BS
Sache que les nouvelles rayures que tu croyais voir prochainement venir décorer ton chapeau sont soumises à condition. Comme beaucoup de choses sur la falaise, ce n'est pas dit directement, pas énoncé clairement, mais pourtant considéré par tous comme évident. Par tous, sauf par ceux qui ont une once de bon sens. Donc par tous, sauf toi et moi.
Nous devons être des êtres dépassés, nous qui considérons comme évident que pendant les vacances on ne travaille pas, ou que ce qui fait un bon recommandateur est le travail fourni au quotidien plus que le nombre de soirées passées avec les collègues. Mais, apparemment, il n'en est rien. S'il y en a une qui a tout compris au monde (et donc rien compris à la vie), c'est Yuzu :
« J'espère te voir demain à la soirée festive de sur la falaise, a-t-elle ajouté après t'avoir dit au revoir à la fin de la journée.
— Non, je serai en congés demain.
— Mais tu ne pars nulle part, si ?
— Non, je vais juste passer du temps avec ma famille, et me reposer.
— Du coup, tu peux venir à la soirée.
— Mais non, je serai en congés.
— Mais tu seras là.
— Oui, mais en congés.
— Je comprends bien. Mais une fête, ce n'est pas du travail. On n'a pas besoin de prendre congé de l'amusement, voyons !
— Mais c'est quand même un événement du travail, avec les collègues, dans l'ambiance du travail. Les congés, c'est fait pour décrocher.
— Tu sais, ce n'est pas avec une pareille mentalité que tu vas réussir. Il faut apprécier un peu tout ce qu'il se passe autour de toi ; participer à la vie sur la falaise et faire des choses pour elle ou avec elle. Tu ne peux pas te contenter de travailler et de te laisser embourber par le marrais.
— C'est justement pour ne pas me laisser embourber que je prends des congés.
— Mais tu ne peux pas te contenter de te ressourcer seul. Tu as aussi besoin de puiser à la source qu'est la falaise. Tu fais partie des nôtres ; tu ne peux pas juste te contenter de travailler et faire ta vie de ton côté. Tu t'en rendras compte avec le temps ; te montrer à ce genre de festivité compte beaucoup.
— Ça compte pour quoi ? Ça n'améliorera pas la qualité de mon travail.
— Ça compte pour décrocher de nouvelles rayures. Ceux qui les attribuent ont besoin de penser à toi comme l'un des leurs : que tu leur sois familier, qu'ils t'apprécient,...
— Tu veux dire que les rayures ne dépendent pas des efforts que je fais pour ma quête ? Que, me démener ici et trimer pour faire du bon boulot, ça ne suffit pas forcément ?
— Bien sûr, tu ne peux pas avoir de nouvelles rayures si tu fais du mauvais boulot dans ta quête. Si le marrais était insatisfait de toi, ce serait foutu. Mais tant que ceux qui font appel à toi son content, ça ne sert à rien d'investir plus d'efforts là dedans ; par contre il faut en faire sur les autres aspects.
— Mais j'ai besoin de mettre des efforts dans ma quête ! Sinon, ils ne resteront pas contents longtemps. Et surtout, moi je ne serai pas content de moi. J'ai envie de bien faire !
— C'est l'erreur qu'on fait tous au début : avoir envie de bien faire. Mais il ne faut pas tomber dans ce piège. Parce qu'à un moment, il te faudra choisir.
— Choisir entre quoi et quoi ?
— Entre vouloir bien faire, ou vouloir réussir.
— On ne peut pas à la fois bien faire et réussir ?
— Peut-être, sur un coup de chance. Mais on ne peut pas à la fois vouloir bien faire et vouloir réussir. Il faut choisir dans laquelle des deux directions concentrer son énergie : celle qui te sert à avancer, ou celle qui ne sert à rien.
— Mais ça veut dire quoi réussir, si ça ne veut pas dire bien faire son travail ?
— Ne fais pas l'idiot, Persil. Tu le sais très bien. Ça veut dire être capable de simplifier l'amas des choses en les prenant une à la fois et en les priorisant. Ça veut dire être capable de te concentrer sur ce qui est important, c'est à dire ce qui peut avoir des conséquences sur ta carrière.
— Ce que tu me dis là, c'est comment atteindre cette réussite. Mais ça ne répond pas à la question de savoir ce que signifie réussir.
— Tout le monde sait très bien ce que signifie réussir.
— Ça veut dire satisfaire les attentes des autres, c'est ça ? Celles de la falaise et du monde en général.
— Peut-être ; mais il ne faut pas le dire comme ça.
— Je vois, donc c'est ça. Réussir, c'est être considéré comme ayant réussi, même si au final on n'a rien réussi car on n'a rien fait dont on pourrait être fier.
— C'est probablement vrai. Mais il ne faut pas le dire.
— Sinon quoi ?
— Sinon les gens penseront que tu n'es pas des leurs, et alors tu ne pourras jamais réussir.
— Mais toi, Yuzu, tu es d'accord avec moi ?
— Au fond, oui, probablement. Mais je ne peux pas me permettre de dire ce genre de chose à qui que ce soit. Je ne peux même pas me permettre de penser les choses comme ça.
— Parce que tu as choisi de vouloir réussir.
— Oui.
— Et te montrer à toi que je pense comme ça, ça va m'empêcher de réussir ?
— Non, ne t'inquiète pas. Je comprends ce que tu ressens.
— Mais ne penses-tu pas qu'ils soient tous capables de comprendre ?
— Si, mais ça n'enlève pas qu'ils sont en même temps conscients que ça ne se dit pas, et qu'ils te jugeront de l'avoir dit.
— Donc on est tous d'accord pour penser que les choses sont absurdes, mais personne ne peut le dire ?
— C'est ça. Mais, encore une fois, ça ne se dit pas.
— Pourtant si on le disait, il suffirait de décider collectivement qu'on va fonctionner autrement ; que désormais on peut dire ces choses. Vu qu'au fond on est tous d'accord dessus.
— D'accord sur quoi ?
— Sur le fait qu'on est tous jugés en fonction de critères qui n'ont rien à voir avec ce qui compte vraiment.
— Pour être sincère avec toi, Persil, je l'ai appris à mes dépend. Ma première quête sur la falaise, c'était dans le salon de coiffure d'une maison de retraite. Je devais redéfinir leur organisation et augmenter la qualité du service, mais en même temps la maison de retraite avait du mal à gérer son budget. J'avais des collègues qui s'occupaient de ces problématiques là, et on coopérait beaucoup. Trop d'ailleurs.
— Comment c'est possible de trop coopérer ?
— De la même manière que c'est possible de trop avoir envie de bien faire ; aux dépends de la réussite. J'ai participé à l'effort général pour faire des économies, oubliant que ce n'était pas mon objectif à moi. On arrêtait de sécher les cheveux des gens et de faire des brushings : on les coupait puis les laissait sécher à l'air libre. On a prêté du personnel qui était capable d'aider en cuisine ou dans l'animation, ce qui a augmenté le temps d'attente au salon de coiffure. On n'a pas réparé les peignes un peu cassés, qui peignaient tout aussi bien mais qui faisaient moins bonne impression aux yeux des clients.
— Moi je trouve que tu as bien fait de prendre ces décisions. Après tout, le but ultime, c'était la qualité de vie de ces personnes. Et si elles pouvaient avoir de meilleurs repas, des chambres plus confortables ou des journées plus agréables, c'était peut-être plus important que leur coiffure ou que leur expérience du salon de coiffure.
— Mais le but ultime, ce n'était pas à moi d'en décider. Ma quête, c'était d'augmenter la qualité du salon de coiffure. Et j'ai échoué, vu que sous ma garde elle a diminué, et que les questionnaires de satisfaction qu'ont rempli les résidents cette année là ont montré qu'ils n'avaient jamais été aussi déçus de nos prestations.
— Mais ils ne savaient pas que c'était pour aider à améliorer le reste de leur expérience ?
— La plupart le savaient, mais ce n'était pas ce que le questionnaire demandait.
— Alors, c'est le questionnaire qui était mal fait.
— Certainement, mais c'est comme ça que fonctionne le jugement du monde ; comme un questionnaire mal fait. Jamais on ne peut anticiper toutes les interdépendances et juger pleinement le bien fondé de toutes les décisions qui ont été prises. Chacun a son périmètre de responsabilité, et chacun est jugé sur les résultats de ce périmètre uniquement.
— Mais ça n'explique pas pourquoi mon périmètre à moi ne s'arrête pas au marais.
— Il inclut aussi ton image sur la falaise, que ça te plaise ou non.
— Et on ne pourrait pas corriger le questionnaire pour que cet aspect ne soit plus pris en compte ?
— Malheureusement, ce n'est pas un questionnaire. Là, c'est l'humanité qu'il faudrait corriger. »
Pour tout dire, j'ai presque eu l'impression que tu étais en train de parler avec le requin. Cette acceptation des façons de faire en vigueur, de la part d'êtres intelligents et dotés d'une véritable capacité de prise de hauteur et de compréhension ; n'est-ce pas ça, au fond, le problème ? Même ceux qui sont capables de voir que c'est injuste se résignent et font semblant de ne rien voir. Le monde est injuste, c'est vrai ; mais il ne faut pas le dire. Il fonctionnerait mieux s'il fonctionnait autrement ; c'est ça, mais il ne faut pas le dire comme ça. On est tous d'accord mais personne n'a le droit d'en parler ; c'est n'importe quoi ! Tu ne peux pas mener correctement ta quête sur le marrais avec les moyens qui te sont donnés, et que te disent-ils ? Qu'il faut l'accepter, que ce n'est pas grave, et que de toute façon personne ne te demande de faire mieux. Personne ne te demande d'être compétent, sauf toi. Personne ne t'ordonne d'être fiable, sauf moi.
En revanche, on te demande de participer aux évènements facultatifs, parce que ce que tu fais pour t'intégrer à la falaise compte au final plus que ce que tu fais dans ta quête. Oui, tu pourrais venir à une soirée pendant tes congés. Oui, tu aurais quelque chose à y gagner : professionnellement. Non, tu n'as pas de bonne raison à lui opposer. A moins que tu en aies, mais qu'elles soient juste trop dures à formuler face à des gens si endoctrinés ; face à des gens ayant renoncé. Tu peux en même temps vouloir venir et ne pas vouloir venir. Tu veux venir parce que ton toi professionnel, qui est conscient que ça servira sa réussite, à envie de venir. Mais tu ne veux pas venir parce que tu as aussi un toi personnel (qui est d'ailleurs ton toi véritable) et que celui-ci a juste envie d'exister sans que le boulot n'empiète sur lui. Il y a tes besoins à toi qui entrent en conflit avec les besoins de ton toi professionnel, et ses besoins à lui qui essayent de se faire passer pour tiens et donc pour comparables. Sauf que les besoins de ton toi professionnel ne sont pas tes besoins ; ils sont juste une intériorisation des besoins de la falaise.
Comment peux-tu encore vouloir la réussite, une fois que tu as compris que la réussite n'est que l'intériorisation de besoins qui ne sont pas les tiens et d'attentes qui ne sont pas les tiennes ? Tu préfères vouloir bien faire, même si ce n'est pas valorisé. Certains, comme Yuzu, penseront que vouloir bien faire ne sert à rien. Mais bien faire sert toujours à quelque chose : ça sert à ce que les choses que tu fais soient bien faites. Ça ne te profite peut-être pas forcément, mais ça sert. Comme le sacrifice du salon de coiffure aura servi les résidents, même s'il aura desservi Yuzu. Alors que réussir, dans le sens que Yuzu donne au mot, je ne vois pas à quoi ça sert.
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