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Rosalie et Michael avaient quitté le Nautilus peu de temps après avoir siroté leur dernier verre de Jolly Rodgers. Après avoir récupéré le vélo de Michael dans la réserve, ils étaient partis vers le grand terrain vague d'Auburn qui avait été aménagé en cinéma en plein-air pour la soirée. Au même moment, le soleil était en train de terminer sa course derrière l'horizon. Il donnait ainsi au ciel ses fabuleuses couleurs orangées.
Rosalie était installée sur le porte-bagage de Michael, bien que ce n'était pas la place la plus confortable au monde, et admirait la ville, ses lumières, ses façades, ses habitants, avec un regard différent. Le garçon, lui, pédalait avec une bonne cadence et traversait les rues d'Auburn assez facilement. Il semblait ne penser à rien, ou alors, il ne le laissait pas paraître.
Les mains de Rosalie serraient la poitrine de Michael pour ne pas tomber et sentaient, sous son tee-shirt, son torse monter et descendre au même rythme que sa respiration saccadée. Visiter Auburn ce soir-là paraissait si étrange pour l'adolescente et elle priait intérieurement de ne pas être tout à coup ramenée dans le présent. En effet, il était si rare de rester durablement en 1987 qu'elle ne connaissait que le Nautilus et le manoir Roswell. Ainsi, cette sortie nocturne permettait à Rosalie de découvrir la ville autrement. De l'entrevoir avec le même regard que Michael, peut-être avec les mêmes peurs et les mêmes espoirs.
— On est bientôt arrivés ! s'exclama le garçon en tournant légèrement la tête vers l'adolescente pour que celle-ci puisse l'entendre correctement malgré le vent qui venait siffler à leurs oreilles.
En effet, plus ils se rapprochaient du terrain vague, et plus il y avait de voitures garées sur les bas-côtés. Bientôt, une affiche attira l'attention de l'adolescente qui avait l'impression d'être dans un tout nouveau monde. Le mélange d'orange et de bleu lui rappela son enfance. Retour vers le futur. Un film qu'elle avait eu l'occasion de voir plusieurs fois et qui avait tout à coup, une connotation bien différente.
Il y eut un feu d'artifice à la fin du film.
Minuit était passé de quelques minutes et Rosalie commençait à tomber de fatigue. Ils restèrent alors pour admirer le ciel se teinter de toutes les couleurs du monde et ils décidèrent d'un commun accord de repartir un peu avant la fin du spectacle. Cependant, ils ne remontèrent pas sur leur vélo, préférant marcher ; peut-être pour savourer ce moment un peu plus longtemps. Rosalie savait ces moments passés avec le garçon étaient comme un sursis. Elle s'amusait, discutait, commençait même à tisser de vrais liens avec Michael, mais faisait tout sauf enquêter. Mais le drame l'attendait, elle le savait. Les jours étaient comptés, et elle avait tendance à l'oublier.
Le retour à la réalité la heurta de plein fouet.
Ses oreilles commencèrent soudain à bourdonner. D'abord légèrement, puis de manière presque invasive, si bien que le monde entier semblait s'être tu. L'obscurité qui inondait le terrain vague d'Auburn gagnait peu à peu les iris de Rosalie, qui bientôt ne distinguait plus que des ombres et des formes fantomatiques.
Michael n'était plus là ; ou bien c'est elle qui ne le voyait plus. Elle ne percevait dorénavant ni le vent caresser son visage, ni les gens la bousculer de part en part.
C'était comme être et ne pas être en même temps. Rosalie en était bien consciente ; elle se trouvait là sans l'être réellement. Il s'agissait d'ailleurs d'une certitude : elle avait un pied en 1987 et l'autre en 2017. Comme si, finalement, elle n'était nulle part. C'était comme un entre-deux, un univers transitoire, mais un endroit qu'elle n'était pas censée connaître. Et cet entre-deux sombre et mystérieux semblait sans issue. Rosalie ne savait pas comment en sortir. D'ordinaire, son passage ici ne durait que quelques secondes. C'était souvent bref et immédiat. Or les secondes paraissaient s'allonger jusqu'à devenir des minutes. Il n'y avait pas d'issue, pas d'échappatoire. L'adolescente avait l'impression d'avoir perdu le fil d'Ariane qui la reliait à la réalité. Cet univers était triste, froid et sombre ; et Rosalie était seule, abandonnée du reste du monde.
Tout à coup, elle sentit une main agripper son bras et brûler sa peau. Mais tout était encore si obscur que Rosalie n'aurait su dire à qui cette main appartenait et si elle ne l'avait pas seulement rêvée ou bien imaginée. Un éclair fort lumineux l'aveugla à plusieurs reprises et les bourdonnements cessèrent enfin.
Le silence.
Mais ce silence lui parut lourd, pesant, pénible.
Parce qu'il n'y avait plus rien. Plus de sons, plus de sensations. Il n'y avait plus que cette obscurité qui devenait de seconde en seconde de plus en plus menaçante.
Heureusement, l'adolescente fut tirée de l'entre-deux par la voix de Michael qui surgit à ses oreilles comme une bouée de sauvetage à laquelle elle pouvait s'agripper et s'accrocher. Michael était son fil d'Ariane.
— Rosalie !
L'obscurité battit doucement en retraite, les ombres suivirent aussi. Cependant, Rosalie, immobile, s'était noyée dans la foule. Elle avait beau chercher Michael et son vélo, ils demeuraient introuvables. Alors même si elle avait quitté l'entre-deux, elle se sentait toujours seule, abandonnée et surtout perdue. Elle n'avait plus de bouée, plus d'espoir. Il avait disparu.
À cette époque, il n'y avait pas de téléphone, elle ne pouvait donc pas le contacter pour le retrouver plus aisément. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était l'attendre. Ce qu'elle fit donc en dessous de l'affiche du film Retour vers le futur. Si la situation n'avait pas été la même, elle aurait probablement souri devant l'ironie de la chose.
Les gens qui passaient à côté d'elle ne lui accordèrent pas un seul regard, si bien que Rosalie était persuadée qu'ils ne pouvaient pas la voir. Et si j'étais encore entre les deux époques ? se disait-elle, effrayée à l'idée de s'être perdue dans le temps.
C'est alors qu'elle reconnut l'officier de police Harry Ferguson qui passait près d'elle. Leurs regards se rencontrèrent et il lui adressa un signe de tête auquel elle répondit, légèrement troublée.
Michael n'était plus si loin. Elle le savait. À quelques mètres de là, derrière plusieurs autres personnes, Rosalie put enfin l'apercevoir. Le garçon tenait fermement le guidon de son vélo et avançait d'un pas lent et hésitant vers la sortie, comme si lui aussi s'était perdu. Bientôt, son regard se fraya un chemin vers le sien. Il la voyait.
Une fois qu'il fut à sa hauteur, il soupira et Rosalie devina qu'il s'agissait là d'un signe du soulagement qu'il éprouvait.
— J'ai bien cru t'avoir perdue, susurra Michael dans le creux de son oreille.
Hélas, ces mots se firent douloureux. En effet, Rosalie ne pouvait pas s'empêcher de penser : « Pas encore. C'est moi qui finirai par te perdre. »
Sur le chemin du retour, peu de mots furent échangés, seulement la promesse tacite et silencieuse de ne plus jamais se lâcher. Ainsi, avant de se quitter, devant la devanture encore éclairée du Nautilus, le garçon invita Rosalie à sortir. Comme reliée à lui par un lien invisible, mais pourtant très fort, l'adolescente ne se voyait pas refuser, se disant qu'elle avancerait dans l'enquête plus facilement s'ils se voyaient davantage, qu'elle affinerait ses recherches plus vite aussi. Mais elle savait, au plus profond de son être que ses motivations ne concernaient pas seulement l'enquête et que peut-être, elle avait cru son propre mensonge tout du long.
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