est plus décidé que jamais, et c'est avec un grand étonnement que je le vois passer plus de temps à la bibliothèque que dehors. Lui qui ne supporte pourtant pas rester enfermé... Il a également de grandes conversations avec notre vénéré Chef. Ce dernier était tellement heureux de le revoir !
– Je n'en doute pas... répondit le Sueben, absent.
Kerian savait que le genre d'expérience qu'avait vécu Levias était rude et espérait qu'il n'en serait pas sorti trop meurtri. Car malgré son intelligence et son franc parler, Levias cachait la même blessure que tous les Nevers et Dalfers : celle d'être né dans un royaume où il était considéré comme une abomination. D'avoir une fois de plus été attaqué à cause de son Aptitude aura forcément laissé une marque, et Kerian devrait s'assurer qu'elle ne soit pas trop profonde.
– Je vois que tu ne m'écoutes déjà plus ! remarqua Teseeg. Je suppose que tu n'es pas venu pour savoir quelle chambre utiliser ?
– Non, évidemment, bafouilla le Sueben en revenant à la réalité. Je compte reprendre mes appartements de Haut Conseiller.
– Heureusement pour toi, car question logement, il ne reste pas grand-chose de libre.
– Bien, conclut Kerian. Je ne te retiens pas plus. Mais merci encore pour ton accueil !
– À ton service !
Ce sur quoi, Teseeg retourna à ses papiers et Kerian entama son ascension, son paquetage sous le bras. Il passa ainsi les étages réservés aux dortoirs des novices, puis aux appartements des apprentis et à ceux des Maîtres, pour finalement arriver au septième niveau, réservé aux membres du Conseil Restreint.
Depuis vingt-six ans, Kerian y avait une chambre personnelle qu'il avait obtenue à vie en y entrant.
Une fois qu'il eut aéré ses appartements, l'homme sans âge entreprit de s'y réinstaller. L'espace mis à sa disposition était assez conséquent, surtout pour une personne seule, mais était pauvrement meublé. Il ne possédait d'ailleurs pas grand-chose, comme beaucoup de Sinamons. Juste le nécessaire.
Après quelques minutes, on frappa à sa porte. Ne sachant qui cela pouvait être, surtout à cette heure, il hésita à ouvrir, mais ne regretta pas son geste quand il trouva le chef de l'Ordre des Manipulateurs d'Irrhyon sur le pas de sa porte.
Mais tout chef qu'il puisse être, aux yeux de Kerian, il resterait toujours Idriel, son ancien Maître d'apprentissage et celui qui l'avait élevé comme un père.
– Kerian ! s'exclama le vieil homme à la peau sombre comme la nuit. Je me demandais si le Haut Conseiller ne me jouait pas un mauvais tour. Tu es donc revenu !
Kerian, qui ne s'attendait pas à voir son mentor ici ne put répondre qu'en s'inclinant :
– Je suis si heureux de vous revoir, Maître. Que la Source vous éclaire !
~~~
Cela faisait des années qu'Idriel n'avait pas vu son élève et il fut saisi par l'émotion dès qu'il posa les yeux sur lui.
Kerian n'avait pas changé, malgré l'aspect négligé de sa robe bleu nuit héritée des peuples du désert. Son chignon de cheveux blancs lui tombait sur la nuque et contrastait avec sa peau hâlée. Cela lui donnait un air nonchalant qui collait avec son fort caractère. Quant à sa manière de bouger, elle restait souple malgré les heures de voyage qu'il venait d'engloutir, presque prédatrice, et celle-là aussi il l'avait héritée de ses ancêtres.
Idriel lui serra la main, l'obligeant à se relever et lui donna une simple accolade. Ce geste aurait pu paraître simple voire, rudes aux yeux de n'importe qui vu la relation qu'ils avaient. Mais chez les Manipulateurs, quand les mois s'écoulaient comme des heures, il ne servait en rien à faire des effusions après seulement quelques années de séparation. Et ce, malgré le bonheur que procuraient ces retrouvailles.
– Eh bien, Kerian, parlons ! dit-il enfin. Ne perdons plus de temps.
En effet, il savait que son élève était porteur de funestes nouvelles et brûlait d'impatience d'échanger sur le sujet.
Reprenant ses esprits, le jeune Sueben l'invita donc à s'asseoir et s'installa en face de lui.
– Maître, comme je vous l'ai dit dans mes lettres, je sens depuis des semaines une ombre rôder sur la Citadelle.
– Une ombre, dis-tu...
– Oui.
– Mais quelle est-elle ?
– Avant mon arrivée, je n'aurais su le dire. Mais depuis que je suis ici... Je me demande si elle n'a pas un rapport avec la condition de Maître Nar.
Idriel médita ses paroles quelques instants avant de reprendre :
– C'est possible en effet. Cependant, tu n'es pas sans savoir que les tensions entre les Branches sont de nouveau en train de se renforcer...
– J'ai entendu des rumeurs, mais qu'en est-il vraiment ?
– Eh bien, la recrudescence de novices inquiète. Tu as dû le constater en arrivant ici : les dortoirs sont pleins, ce qui n'était pas arrivé depuis des centaines d'années. Pas depuis...
– Les événements qui ont conduits à la disparition d'Ogarrhyon et à la chute des Manipulateurs Varrodens, termina Kerian. Mais quel rapport ?
Idriel resta silencieux, bien incapable de répondre à son élève.
– Dois-je en conclure que le Conseil craint également une recrudescence de ces derniers ? reprit alors Kerian, comprenant la raison de son silence.
– Ils savent qu'une augmentation de Novices chez les uns se traduit par la même chose chez les autres et ils redoutent que les rues ne soient bientôt peuplées de Braels et de Galnoks.
– Ils craignent donc également les Manipulateurs Khidalii ?
– Toujours, d'autant que des nouvelles me sont parvenues du Royaume de Zheala avec qui j'entretiens des relations cordiales : outre l'intensification de la traite d'esclaves de la part des Alkosii, les Zhealii sont en émoi. On assiste à des exodes vers le Nord. On parle de créatures monstrueuses au Sud des Terres Khidalii telles que les décrivent les légendes des temps anciens...
– Un exode vers le Nord ? s'inquiéta Kerian. Tarkin est-il toujours en sécurité ? Et pour sa mission ?
– Il prendra les décisions qui s'imposent le moment venu, le rassura Idriel. Il faut lui faire confiance. En tout cas, ici, les Khidalii se font de plus en plus remarquer, d'où qu'ils viennent.
– Et je suppose que les Hauts Conseillers s'impatientent ?
– Oui. Ils me reprochent mon laxisme à l'égard des Braels. Ils font pression sur moi pour que je remette en vigueur les anciennes Lois et souhaiteraient intervenir dans les Territoires des Nations Irkenites. Cependant, je ne peux m'y résoudre.
– Que comptez-vous faire ?
– Pour les anciennes Lois, je m'y refuse. Quant aux Nations Irkenites, elles restent intouchables : l'Ordre n'a pour le moment ni l'autorité ni la puissance pour intervenir. Echtach le sait très bien et cela le met en rage.
Oui. Plus que jamais, il avait les mains liées et le temps commençait à jouer contre lui.
« Mais heureusement, l'arrivée de Levias a quelque peu détourné leur attention » conclut-il.
– Oui, Teseeg m'a dit qu'il était rentré. Comment va-t-il ?
– Je dois dire que malgré les rumeurs de ses frasques dans les Terres Tankenes, il a su convaincre le Conseil qu'il n'y était pour rien.
– Et qu'en pensez-vous ?
– Je le vois régulièrement – presque tous les jours, à vrai dire – et depuis son retour, son comportement reste exemplaire.
– Ça n'est pas vraiment une réponse, souligna Kerian.
Mais Idriel se contenta de sourire devant la perspicacité de son élève sans rien ajouter de plus. Il devrait se faire une opinion de la situation lui-même.
– Je vois, reprit l'intéressé. Il s'en tire donc sans pénalité ?
– Aucune.
Mais le vieil homme savait que son élève n'était pas serein :
– Qu'y a-t-il ? lui demanda-t-il.
– Eh bien... À aucun moment je n'ai eu vent de ce qui lui arrivait. De même, je n'avais aucune idée de son retour avant d'entrer dans la ville.
– Tu es un très bon Rêveur, mais malgré tes ascendants tu n'es pas tout puissant, modéra Idriel. Peut-être tes différentes misions t'auront trop accaparées ?
– Que j'aie été trop occupé par mes responsabilités de Guide ou par cette ombre que je vois planer sur la Citadelle, mon manque de visibilité à son égard n'est pas normal. D'abord, parce qu'il est l'un de mes Proches et que je garde un œil sur chacun d'eux, et ensuite...
D'un regard, le vieil homme poussa son élève à aller au bout de sa pensée :
« Vous savez aussi bien que moi que cet enfant est spécial, même s'il vous est interdit d'en dire plus. Sa lignée... est une des raisons pour laquelle Tarkin, Denwal et moi avons quitté Therebia. Il fait partie de ceux que vous nous aviez demandé de trouver et surveiller. C'est pourquoi ma cécité à son sujet m'inquiète. »
Idriel ne put de nouveau réprimer un sourire.
« Peut-être que je me trompe, insista ce dernier. Mais trop d'événements inhabituels entourent ce gamin, et si je ne peux le surveiller de loin... Le monde est en train de changer et avec la menace qui pèse sur Therebia, il ne faudrait pas qu'il lui arrive quelque chose. »
– Tu ne te trompes pas, révéla finalement l'aîné, et je sais que cela fait des années que tu t'es rendu compte de sa particularité. Que tu n'aies rien vu à son propos signifie peut-être qu'il n'est pas ta responsabilité ou qu'il est trop loin de tes priorités futures. Avec l'état de Maître Nar qui décline...
Il vit Kerian se rembrunir.
« Mais si tu y tiens, tant que tu seras à la Citadelle, tu pourras garder un œil sur lui. »
Il était conscient que son élève en savait beaucoup et que son instinct était juste, mais il était important qu'il n'en sache pas trop. Du moins, pas jusqu'au moment opportun.
Ils évoquèrent de nouveau la condition de Maître Nar, qui rajoutait inévitablement son ombre au tableau. Idriel en profita pour faire part à son élève de son rôle au sein du Conseil Restreint en cas de décès du Haut Conseiller et dut peser ses arguments pour ne pas faire fuir le jeune Sueben.
Les yeux de ce dernier s'étaient emplis de doute, mais il savait que s'ils devaient en arriver là, il ne se déroberait pas. Et c'était tout ce qui comptait.
Perdudans ses pensées, Idriel caressa la pierre rouge qui brillait à l'un de sesdoigts. Il savait comment les choses se termineraient pour lui. Rien n'ychangerait.
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