Chapitre 2 (partie 2)
Quelques heures plus tard, perdu dans ses pensées, son regard se promenant sur l'immensité de la forêt qui s'étendait devant lui, le Guérisseur se fit surprendre par Terneg et Toren. Chef du conseil et du village pour le premier, chef des armées pour l'autre, ils étaient devenus ses amis les plus proches dans cette région reculée.
‒ La réunion vient de se terminer, Tarkin, lui reprocha l'ancien.
‒ Je sais, répondit l'intéressé, sa voix se perdant dans la bourrasque qui les frappa soudainement.
Il réalisa alors le temps qui avait passé.
‒ On ne t'y voit plus assez souvent, ajouta Toren. Les autres conseillers commencent à se poser des questions.
‒ Alors ça ne changera pas beaucoup de leurs habitudes, conclut platement le Guérisseur.
Prenant une grande inspiration, il fit entrer dans ses poumons l'air frai venant des hauteurs du sud. Il sentit encore une fois le papillonnement lié à son don en même temps que des images mêlées de sensations désordonnées apparaissaient dans son esprit.
– Y a-t-il quelque chose que nous devrions savoir ? demanda Terneg.
Le Guérisseur se concentra sur les quelques images qu'il avait réussi à saisir. Une jeune femme aux yeux d'un bleu profond. Un cadeau. Il soupira.
Son don s'obstinait à lui montrer Naïg. Devait-il y voir une autre signification que celle qu'il y avait lu ces derniers jours ?
– Si j'avais vu quelque chose de nouveau, je vous l'aurais dit immédiatement. Je ne perçois rien de plus que d'habitude : les frontières khidalii sont ce qu'elles sont. La guerre est aussi proche de nos portes aujourd'hui qu'elle l'était hier, mais rien n'indique que les évènements puissent basculer dans un sens ou dans l'autre. Du moins, rien de probant pour le moment.
Il se garda cependant de leur révéler quoi que ce soit sur son départ prochain. Ce dernier se précisait, il l'avait encore vu le matin même, mais il n'en parlerait à ses amis que lorsque les raisons de celui-ci se préciseraient. Tout ce qu'il savait pour l'instant était qu'il prendrait la route à la fin de l'hiver.
Sans quitter la forêt des yeux, il essaya donc d'imprimer dans sa mémoire le peu d'indices qu'il avait pu tirer du vent. Puis d'un geste absent, il froissa le bout de papier qu'il avait dans la main.
La guerre n'était pas la seule chose qui l'inquiétait et comme il s'en doutait depuis un moment, les Manipulateurs de l'Ordre étaient en émoi. Outre le retour de son plus jeune frère à Therebia, les nouvelles de la cité des Manipulateurs n'étaient pas des meilleures. On lui avait confirmé que les tensions entre les différentes factions de l'Ordre s'intensifiaient. De plus, le chef de leur Branche était tombé malade... Quelques jours plus tôt, son frère aîné, Kerian, lui avait également fait part de son inquiétude, lui annonçant qu'il rentrait à son tour. En somme, jamais le futur n'avait été aussi incertain. Se rendrait-il, lui aussi, à Therebia ? Pour quelle raison, sachant ce qu'il avait à faire dans les Terres Varrodenes ?
Il regarda enfin les deux hommes qui se tenaient à ses côtés, et encore une fois, le passage du temps le frappa. Terneg et lui avaient pour ainsi dire le même âge et leurs cheveux arboraient d'ailleurs la même couleur argentée. Pourtant, à la jeunesse de ses traits, on aurait pu penser que Tarkin était le fils de Toren.
Il ne s'habituait pas à voir ses amis vieillir alors que lui, resterait pour toujours figé sous son apparence de jeune homme. C'était un don et une malédiction qu'il avait de plus en plus de mal à supporter, le détournant de toute réelle connexion avec des mortels. À part ces deux-là, qui étaient devenus son exception après ce qu'ils avaient traversé ensemble. Et Kavan, qu'il fréquentait de temps en temps, mais qui avait pleinement conscience que ce détail l'empêcherait de nouer des liens plus sérieux et durables avec elle.
Beaucoup, au village, regrettaient qu'il ne prenne pas de femme. Toren lui-même avait un jour confié à Tarkin qu'il n'était pas contre l'idée de lui proposer la main de Naïg. Mais sans parler des différends qui le séparait de la jeune femme, il n'aurait pas pu. Pas alors qu'elle était mortelle. Pas alors qu'elle finirait inévitablement par vieillir et mourir, alors que lui, resterait inchangé.
Il ne revivrait pas ça.
‒ Je suis désolé, souffla-t-il quand il réalisa qu'il s'était perdu dans ses pensées.
‒ De quoi ? s'étonna Toren.
‒ Que mon don de vision ne soit pas aussi précis que ce que je voudrais, se reprit-il.
‒ Je n'en attendais pas moins de la part de notre Guérisseur, le taquina le guerrier. Heureusement que d'autres Rêveurs sont là pour palier à cette faille !
Le coin des lèvres de Tarkin se releva devant la pique de son ami, tout comme sa vantardise.
« Mais ne t'en fais pas. Nous ne connaissons que trop bien la menace pour avoir passé nos vies à la combattre. Que s'accomplisse ce qui doit l'être, aussi difficile que cela soit pour toi ou pour nous. Nos destins à tous sont entre les mains de Primael. »
– Ça, ce n'est qu'une question de point de vue, marmonna le Guérisseur, bien conscient que les deux autres l'avaient entendu.
Et ce fut à leur tour de sourire devant cette boutade qu'ils ne cessaient de s'envoyer à la première occasion. Car la culture différente de Tarkin avait soulevé beaucoup de questions à son arrivée au village, même si les Vardaks ne s'en offusquaient plus depuis longtemps.
‒ Quoi qu'il en soit, reprit Terneg, le passé nous a appris à nos dépends que parfois, trop en savoir ou en révéler peut précipiter les choses dans une direction funeste au lieu de les arranger.
‒ Je tâcherai de m'en souvenir, nota Toren dans un soupir.
‒ J'imagine que vous pensez tous les deux à vos enfants ? s'enquit Tarkin.
‒ Comment faire autrement ? sourit Terneg.
Quelques minutes passèrent pendant lesquelles les trois hommes regardèrent le soleil se coucher à l'ouest derrière les pics les plus élevés des montagnes qui les entouraient. Puis Terneg rompit de nouveau le silence :
‒ Maintenant que les jeunes sont de retour de la chasse, il faut définitivement se préparer à l'hiver. En espérant que rien ne viendra perturber la nouvelle année...
‒ Puisse Tahura t'entendre ! s'écria Tarkin, s'autorisant finalement un sourire.
~~~
Il ne restait plus beaucoup de temps avant que le soleil ne se lève quand Nadrek et Naïg regagnèrent la douceur de leur maison. Mais plutôt que d'aller directement se coucher, la jeune femme préféra s'attarder dans la petite cuisine de la bâtisse. C'était sa façon à elle de renouer avec son foyer après deux longues semaines passées dans le froid en altitude. Elle en profita pour se prélasser devant les dernières braises du feu et réfléchir à ce qu'elle avait vécu ces dernières heures.
De sa main droite, elle tournait et retournait le paquet que Madrouk lui avait donné. De l'autre, elle promenait ses doigts à l'endroit où aurait dû se trouver l'anneau de sa mère. Ainsi, elle se laissa bercer par les bruits familiers de son foyer et essaya d'y trouver un peu de réconfort.
Elle se rendit compte qu'elle s'était endormie quand elle sursauta en entendant quelqu'un prononcer son nom. Elle s'assit aussitôt.
– Qui est là ? lança-t-elle, guettant le moindre bruit dans le silence absolu qui régnait à présent.
– C'est moi, dit simplement la voix derrière elle.
Son cœur fit un bon dans sa poitrine quand elle reconnut son visiteur.
– Benn ?
Elle se leva et regarda par-dessus son épaule. Il se tenait debout devant la porte, drapé de son étrange mais habituelle cape sombre.
– Je vois que tu te souviens de moi ! dit-il, sa voix faisant écho à son rire franc.
– Bien sûr que je me souviens de toi. Comment je pourrais t'avoir oublié ?
Naïg regarda le jeune homme de pied en cap et constata qu'il n'avait pas changé depuis leur dernière rencontre. Dans la pénombre qui les entourait, ses cheveux étonnamment dorés et ses yeux aux reflets d'améthyste brillaient sous sa capuche.
– Ça fait pourtant des années que je ne suis pas venu ici pour te parler, nota-t-il.
– C'est vrai. Mais d'ailleurs, pourquoi ? Je pensais ne jamais te revoir !
– Disons que j'ai eu... quelques ennuis.
– Des ennuis ? s'alarma la jeune femme. Quel genre ?
– Tu te souviens peut-être que j'avais enfin réussi à me défaire de l'autorité de mon tuteur ?
La jeune femme acquiesça, se remémorant les bribes de ce que lui avait raconté son ami : le développement de ses Capacités entraînant l'incompréhension et la maltraitance de son tuteur ; un accident malheureux impliquant un membre de sa famille...
– Eh bien, alors que je pensais avoir enfin trouvé ma liberté, j'ai subi l'influence d'un autre individu encore moins recommandable. À cause de mes Capacités, il m'a tenu sous sa coupe ces dernières années, mais je pense avoir trouvé le moyen d'échapper à son contrôle.
– Par tous les dieux, ça m'a l'air terrible !
– Saches au moins que ma vie n'est pas en danger. Disons juste que c'est compliqué.
Ils se regardèrent un moment avant que Naïg ne dise enfin :
– Cela fait si longtemps que je t'ai vu que j'aimerais que ce rêve n'en soit pas un...
– Et qui te dit que tu rêves ?
Mais quoi qu'il puisse dire, elle savait qu'il n'était pas réel.
– Tu dois déjà t'en aller n'est-ce pas ? demanda-t-elle à contre cœur, consciente de briser le moment magique qui était apparu en même temps que son ami de toujours.
– Oui. Mais je reviendrai.
Et elle le crut.
– Benn ? Pourquoi aujourd'hui ?
Sans répondre, il lui sourit encore une fois, parut amusé de la voir serrer si fort le paquet qu'elle tenait dans sa main droite, puis disparut. Elle attendit alors quelques secondes, pour laisser au rêve le temps de se dissiper pour de bon, triste qu'il soit déjà terminé après une si longue attente.
Car Benn lui avait manqué, bien qu'il appartienne au royaume des songes. C'était un rêve récurrent qu'elle faisait depuis qu'elle était enfant, de ceux dont elle avait réussi à prendre le contrôle et qu'elle avait toujours attendu avec impatience. Elle avait presque oublié son existence, mais son retour serait une distraction bienvenue.
Il l'avait longuement écoutée, dans son enfance, quand elle lui avait raconté les crasses que Madrouk lui avait fait subir avant qu'ils ne deviennent finalement amis.
Que lui dirait-elle, cette fois ? Évoquerait-elle cette promesse qui venait de bouleverser leurs vies ?
Après quelques secondes supplémentaires, voyant que la transition entre sommeil et réveil tardait à venir, Naïg constata alors qu'elle était bien réveillée.
Étrange...
Cela lui était déjà arrivée de reprendre ses esprits debout au milieu de sa chambre, persuadée d'être en pleine possession de ses moyens pour réaliser quelques instants plus tard que ce qu'elle faisait n'avait ni queue ni tête, mais jamais la transition n'avait été aussi douce.
À moins qu'elle n'ait été réveillée depuis plus longtemps qu'elle ne le pense ? Depuis l'arrivée de Benn ?
Était-ce seulement possible ? Aurait-elle pu le voir autrement qu'en dormant ?
Une part d'elle savait que oui, mais ce que cela impliquait l'effrayait.
Elle aurait pu avoir des visions si elle avait été Apte. Certains l'étaient, au village. Elle soupçonnait même son père d'avoir ce don en particulier. Mais même si une telle chose était maintenant tolérée, personne n'en parlait ouvertement.
L'Aptitude, chez un Vardak, était toujours auréolée de peur et de danger. Trop d'histoires circulaient à propos de Varrodens devenus fous à cause du pouvoir qu'ils Manipulaient. Trop d'horreurs avaient été commises envers leur peuple pour réprimer un tel pouvoir. Si les Irkenits et les Arodens semblaient s'en moquer, les Vardaks vivaient toujours dans l'angoisse d'être dénoncés à l'Ordre et exécutés.
Alors non. Naïg avait simplement dû rêver, comme à chaque fois. La transition entre sommeil et réveil avait dû être plus douce que ce à quoi elle était habituée, et elle ne s'en était pas aperçu.
Essayant de se ressaisir, elle se rassit finalement devant l'âtre éteint. Le craquement des braises mourantes la ramena à la réalité pour de bon et avec un soupire, elle reporta son attention sur le paquet de Madrouk.
Immédiatement, les images de leur séparation l'envahirent et son cœur se serra à l'idée que rien n'allait changer entre eux alors que tout serait différent.
Ce cadeau si significatif pesait maintenant lourd dans sa main. Rassemblant son courage, elle défit finalement l'étoffe et son cœur se serra de nouveau en voyant la finesse de la facture de l'objet qu'elle protégeait. Une dague qu'il avait faite lui-même, à n'en pas douter.
Un autre bruit fit alors sursauter Naïg, et elle se redressa de nouveau.
– C'est un présent exceptionnel que tu as là ma fille, dit l'homme robuste qui se tenait maintenant à ses côtés.
Elle essaya de dérober l'arme à son regard, mais abandonna, sachant pertinemment que cela ne servait à rien.
– Père, je ..., bredouilla-t-elle en se levant.
– À te voir, j'ai l'impression que tu es déçue.
Elle soupira.
– Oui. Et non. Ça n'est pas ce que vous imaginez...
– Et qu'est-ce donc ? Vu la relation que Madrouk et toi entretenez depuis votre enfance j'avais pensé que peut-être il s'était enfin décidé... Cette arme semble confirmer mes soupçons, alors pourquoi cette déception ?
Pourquoi ? Cette question comportait tellement de réponses que la jeune femme ne sut par où commencer.
– Parce que c'est à Krahal que la proposition a été faite, pas à moi, souffla-t-elle, luttant contre la boule de colère qui entravait sa gorge. Parce que j'ai été assez aveugle pour croire que Madrouk et moi n'étions que des amis... Parce qu'il a préféré me mettre devant le fait accompli... Parce que plus rien ne peut être changé... Parce que...
Parce pour une fois dans sa vie, elle ne savait pas quoi faire.
Espérant donner le change, elle partit d'un rire qu'elle voulut désinvolte.
« De toute manière, c'est mieux ainsi. Jamais je n'aurais pu vous quitter pour aller vivre à Pergolled ! »
Les yeux noirs de son père s'agrandirent :
– Et moi qui avais écarté les propositions te concernant parce que j'étais persuadé qu'il s'était enfin lancé. Tarkin m'en avait parlé, mais je n'osais y croire... Je suis tellement désolé pour toi.
Joignant le geste à la parole, Toren posa sur l'épaule de Naïg une main compatissante. La poigne était solide et douce, à l'image de l'homme, et cette simple démonstration d'affection failli faire céder la barrière fragile qui retenait les larmes de la jeune femme.
« Eh bien, s'il a écouté son père plutôt que son cœur, c'est qu'il ne te mérite pas ! »
Que son père tienne ce genre de propos la surprit, lui qui respectait strictement les rites et protocoles de la communauté. Il lui fit un clin d'œil qui lui arracha un demi-sourire, mais des larmes roulèrent finalement sur ses joues.
Que pouvait-elle faire ?
Devait-elle agir ? Devait-elle se battre pour retarder ce mariage et se donner une chance de découvrir ce qu'elle ressentait vraiment pour son ami ? Était-ce pour ça qu'il lui avait finalement donné cette dague ?
En avait-elle seulement le courage ?
Voyant son trouble, son père la serra alors contre lui dans une étreinte rassurante qui finit par l'apaiser après quelques minutes.
– Sois forte, ma fille, finit-il par dire. Les jours qui arrivent ne seront pas faciles, mais saches que je compatis. Quoi que tu choisisses de faire, je te soutiendrai. Montre donc à ce bougre de Dometar qu'il a eu tort de ne pas te choisir et fais-lui regretter sa décision.
– Et comment ?
– Reste toi-même. Agis en pleine conscience. N'aies aucun regret. Tu es une belle personne, Naïg, et rien ne doit t'en faire douter. Et je ne dis pas ça juste parce que tu es ma fille !
Ces derniers mots la firent sourire.
– Voilà qui est mieux, conclut Toren. Maintenant, va !
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