Galtiekar 

Ils firent leur entrée par la porte sud alors que le soleil avait bien entamé sa descente vers l'horizon. Lentement, ils traversèrent les champs de céréales et les aires d'exercice encore occupées malgré l'heure tardive. Quelques villageois sortirent de leurs chaumières pour les regarder passer. Des enfants se mirent à courir autour d'eux dans les allées de terre et les suivirent sur le chemin menant au cœur du village. Certains les accueillirent avec des cris de bienvenue, accompagnant le son de la cloche que le veilleur avait fait retentir dès qu'il les avait aperçus. Par ce geste, ce dernier prévenait les membres du conseil du retour des derniers chasseurs.

Ils atteignirent bientôt la place centrale. Saluant les principaux chefs de famille et membres du conseil qui se trouvaient déjà là, Naïg constata l'absence de leur père. Vu l'heure, il était certainement sorti relever ses pièges. Dommage. Personne ne la défendrait contre les foudres de Tarkin.  

Ce dernier, Guérisseur, était un étranger vivant à Galtiekar d'aussi loin que puissent remonter les souvenirs de Naïg. Malgré le passage du temps, ses traits étaient d'ailleurs restés inchangés si bien qu'on aurait pu croire qu'il avait le même âge que la jeune femme. Ce qui était loin d'être le cas, comme en témoignaient ses fréquentations et son attitude.

En effet, il était très ami avec Terneg, le chef du village, et Toren le père de Naïg. Si cette dernière n'avait rien contre les deux hommes pour qui elle avait une profonde affection, ça n'était pas le cas du Guérisseur dont l'austérité et la rigidité l'avaient toujours rebuté. De plus, il semblait toujours deviner quand elle faisait un pas de travers et avec les risques qu'elle avait pris ces derniers jours, il ne manquerait certainement pas l'occasion de lui faire des remarques.

Pourvu qu'elle parvienne à garder son calme...

Comme si les Dieux avaient voulu la mettre à l'épreuve, c'est lui qui prit la parole en premier :

– Vous êtes le dernier groupe à rentrer. Avez-vous fait bonne route ?

– Oui, Guérisseur, répondit Naïg après une respiration profonde, un masque de neutralité plaqué sur le visage.

– Avez-vous fait de mauvaises rencontres ? continua Kavan, une jeune guerrière sous les ordres de Toren.

– Rien à signaler le long de la frontière irkenite, dit Nadrek à son tour, mais j'ai relevé des traces de passage de Khidalii il y a quelques jours.

Naïg se figea. Par réflexe, elle porta la main là où se trouvait l'anneau en jade à peine quelques minutes plus tôt et referma ses doigts sur le vide.

– Où ça ? demanda le Guérisseur.

– Vers le sud-ouest...

La jeune femme essaya de maintenir son expression et sa respiration pour ne pas céder au regard sombre que lui lançait maintenant Tarkin. Nadrek avait répondu honnêtement, comme on l'exigeait des chasseurs dans ce genre de circonstances. Mais ce faisant, il avait tendu au Guérisseur le bâton pour la battre.

Oui. Ils s'étaient trop approchés de la frontière Khidalii. Elle le savait. Et à l'évidence, Tarkin aussi. Mais elle avait pris des précautions et ils étaient tous rentrés sains et sauf. N'était-ce pas suffisant ?

– Combien étaient-ils ? reprit Kavan, détournant ainsi l'attention du Guérisseur de Naïg.

– Un petit groupe, à peine deux ou trois individus, mais la piste était vieille et ils ne se sont pas aventurés très au nord, répondit Nadrek. Nous ne courions pas le moindre risque, auquel cas, nous serions rentrés plus tôt.

– Combien de dankaals avez-vous tués ? s'enquit de nouveau le Guérisseur.

Son expression restait fermée, et son regard retrouva celui de Naïg, la forçant à répondre. Elle le fit de la voix la plus assurée possible.

– Nadrek et moi-même en avons eu cinq chacun. Les autres en ont eu plus. Le troupeau a été difficile à trouver, cette saison. Il était plus au sud que prévu. C'est pour ça que ...

– Bien.

Sur ce simple mot, l'entretien se termina et les chasseurs se remirent en mouvement. Ils prirent la direction du nord du village. Là se trouvaient la grange où la viande était salée et entreposée, ainsi que le quartier des tanneurs à qui ils allaient confier les peaux. 

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Ce regain d'activité de la part des Khidalii n'était jamais bon signe. Tarkin en avait déjà fait l'expérience, et si le groupe de chasseurs n'avait clairement pas eu à faire à des guerriers, il n'excuserait pas le comportement de Naïg pour autant. Certes, il admirait sa témérité, mais son manque de jugement dépassait parfois les limites. Il la rattrapa donc avant qu'elle ne parte.

Quand elle se retourna, l'expression de ses yeux bleu nuit était froide et elle fournissait un effort manifeste pour contenir sa frustration. Au moins, ils étaient deux.

– Jusqu'où êtes-vous allés ? insista-t-il.

– Pas si loin, dit-elle en soutenant son regard. Je sais que c'était risqué, mais c'est là que la piste nous a menés, et j'ai fait en sorte de ne pas...

– Naïg...

La jeune femme s'arrêta face au soupir qu'il n'avait pu retenir.

« Le fait que tu ne me répondes pas franchement parle de lui-même. J'imagine que je devrais être rassuré que tu sois consciente de ton erreur. Mais sache que ce n'est pas un jeu et que le risque était réel. Le risque est toujours réel. »

Mais son masque de neutralité se fissura et elle eut un rire sans joie.

– Réel ? Il est temps que vous réalisiez que la guerre a pris fin et que les Khidalii qui passent la frontière n'ont rien des combattants effroyables que vous redoutez. Tant que nous restons à bonne distance et que nous ne sommes pas menaçants, ils ne s'approchent pas non plus. Et c'est de toute manière à ça que servent les traités, non ?

Tarkin n'aurait pas été aussi surpris si elle l'avait frappé. La familiarité avec laquelle elle s'adressait à lui l'irritait, mais pour l'heure, ça n'était pas le plus grave.

– Combien de fois faudra-t-il que je le répète ? reprit-il, plantant ses yeux dans les siens pour l'empêcher de se dérober. Les affrontements ont peut-être cessé depuis des années, mais cette trêve est plus fragile que jamais. Au sud, la dynamique entre Alkosii et Zhealii nous échappe et nous ne sommes pas à l'abris de faire les frais de leurs conflits ! Et imagines que tu sois tombée sur des Galnoks...

– Les Khidalii qui passent la frontière ne sont que des paysans, insista-t-elle en s'avançant pour marquer ses propos. Ils sont maigres et pauvres, loin des guerriers Aptes dont vous avez peur. Ils ne s'aventurent jamais plus près que la crète sud.

« De plus, les guerriers vardaks ne sont-ils pas les seuls à pouvoir rivaliser avec les Khidalii ? C'est pour cela que nous nous entraînons tous si dur ! Jusqu'à preuve du contraire, je suis une guerrière vardake, comme tous ceux qui ont été envoyés là-haut, et j'aurais été parfaitement capable de me défendre en cas de besoin. Alors où est le problème ? »

Elle allait trop loin. S'il pouvait passer au-dessus de son insolence, il fallait qu'elle prenne conscience des conséquences que pouvaient avoir ses actes.

– Tu es peut-être l'une des meilleurs élèves de ton père sur l'aire d'entraînement, mais aies conscience qu'aucun des combats que tu as remportés n'était réel, répliqua Tarkin en avançant à son tour.

La jeune femme recula d'un pas.

« Et ne sous-estime jamais les Khidalii. Toute guerrière vardake que tu sois, ce serait la pire erreur que tu puisses faire. »

Voilà qui devrait la tenir tranquille pour un moment. Même si utiliser cette méthode le rebutait, Tarkin savait que l'atteindre dans son orgueil la ferait revenir à la réalité et cela ne manqua pas. Semblant se rendre compte de ses paroles, Naïg recula encore et serra les dents, mais ne put empêcher une autre réplique de franchir ses lèvres. Il ne s'en étonna même pas.

– Vous auriez préféré qu'on revienne les mains vides ? Sans cornes, comment voulez-vous fabriquer des arcs ? Sans arcs, comment faire du commerce avec l'extérieur ?

– Je t'invite simplement à la prudence, appuya-t-il, ce n'est pas compliqué à comprendre. La frontière paraît peut-être calme, mais s'il y a bien une chose que j'ai apprise en vivant ici, c'est qu'il ne faut jamais se fier aux apparences.

Inspirant profondément, il s'apprêtait à enchaîner sur les horreurs et les ravages que la guerre avec les Khidalii avaient apportés au village quand il ressentit dans son ventre le papillonnement caractéristique lié à son don de vision.

Des images s'imposèrent à son esprit. Naïg en faisait partie. Elle discutait – se disputait ? – avec son ami d'enfance, Madrouk. Puis il vit un paquet.

« Est-ce que Madrouk t'as encore offert quelque chose ? » dit-il à la place en jetant un coup d'œil à la sacoche de la jeune femme. Sa main était crispée dessus. Contenait-elle le fameux paquet ?

Prise au dépourvu par cette dernière question, elle suivit son regard.

– Comment le savez-vous ?

– J'ai mes méthodes, éluda-t-il.

– Quoi qu'il en soit, je pense que ça ne vous regarde pas.

Et il réalisa qu'elle avait parfaitement raison. Mais encore une fois, des images s'imposèrent à lui : le contenu du paquet.

– Oh ! s'exclama-t-il, bien malgré lui, car il était rare que son don de Rêveur se manifeste de la sorte et qu'il avait été réellement surpris de la teneur du présent.

Les dernières nouvelles venant de Pergolled expliquait au moins la raison de l'humeur difficile de la jeune femme et le Guérisseur regretta un moment d'avoir été aussi dur avec elle.

– Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ? s'affola-t-elle devant lui.

– C'est le cadeau... commença-t-il avant de se raviser.

« Oublie ça. Tu as raison, ce ne sont pas mes affaires. »

Il balaya les images de son esprit et essaya de s'ancrer dans le présent.

« Tu ferais mieux d'aller décharger ta monture avant qu'il ne fasse nuit. »

Ce sur quoi, il la quitta sans rien ajouter de plus.

La surveillance qu'il avait exercée sur elle ces derniers jours avait dû être trop pressante pour que ses dons soient si sensibles. Mais maintenant qu'elle et son frère étaient rentrés et en sécurité, il fallait qu'il s'en détache et se consacre à ses autres préoccupations.