Que Strix me demande de me méfier de Bakoly ne m'étonnait pas. Après avoir vu sa véritable apparence, entendu ces cris infernaux, je me doutais qu'elle n'avait rien de la gentille femme avec un beau sourire.

— Que sais-tu sur Bakoly ?

— Elle est malgache et sa divinité n'est pas une divinité, ce qui est assez rare puisqu'en principe les sorciers ne peuvent se lier qu'à des dieux de la liste. Or, Bakoly est liée à des Loas.

— Strix, rappelle-toi que je ne connais rien du monde des sorciers.

— Ah oui, désolé. Il existe une liste de divinités pour les sorciers. Les Loas sont des esprits qu'il nous arrive d'appeler pour certains rituels. Mais Bakoly est liée aux Guédés, qui ne font pas partie de la liste. Et pour l'inculte que tu es, il s'agit d'une famille de Loas liée à la mort.

— Je ne suis pas aussi inculte. Il y a genre Baron Kriminel, Baron Samedi, Mama Brigitte et d'autres trucs comme ça.

— Pas des « trucs », Hell. Des Loas.

— Ou Iwa, intervint une autre personne.

Bakoly se dressait devant nous avec son grand sourire, une main sur les hanches. Depuis quand nous écoutait-elle exactement ?

— Hella, je vais m'occuper de toi maintenant.

Et elle me présenta un jeu de cartes. Un soupir ennuyé m'échappa et contre toute attente, Bakoly se mit à rire.

— Ne t'en fais pas, moi aussi j'étais ennuyée par tous ces trucs. Il m'a fallu presque deux mois avant d'être choisie par une divinité, ce qui a provoqué pas mal de problèmes autour de moi. Les dieux se disputaient tant pour m'avoir que le Convent commençait déjà à débattre pour poser une date quant à mon exécution. Et concernant les cartes, disons que mon identité s'est finalisée cette année.

Tout en me parlant de son passé, la sorcière mélangeait les cartes, ce qui me surprenait.

— Je pensais qu'il ne fallait pas mélanger.

— Oh, non en effet, il ne faut pas. Mais je le fais pour embrouiller mon esprit.

Elle se mit à genoux, s'asseyant à même le sol pour étaler les cartes.

— Viens, m'appela-t-elle.

Je la rejoignis. Mais entourée ainsi par les membres du Convent, par Strix et ma grand-mère, je me sentais presque oppressée. Je disais bien « presque », parce que ce n'était pas vraiment le sentiment qui m'envahissait.

— Stop ! m'arrêta Bakoly alors que je m'apprêtais à prendre une carte. Prends toutes les cartes.

— Comment !? intervint Arnaud. Mais Bakoly, entre le fait de mélanger et maintenant de...

Bakoly posa son regard sur Arnaud qui blêmit et recula d'un pas. Puis elle me sourit de nouveau.

— Fais donc, Hella.

Alors, rassemblant toutes les cartes dans ma main, je me contentai de faire un petit tas. Mes doigts autour des cartes semblaient toutes les sentir, une à une. Ils semblaient chercher quelque chose, bien que je ne faisais que les dresser en un joli tas.

Mais mon esprit, surpris et emporté par cette sensation qui me démangeait, ne s'attarda pas sur mon côté méticuleux et maniaque qui voulait voir le paquet de cartes droit dans chacun de ses côtés.

— Qu'est-ce que... ?

Il me fallut cligner plusieurs fois des yeux, secouer ma tête comme pour me réveiller. Le résultat était pourtant le même. Alors je levais la tête vers Bakoly qui continuait de sourire.

— Je ne comprends pas.

Toutes les cartes étaient retournées, à l'exception d'une qui se trouvait dans mes mains. Bakoly les rassembla toutes, ne prenant pas celle que je tenais.

— Tu as un esprit puissant, et surtout tu possèdes un don oraculaire et un familier pouvant tisser des toiles, Hella. Tu t'es simplement protégée en instaurant malgré toi une confusion pour dévier la magie de celles et ceux qui tenteraient de te percer à jour.

— Hella est si puissante qu'elle peut utiliser la magie inconsciemment ? s'étonna ma grand-mère.

Et Bakoly poussa un soupir proche d'un rire moqueur et discret.

— Bien sûr que non. Mais il ne faut pas oublier qu'elle est de la descendance Laga. Ce genre de chose est assez typique. C'est comme une protection instinctive de cette descendance. Et ta carte, Hella, ne pouvait être révélée. Alors tu l'as conservée là où tu peux la garder secrète. Dans ta main, cachée de la vue de tous.

Mais en regardant ma carte, je compris qu'un autre problème venait d'arriver.

— Je ne pense pas que cela ait fonctionné, lui avouai-je.

Bakoly fronça les sourcils. Pour lui illustrer la chose, je lâchai non pas une, mais deux cartes, les révélant aux grands jours. Chacun eut un mouvement de recul, tout comme Bakoly dont le regard sérieux ne m'inspirait rien de bon.

« Pitié que cela ne signifie pas que je dois être exécutée ».

Il semblait apparemment si facile d'être condamnée à mort parmi les sorciers que pour moi tout était susceptible de me faire tuer.

Bakoly s'empara prudemment des cartes, les décollant l'une de l'autre.

— La Tour était collée à la Lune. La Lune est le symbole d'une face cachée, Hella. Et la tour annonce la tragédie.

Puis elle se tourna vers ma grand-mère, se levant du sol tout en continuant de fixer ces cartes.

— Votre petite-fille ne sera pas une sorcière comme une autre.

Sa main se tendit vers moi, m'aidant à me lever.

— Hella, tirer deux cartes est suffisamment rare pour te prédestiner à de grandes choses.

— Oui enfin si cela signifie que la tragédie est mon destin...

— Ce que les cartes révèlent dans ce rituel, ce n'est pas l'avenir ou le passé, mais qui tu es.

— Alors je suis une tragédie.

— Non, tu es double. Tu as tes secrets.

Elle me présenta la Lune. Puis elle me montra la Tour pour la suite de son explication.

— Et certains de ces secrets pourraient bien être à l'origine d'une tragédie dont toi-même tu ne sais rien.

Elle réunit les deux.

— Ce que tu caches est le fruit de choses que l'on t'a caché.

« Maman, mais qu'est-ce que t'as foutu avec ma vie ? »

Prenant les deux cartes, j'haussai des épaules.

— Bah, il fallait bien que mon destin continue de me pourrir. On s'en fout. Maintenant, on fait les dieux, c'est ça ?

Bakoly éclata de rire, posant sa main sur ma tête.

— Voilà, je commence à comprendre pourquoi Jalil t'a choisi. Tu as raison, passons à la suite.

***

Les vérités voulaient se dévoiler. Logan était conscient qu'elles ne pouvaient demeurer cachées très longtemps. Il aurait seulement préféré qu'Hella ne tire jamais ses cartes, que les protections naturelles de la descendance Laga ne soient pas détournées. Que les sortilèges de sa mère ne soient pas déjoués avec une telle facilité.

Mais cette sorcière, Bakoly, était maligne. Il ne serait même pas étonné si on lui révélait qu'elle avait été à l'origine de la mort de Jalil. Lorsqu'un Mage serait choisi pour rejoindre le Convent, elle serait le premier Siège après tout. Et pour le pouvoir, beaucoup était prêt à tout. Même à trahir des amis, détruire des vies, vendre son âme.

Maintenant, ce que Logan voulait connaitre était la raison pour laquelle Bakoly se trouvait là, à se charger personnellement de révéler l'identité d'Hella. Que s'attendait-elle à découvrir ?

Et lorsque Hella fut emmenée dans la salle de bain, l'homme comprit.

Il sortit son portable, composant un numéro.

— Ça a commencé.

***

La baignoire était remplie d'eau. Pourquoi ? Moi aussi je me posais la question.

— Je voudrais que tu plonges dedans, Hella, m'ordonna Bakoly.

— Non.

— Je suppose que tu as besoin de plus d'explications. Ton élément est l'eau, alors je crois que tu as besoin de lui pour te guider jusqu'à ta divinité qui doit t'attendre depuis ta renaissance en sorcière.

— Donc vous pensez que j'ai déjà une divinité et que les dieux ne se disputent pas pour moi ?

— Non, j'en suis certaine. Maintenant plonge.

Tout le monde était sorti à l'exception faite de Bakoly qui attendait. Elle m'avait fait enfiler un vêtement blanc, un genre de robe d'un tissu que je supposais être proche du lin.

— Dans les films, lorsque les gens doivent plonger dans des baignoires pour s'approcher des dieux ou de l'Au-Delà, l'eau est glacée. Pourquoi est-elle chaude là ?

— Parce que tu n'as pas besoin d'être au bord de la mort. Et aussi parce qu'être liée à l'eau te rend privilégier sur bien des domaines concernant cet élément. Alors, profites-en, détends-toi et plonge entièrement.

Entrant dans la baignoire, je remerciai intérieurement l'eau d'être mon élément. C'était bien la première chose de positive qui m'arrivait depuis que j'étais une sorcière. Alors, prenant une grande inspiration, je plongeai.

Mes yeux s'ouvrirent l'instant d'après, me laissant voir par moi-même que je n'étais plus dans ma salle de bain. À la place, je me trouvais baignant dans un grand bassin d'eau alimenté d'une petite fontaine en forme de poisson.

Il s'agissait du bassin d'un temple bien loin d'être de l'Antiquité.

— De quand... ?

— Mésopotamie, me coupa une voix. Mais j'ai décidé d'y mêler d'autres genres venant d'autres époques.

Une femme se trouvait là, aux bords du bassin. Je ne parvenais pas clairement à la distinguer. Pourtant elle était bien devant moi et je la regardais. Alors pourquoi ne parvenais-je pas clairement à la voir ?

— Tu dois surement te demander pourquoi tu ne me vois pas, n'est-ce pas ? C'est seulement parce que tu ne crois pas en moi. Tu ne sais pas qui je suis. Mais moi je sais qui tu es. Et je sais également que tu n'es pas Hella Doux, n'est-ce pas ?

— Qui êtes-vous ?

— Je suis Nanshe, une divinité aquatique. Et toi, tu ne devrais pas être ici.

— Que dites-vous ?

Alors un autre individu, tout aussi flou, entra dans la pièce. Je devinais un homme, très grand et fait d'une montagne de muscles. Pas vraiment mon genre en somme. Il s'approcha et murmura à la femme qui lâcha un soupir.

— Très bien, je comprends. Mais tu m'en devras une, Dago. Je suppose que dans l'immédiat, elle peut avoir ma bénédiction.

Et la femme devint visible une fraction de seconde, ne me laissant que le temps de comprendre sa beauté sans pouvoir m'en souvenir avec clarté.

L'instant d'après, je sortais brusquement de ma baignoire, reprenant mon souffle. Bakoly m'aida et m'enveloppa dans une serviette. La porte s'ouvrit au moment où l'eau s'agitait pour devenir vapeur. Une vapeur qui présenta l'image de cette femme que j'avais vue en songe.

Le tout disparu bien vite.

— Nanshe, c'est impossible...

Bakoly semblait très surprise. Elle sortit de la salle de bain alors que Strix sifflait d'admiration.

— Deux cartes et maintenant Nanshe. Eh bien, on peut dire que t'as sorti le grand jeu pour les plus puissants Sièges.

— C'est qui comme déesse ?

— Aucune idée. Je sais seulement qu'elle avait disparu de la liste parce que cela faisait une éternité qu'elle n'avait plus choisi de sorciers. Après j'ai entendu dire qu'elle permettait à ses prêtres de lire dans les rêves. Tu as peut-être ça toi aussi. Je peux toucher ta marque ?

Avec mon autorisation, ses doigts se glissèrent sur ma peau, écartant le tissu mouillé pour lui laisser la place de bien toucher ma marque. Ses paupières se fermèrent un instant, jusqu'à ce que ses yeux se lèvent pour plonger dans les miens.

— Don oraculaire et oniromancie. Bien joué, avant même d'avoir appris la sorcellerie tu es déjà une sorcière que beaucoup de Coven rêveraient d'avoir.

— Qui est ta divinité ?

— Tu voudrais bien le savoir, hein ? Je ne te le dirai pas.

Et tout sourire, elle s'écarta de moi.

— Oh fait, ton portable n'a pas arrêté de sonner lorsque tu étais dans l'eau.

Elle posa ce dernier sur un meuble. Je sursautai tandis qu'il se remettait à vibrer. Prenant tout de même le temps de savoir de qui il s'agissait, mes sourcils se froncèrent sous l'étonnement. Il s'agissait de « Bombasse sanguinaire ». Ce n'était pas tant le nom qui m'étonna – la plupart de mes contacts possédaient des surnoms pour m'aider à les identifier rapidement –, mais plutôt le fait que je ne connaissais aucune « Bombasse sanguinaire ». Alors je raccrochai.

Au moment où je m'apprêtais à supprimer le contact inconnu, ce dernier m'envoya un message.

— « Décroche petite sorcière » ? Mais c'est qui ?

Je lui demandai son identité. On ne savait jamais. Cette fois, pas de SMS, mais une photo. Et en la voyant, je faillis jeter mon portable. Il s'agissait du GIF d'un terrifiant vampire. Alors j'appelai immédiatement.

— Thérésa, espèce de...

— « Comment vas-tu Hella ? » me demanda avec un ton amusé dans la voix.

— Comment t'as eu mon numéro, Dracula ?

— « Toutes les femmes ont leurs secrets. »

— Thérésa, je ne plaisante pas.

— « Je t'ai vu t'amuser à t'envoyer des messages à toi-même en amphithéâtre. »

— Ah.

Bon, je n'allais pas démentir non plus, il était possible que par ennui je me sois déjà envoyée des messages pour m'inventer une discussion avec moi-même. Plutôt amusant, très vite lassant, surtout lorsque tu te rends compte que tu as l'air d'une idiote. Ou d'une tarée, au choix.

— Qu'est-ce que tu me veux ?

— « Très bonne question. J'aurai besoin de toi. Enfin de tes dons oraculaires. »

— Pas question.

— « Ahlala, les rumeurs te disant être une jeune femme adorable, souriante et généreuse seraient-elles fausses ? »

— Laisse-moi reformuler ma réponse. Je ne rends service qu'à ce qui m'arrange. Et toi, tu es un potentiel nid à problème. C'est mon instinct de sorcière qui me le dit.

— « Et pour des bonbons ? »

Un silence suivit sa proposition.

« Hella, réfléchis un peu avant de répondre. Strix t'a interdit de manger des bonbons venant d'inconnus. Et Thérésa, tu ne la connais pas. Et en plus, elle est une vampire. Dans ce monde, tu ne sais pas si ce sont des gentils ou des méchants. »

— Ma réponse est toujours non.

— « Et si je te dis que je peux t'apprendre à contrôler ton don en moins d'une heure ? »

— Je te dirai que ça me fait penser à ces gars qui te promettent de gagner des milliards d'euros avec leur solution miracle. C'est bidon.

— « Tu sais, avoir un vampire comme amie c'est plutôt bien. »

— Bon, ça dépend.

— « De quoi ? »

— De ce que tu attends de moi.

— « Oh, mais ça c'est très simple. »

M'asseyant sur un meuble non loin, je décidai d'attendre. J'étais impatiente d'entendre ce qu'allait me sortir Thérésa pour que j'accepte de l'aider avec un don que je ne contrôlais même pas.

— « J'aimerais que tu m'aides à ne pas mourir. »