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Elle l'avait découvert 3 jours après l'anniversaire de ses 12 ans. Un matin, elle s'était réveillée quelques minutes avant que son alarme ne sonne. Il faisait encore noir, elle savait qu'elle allait devoir se lever, aller en cours, affronter le collège et sa journée et son lot de contrôles et de stress et de fatigue. Alors elle avait fermé les yeux, fort, très fort, et elle avait pensé : "Si seulement j'étais capable d'arrêter le temps, je resterais dans mon lit jusqu'à la fin de mes jours".
Alors elle avait rouvert les yeux et s'était rendue compte que son réveil ne clignotait pas au rythme des secondes comme d'habitude. Elle était descendue, et son frère, assis devant son petit déjeuner, était complètement immobile. Pareil pour son chien, pour ses parents, pour l'horloge, dont l'aiguille n'avançait plus, dont le tic tac rassurant n'emplissait plus le salon. Comme si... comme si le temps s'était figé.
Au début, elle avait paniqué. Et si elle restait coincée pour toujours dans cette seconde d'éternité ? Elle avait couru se réfugier dans son lit, s'était blottie sous sa couette. Elle avait fermé les yeux et elle avait pensé fort, très fort : "Si seulement le cours du temps pouvait redevenir normal !" Alors son réveil avait sonné.
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Elle n'en avait jamais parlé à personne. Ni à sa famille, ni à ses amis. Un jour, elle avait glissé son secret à l'oreille de son chien alors qu'il était allongé sur ses genoux, mais à cet instant, il était certainement plus concentré sur les caresses de sa maîtresse que sur ses paroles. Au fond, elle avait peur qu'on ne la croit pas, qu'on la traite de folle. Alors elle le gardait pour elle, enfoui dans son coeur, comme un trésor. Un trésor qu'elle devait protéger.
Et puis, ce don, c'était tout de même pratique. Elle pouvait arrêter le temps quand elle le voulait, comme si elle appuyait sur le bouton 'pause' pendant un film. Il lui suffisait de fermer les yeux et d'y penser fort, très fort, et quand elle les rouvrait, tout s'était arrêté. Alors elle avait tout son temps, elle pouvait faire tout ce qu'elle voulait avant de revenir à l'instant présent, avant de reprendre sa journée banale. Et ce don, elle l'utilisait souvent.
Le matin, par exemple. Quelques secondes avant que son réveil ne sonne, elle fermait les yeux, et hop, elle avait tout le temps qu'elle voulait pour finir sa nuit. Ou alors quand elle était sur le point de terminer un livre, mais que c'était l'heure de partir au collège. Elle fermait les yeux, et elle pouvait finir son chapitre. Pendant un contrôle, quand elle séchait vraiment sur une question, il lui suffisait de fermer les yeux, et elle pouvait sortir son cours de son cartable pour trouver la bonne réponse. Et en cours, quand elle s'ennuyait vraiment trop, elle arrêtait le temps, sortait de la classe et allait se dégourdir les jambes à travers le bâtiment. C'était tellement drôle de traverser toutes les salles, de voir tous ces élèves avachis sur leur table, ces professeurs figés dans une position improbable au tableau.
Et puis de temps en temps, elle arrêtait le cours du temps simplement pour contempler le monde à l'arrêt. Elle se promenait dans la rue, et elle regardait toutes ces personnes immobiles, figées autour d'elle. Elles vivaient toutes leurs vies, elles avaient chacune une histoire à eux... C'était dans ces moments-là qu'elle avait le sentiment d'être vraiment toute petite, minuscule, insignifiante, au milieu des ces 7 milliards d'humains, qui comptaient tous à leur manière. D'autres personnes auraient certainement trouvé cela très angoissant, de traverser une ville immobile, silencieuse. Car le seul son qui lui parvenait lors de ces petites escapades, c'était celui de ses pas. Mais c'étaient dans ces rares moments qu'elle se sentait vraiment en paix. Personne ne pouvait la voir. C'était son secret, son don à elle.
Evidemment, elle aurait pu faire des tas d'autres choses avec ce don. Plus d'une fois, elle s'était surprise à s'imaginer arrêter le temps, entrer dans un magasin et repartir avec autant de choses qu'elle le désirait. C'était tellement tentant.
Et puis elle repensait à toutes ces histoires qu'elle lisait, à tous ces héros qui s'évertuaient à faire le bien autour d'eux... "Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités", avait-elle lu quelque part un jour. Et elle chassait cette idée de vol - le mot lui paraissait tellement fort, mais oui, ç'aurait été du vol - de sa tête.
D'ailleurs, pendant les premiers mois qui avaient suivi la découverte de son don, elle s'était très souvent imaginée en super-héroïne. Avec son pouvoir, elle était peut-être capable de jouer les justicières à travers la ville ! Elle avait même commencé à imaginer un costume. Le soir, allongée dans son lit, elle réfléchissait à la meilleure manière d'exploiter son don pour être une héroïne. Lors d'un hold-up, elle pourrait fermer les yeux, désarmer tranquillement les bandits et les attacher. Lorsqu'elle remettrait le temps en route, ils n'en croiraient pas leurs yeux ! Elle n'aurait plus qu'à attendre la police. Et puis, si un jour une voiture était à deux doigts de renverser un piéton, elle arrêterait le temps, déplacerait la personne hors de la trajectoire du véhicule, puis laisserait les minutes s'écouler normalement de nouveau. Elle allait sauver des vies !
Puis certains problèmes s'étaient imposés à elle : elle n'avait aucun moyen de se tenir au courant des crimes dans la ville. Dans les films, les héros réussissaient à connecter leur radio à la fréquence de la police, pour écouter tous leurs échanges et savoir où et quand apparaître pour combattre le crime. Mais elle ne savait pas du tout comment on pouvait connecter une radio à la fréquence de la police. "Tant pis", s'était-elle dit. Et elle avait beau parcourir la ville figée dans le temps à longueur de journée, elle n'était jamais tombée sur des bandits ou sur un passant en détresse. Ce n'était bien qu'aux Etats-Unis que les super-héros avaient du boulot. Dans sa petite ville de province, il ne se passait jamais rien d'intéressant.
Alors elle avait laissé tomber cette idée de super-héros à contre-coeur.
Elle n'avait eu d'autres choix que de garder son don pour elle. Elle n'avait aucun moyen de le partager avec les autres... n'est-ce pas ?
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Un jour, la professeure les fit changer de place en cours de latin, et elle se retrouva juste derrière un garçon qu'elle n'avait encore jamais remarqué. Vers le milieu du cours, il se retourna pour lui demander du scotch. Elle était très timide et surprise qu'il lui adresse la parole, alors son premier réflexe fut d'arrêter le temps. Et elle se retrouva face à son regard, brun et chaleureux, si rassurant, et qui, malgré son immobilité, n'avait rien perdu de son éclat. Elle en fut profondément troublée, et mit plusieurs minutes à remettre le temps en route pour lui tendre son scotch. Plus tard, elle se rendit compte qu'elle était tombée amoureuse.
Dès lors, le regard du garçon fut la seule chose qui occupa ses pensées. Souvent - beaucoup trop souvent - pendant un cours, elle arrêtait le temps, sortait de la salle et partait à la recherche de son voisin de latin. Lorsqu'elle l'avait trouvée, elle pouvait le contempler autant qu'elle le voulait. Malgré tout, elle faisait toujours en sorte de rester cachée, comme si elle craignait que le garçon la remarque alors même qu'il était pétrifié, comme le reste du monde autour d'elle. Dans ces moments-là, plus rien d'autre ne comptait que son regard brun et chaleureux, qu'elle pouvait savourer tout son saoul. Elle restait des jours entiers à le contempler avec ravissement avant de remettre le temps en route.
Mais lorsque le temps s'écoulait normalement et qu'elle croisait le garçon, c'était à peine si ses yeux se posaient sur elle, s'il la remarquait. Et cela lui faisait très mal, quelque part dans son estomac. Alors elle arrêtait le temps pour pouvoir croiser son regard, parce que finalement, elle était incapable de faire autrement.
Au bout de plusieurs mois, le monde se mit à s'écrouler lentement autour d'elle. Ses amis la trouvèrent plus distante. Elle passait de moins en moins de temps avec sa famille. Elle s'évadait de plus en plus souvent dans son monde pétrifié, dans sa seconde qui s'étirait à l'infini, pour contempler le visage du garçon. Et quand elle revenait à l'instant présent, quand le temps reprenait son véritable cours, elle ne se sentait plus à sa place. Parce que tout le monde pouvait distinguer chacun de ses mouvements, chacun de ses déplacements. Parce que le garçon ne la regardait plus.
Alors finalement, le seul endroit où elle se sentait bien, c'était ce monde déconnecté de toute notion du temps et de toute réalité.
Elle finit par envisager sérieusement d'arrêter le temps et de ne jamais le remettre en route. Elle pourrait parcourir le monde, seule, aller plus loin qu'elle ne l'avait jamais osé. Qui pourrait l'arrêter ? Personne ne se rendrait compte de son absence. Car personne ne connaissait son secret. Comment pourraient-ils comprendre ? Ils la traiteraient de folle, elle serait rejetée. Ou alors ils essaieraient d'utiliser son don, de tirer profit de son pouvoir. Elle ne saurait plus reconnaître ses vrais amis de ceux qui chercheraient à l'utiliser.
Alors elle se contentait de garder ce secret enfoui tout au fond d'elle, comme un poids qui la tirait un peu plus vers le bas chaque jour. Ce secret devint un gouffre entre elle et ses proches. Elle avait l'impression de ne plus compter pour personne. Quelle importance ? La seule chose qui comptait pour elle, c'était le regard brun et chaleureux du garçon.
Au bout du compte, chaque journée devint aussi longue qu'un mois, tellement elle fermait les yeux. C'était devenu comme une drogue, elle ne pouvait plus s'en passer. Chaque jour, chaque heure, elle avait besoin de savourer ce silence, cette immobilité du monde qui l'entourait et surtout, surtout, elle avait besoin de se sentir envelopper par le regard si rassurant du garçon. C'était sa seule façon de se sentir vraiment bien. Elle ne savait plus lequel des deux mondes était sa véritable maison. Son don était devenu comme une spirale noire, sans fin, qui l'attirait toujours plus vers le fond.
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Et un beau matin, elle le fit vraiment. Elle arrêta le temps, et en le faisant, elle était décidée à ne jamais le laisser reprendre son cours normal. Elle était décidée à rester vivre dans ce monde immobile, ce monde qui lui appartenait à elle seule, et à personne d'autre. Ce monde qui était son secret.
Les deux premiers jours, tout se passa bien. Elle avait tous les stocks de tous les supermarchés de la ville à sa disposition, et elle avait commencé par se gaver d'innombrables friandises, confortablement installée dans la suite d'un hôtel décidément terriblement confortable. Le soir, elle se rendait à l'endroit où se trouvait le garçon. Elle avait fermé les yeux pendant une pause entre deux cours, par un matin où le soleil brillait allègrement dans le ciel. Et lui, il était assis sur un muret au milieu de la cour, entouré de ses amis, et il riait, et les rayons du soleil rendaient son regard brun encore plus beau et chaleureux. Elle le contemplait pendant de longues minutes, puis elle s'en allait pour trouver un endroit où dormir.
Son monde n'avait pas de nuit. C'était un matin qui s'étirait à l'infini, aussi, quand elle s'endormait, elle avait l'impression d'avoir le privilège de paresser dans son lit sans s'occuper des cours, et lorsqu'elle se réveillait, c'était comme si elle avait fait une longue grasse matinée. C'était décidément terriblement agréable.
Et puis le troisième jour, lorsqu'elle retourna voir le garçon, elle sentit un grand vide se creuser au fond de son estomac. Pas comme si elle avait faim, non, comme si quelque chose lui faisait très mal, au fond d'elle. Elle réalisa à quel point elle aimait voir le garçon bouger, se mouvoir dans un monde en perpétuel mouvement. Comme elle aimait voir ses lèvres remuer quand il parlait ! Et ses yeux se plisser lorsqu'il riait. Et il était là, devant elle, immobile, pétrifié, et elle eut la terrible sensation qu'il n'était pas vraiment vivant, que ce n'était qu'une pâle copie qui lui faisait face.
Elle n'hésita pas longtemps : elle alla se replacer à l'endroit où elle avait arrêté le temps trois jours plus tôt, un peu plus loin dans la cour, avec deux amies. Et elle remit le temps en route.
Et quelque chose se débloqua en elle lorsque du coin de l'oeil, de loin, elle aperçut le garçon bouger de nouveau au milieu de son groupe d'amis. Elle vit ses lèvres remuer, elle vit ses yeux se plisser. Et elle eut l'impression qu'elle ne s'était jamais sentie aussi bien.
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Pendant de longs mois, elle n'arrêta plus le temps. Ce fut très bizarre pour elle, mais elle finit par se réhabituer au cours normal du temps. Elle passa plus de temps avec ses amis, qui furent ravis de la voir redevenir elle-même. Elle partit en voyage avec sa famille, et vécut de merveilleux moments avec ses frères et ses parents. Elle apprit à connaître la véritable valeur du temps, à le savourer quand elle en avait trop, à ronchonner quand elle n'en avait pas assez.
Elle redevint une personne normale. Elle se rendit compte qu'elle n'avait pas besoin de son don pour être heureuse.
Quant au garçon, ce fut d'abord difficile pour elle de ne plus arrêter le temps pour le regarder sans réserve. Mais elle réussit à lui adresser la parole en cours de latin, d'abord pour lui demander une gomme, puis ensuite pour lui demander les devoirs. Puis ils se mirent à discuter tout naturellement.
Ils se faisaient réprimander souvent par le professeur, mais pour rien au monde elle n'aurait échangé le merveilleux son de la voix du garçon, ni l'éclat qui brillait au fond de ses yeux lorsqu'il la regardait. Et dans ces moments-là, elle sentait une espèce de chaleur qui partait de son ventre et se diffusait dans tous ses membres. Et c'était décidément terriblement agréable.
Pour la première fois depuis un long moment, elle se sentit en paix avec elle-même.
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Un jour, elle était en cours de français et regardait par la fenêtre. Il faisait beau, c'était le printemps, les gens étaient en tee-shirt et se prélassaient au soleil pendant les récréations. Elle se dit que c'était un bon moment pour réessayer.
Alors elle ferma les yeux et elle pensa fort, très fort à arrêter le temps. Et le temps s'arrêta. Et elle se sentit bien.
Et puis dans ce monde immobile, figé dans le temps, quelque chose bougea. Elle se retourna et le vit.
C'était un garçon. Il avait l'air terriblement confus, il regardait les gens autour de lui qui s'étaient immobilisés tout à coup, qui ne bougeaient plus. Et il leva les yeux. Et il croisa son regard.
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