36
Lorsque Michael fut de retour, Rosalie était en train de jouer un morceau au piano.
Elle ne l'avait pas entendu arriver derrière elle ; alors le garçon resta muet tandis qu'il l'écoutait sans l'informer de sa présence. Il ne voulait pas que ses doigts fins et agiles mettent fin à la mélodie qu'ils créaient, même s'il ne la reconnaissait pas. Il se disait que l'adolescente jouait probablement une de ses compositions. Il aimait à penser qu'il en apprendrait davantage sur elle en l'écoutant jouer, en observant ses mains danser sur le clavier. En effet, Michael était de ceux qui pensaient que la musique pouvait tout exprimer. Même si là encore les secrets de Rosalie restaient hermétiques. Il lui fallait avouer que l'adolescente demeurait encore bien difficile à déchiffrer.
Immobile, ses prunelles brûlaient la nuque de Rosalie.
Il était là. Il écoutait. Et il désirait lui poser mille et une questions. Mais une seule, à ses yeux, comptait vraiment.
Qui es-tu ?
Après tout, il ne savait rien d'elle. Ni son nom, ni son adresse. Il ne connaissait rien de son passé, pas grand-chose de son présent. Elle était la définition même du mot « mystère ».
Et à ses yeux, elle était un mystère qu'il lui fallait percer. Il voulait apprendre à la connaître comme on apprenait à jouer une chanson. D'abord lentement puis fébrilement jusqu'à la savoir par cœur. Il désirait tant la comprendre.
Qui es-tu vraiment ?
Soudain, Michael discerna une fausse note. Néanmoins, cette note inexacte et solitaire lui sembla accordée aux doutes qu'il entretenait au sujet de l'adolescente. Toutes ces choses bizarres qu'elle laissait derrière elle, ces arrivées et départs soudains qu'il ne pouvait expliquer... Cette simple note accompagnait cette réalité.
Rosalie s'arrêta soudainement de jouer. Ses doigts restèrent un moment en suspend au-dessus du clavier. Hésitante devant l'instrument, elle fit résonner quelques notes au hasard avant de fermer les yeux.
Qu'est-ce que tu tiens tant à me cacher ?
Mais il savait. Il savait qu'il ne le saurait jamais.
Rosalie finit par soupirer. C'est à cet instant que Michael décida de se racler la gorge pour lui faire savoir qu'il était de retour. Les verres étaient posés sur la table où traînaient encore les dessins d'Héloïse.
— Oh, dit-elle surprise. Tu as entendu ?
Ce n'était pas si difficile à deviner.
— J'ai tout entendu. Tout, jusqu'à ta magnifique fausse note.
Les joues de Rosalie s'empourprèrent. Il avait dit qu'il serait de retour « dans une minute ». Elle n'avait pas imaginé qu'il serait là aussi vite... et qu'il l'aurait entendue jouer.
— T'es pas sympa ! Pour ta gouverne, j'essayai de me souvenir d'une vieille chanson !
« Vieille » n'est peut-être pas le mot approprié... Mais Rosalie cherchait à se défendre. Faire résonner une fausse note devant un musicien tel que lui, c'était comme dessiner des « bonhommes-bâtons » devant Claude Monnet.
— Mais tu t'en sortais plutôt bien, justement, jusqu'à la fameuse note outrageante que tu m'as envoyée à la figure.
Rosalie sourit.
— C'est toi qui es outrageant.
— Pour ta gouverne, répéta-t-il pour embêter l'adolescente, tout ce que je t'ai déjà dit, je le pense vraiment. Tu joues très bien. Pour quelqu'un qui n'avait pas joué depuis longtemps, tu as un très bon niveau. Tu es loin d'être rouillée. Vraiment.
— D'ailleurs, tu jouais quoi ? s'enquit le garçon comme pour changer de sujet.
Rosalie ne pouvait pas lui dire qu'il s'agissait d'une chanson sortie en 1990. Michael ne la croirait pas. Le titre faisait bel et bien partie de son passé à elle, mais n'appartenait pas au sien. Le garçon ne pourrait pas comprendre...
— Tu ne connaîtras pas.
Michael fronça les sourcils avant de croiser ses bras sur son torse. Rosalie se rendit immédiatement compte du double-sens de sa phrase et de toute la violence qu'il contenait.
Tu ne connaîtras pas parce que cette chanson a été écrite dans ton futur à toi et dans mon passé à moi. Tu ne connaîtras pas parce que tu vas disparaître le jour de ton anniversaire, le 29 août 1987... Voilà ce qu'elle désirait tant lui dire. Voilà ce qu'elle ne pourra jamais lui avouer.
— Je veux quand même savoir, insista le garçon. Je m'y connais en musique, après tout.
Il n'avait pas tort... Et c'était justement la raison pour laquelle Rosalie ne voulait pas lui donner d'information.
— C'est « Enjoy the silence ». Mais je me souviens plus du nom du groupe...
Rosalie ne pouvait pas lui dire que cette chanson avait été produite par Depeche Mode, groupe qui avait connu un essor phénoménal dès le milieu des années quatre-vingts. Autrement, il aurait compris que quelque chose clochait.
— C'est dommage. J'aurais pu l'apprendre aussi.
Les iris de Michael brillaient d'une nouvelle lueur de défi.
— J'aurais pu te l'enseigner, ajouta-t-il avec un sourire en coin.
— Non, ça devrait être à moi de te la montrer.
Rosalie se leva cependant de son siège afin de se rediriger vers la table contre laquelle le garçon se tenait appuyé depuis qu'il était de retour.
— Mais d'abord, le Jolly Rodgers !
Ils trinquèrent tous les deux en se fixant dans les yeux, un sourire dessiné sur leur visage. Tous les deux, au même moment, formulèrent un vœu dans leur esprit.
Je veux te connaître.
Je veux te sauver.
Une heure était passée. Rosalie était en train de siroter son deuxième Jolly Rodgers en attendant que Michael revienne. En effet, le garçon était parti voir son patron pour négocier sa soirée afin de la passer avec Rosalie. Quand il revint enfin, il n'avait plus son habituelle marinière. Il portait au contraire une jolie chemise sombre à motifs. Un sourire ornait son visage tandis que le rouge colorait ses joues.
— Tu veux retourner dans l'autre salle ? s'enquit-il au creux de son oreille pour qu'elle puisse l'entendre.
Rosalie hocha la tête avant de souffler un « oui » à peine audible à cause de la musique qui recouvrit sa voix. Michael ne l'entendit pas, mais il avait senti son mouvement de tête. Alors il la suivit, une main posée dans son dos, naviguant entre les tables et les chaises, entre les gens qui se dirigeaient vers le bar, ainsi que ceux qui dansaient... Le Nautilus était plein à craquer. Et rien que pour cette raison, Michael était ravi que son patron lui ait accordé sa soirée. Heureusement, il y avait d'autres serveurs pour le remplacer. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle le père d'Héloïse avait accepté qu'il finisse son service plus tôt. Autrement, Michael n'aurait pas pu se libérer. Il n'aurait donc pas eu la chance de savourer le temps passé avec Rosalie.
Il y avait beaucoup moins de monde dans la salle secondaire. La musique y était aussi plus douce, moins envahissante. Michael et Rosalie posèrent leurs cocktails sur une table et tandis que l'adolescente allait s'asseoir, le garçon la retint en prenant sa main dans la sienne.
— Tu veux danser ?
Rosalie secoua la tête.
— Je ne danse pas, dit-elle.
Michael ne lâcha pas sa main pour autant.
— Je danse très mal si tu veux savoir, avoua l'adolescente.
— Oh, allez, je suis sûr que tu meurs d'envie de danser avec moi.
Cette fois, Michael jouait une toute nouvelle carte pour abandonner celle de la timidité qu'il retournait désormais face contre table. Il ne lâcha pas l'adolescente du regard pendant de longues secondes. Finalement, Rosalie laissa échapper un soupir.
— Si tu tiens tant à ce que je te marche sur les pieds, concéda alors Rosalie.
— C'est un « oui » ?
Pour toute réponse, l'adolescente sourit. Bien sûr que c'est un « oui », imbécile. Elle le suivit là où ils pourraient danser sans bousculer les tables et les chaises. Michael mesura l'espace de ses yeux noisette, sûrement pour vérifier que la piste de danse était assez spacieuse. Puis il lia ses prunelles à celles de Rosalie.
C'était une musique de Queen qui passait sur les ondes à ce moment-là. Les deux adolescents se mirent alors à bouger au même rythme de cette dernière tout en fredonnant les paroles chantées par Freddie Mercury. Michael, lui, avait la tête ailleurs cependant. Les yeux rivés sur Rosalie, il se posait mille et une questions. Il désirait tant percer le mystère qui l'entourait.
— Tu es fille unique ? s'enquit-il alors de but en blanc.
Rosalie ralentit ses mouvements, elle ne bougeait plus que le haut de son corps.
— J'ai un petit frère. Il s'appelle Danny.
Michael sourit.
— J'aimerais bien le rencontrer un jour.
Le cœur de Rosalie se serra. Parce qu'elle savait que ça n'arriverait jamais. Mais elle lui envoya tout de même un sourire pour essayer d'éloigner ses pensées.
— Un jour, peut-être !
Rosalie n'y croyait pas. Ce n'était pas possible. Et plus elle y pensait, plus ça lui faisait mal. Alors elle voulut changer de sujet.
— Dis, tu n'as jamais voulu t'en aller d'ici ?
Michael sourit tristement. Il ne rêvait que de ça. Fuir Auburn, fuir son père et toute la violence de son quotidien, échapper à une vie dont il ne voulait rien. Quitter Auburn, c'était renaître, devenir le papillon qui ne demandait qu'à quitter son cocon.
— Si, j'en rêve depuis des années.
Rosalie s'en doutait. Elle voulait maintenant savoir si ce désir de quitter cette ville avait un lien avec sa disparition inexpliquée.
— Ça ne se passe pas bien chez toi ?
Elle avait déjà remarqué les hématomes sur ses bras, les cernes qui ornaient ses yeux, et la tristesse dans son regard quand il évoquait son quotidien.
— Ce n'est pas à Auburn que j'arriverai à faire ce que je veux, dit-il simplement.
Pourquoi ne se livrait-il pas ? Michael pensait que Rosalie avait énormément de secrets, mais lui aussi avait les siens.
— Tu voudrais aller où ?
Est-ce qu'elle arriverait à retrouver sa trace quelque part ?
— N'importe où, répondit-il, tant que c'est loin d'ici. Mon rêve serait de vivre de la musique. Intégrer un conservatoire ou une école de musique, ce serait comme effleurer mon rêve du bout des doigts. Alors j'attends et j'économise.
Rosalie hocha la tête.
— Et toi ? Où voudrais-tu aller ?
— Je n'y ai jamais réfléchi, avoua-t-elle.
Mais elle savait au plus profond de son être que la question n'était pas « où », mais « quand ». Il ne s'agissait pas de faire des milliers de kilomètres pour fuir Auburn ; non, pour Rosalie, il s'agissait de faire un retour dans le temps de plusieurs dizaines d'années. Parce que tout ce qu'elle voulait, c'était continuer de se rendre en 1987 afin de résoudre l'affaire Roswell. À ce jour, rien d'autre ne comptait à ses yeux.
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