Chapitre 31 La porte du Soleil
Rinata crispa ses mains sur les épaules des jumeaux et redressa son dos pour essayer de se donner une contenance face à l'Indésirata qui les narguait.
— Millie ! Traîtresse ! Comment peux-tu me faire ça ! tonna la vieille femme d'une voix étonnamment ferme.
— Oh ça n'a rien de personnel, quoi que... Je suis contente de voir la belle, l'admirable Rinata Tournelle en si vilaine posture ! ricana la Nigrefac. Tu as toujours attiré tous les regards ! Les hommes ne voyaient que toi ! Personne ne remarquait jamais la minuscule Millie aux yeux marron alors que son amie exhibait son regard vert langoureux. Mais les choses ont changé, j'ai rencontré Drid. Lui, il m'a comprise, aimée et initiée aux énergies !
— Millie ! Drid est un monstre, il tue, il détruit. Il ne veut que le pouvoir et les richesses ! rétorqua Rinata en se tassant un peu sur elle-même.
Thys et Mélia maintenaient solidement leur grand-mère qui, ils le savaient, souffrait énormément et puisait dans son Ingéni pour poursuivre cette conversation sans laisser leur adversaire s'apercevoir de son état de faiblesse.
— Et alors, moi aussi j'aime les richesses ! s'insurgea Millie. À quoi servent les bons sentiments ? À rien ! Désolée, Rinata ! Tu vas mourir ici et tes petits enfants vont être un sacré trophée que je vais ramener à Dux !
Son sourire carnassier s'étira encore avant qu'elle n'arrondisse ses lèvres de manière grotesque. Elle agita ses doigts comme si elle jouait de la flûte. Alors les yeux se firent plus lointains et elle atteignit Rinata. Celle-ci hoqueta et porta ses mains à sa poitrine. Elle voulait riposter, mais n'en avait pas la force.
— Ne fais pas cette tête-là ! C'est un truc de Nigrefac que je commence à bien maîtriser ! Ta petite fille a testé tout à l'heure ! ricana Millie en jetant un œil complice à Mélia. J'aspire l'air de tes poumons, je vide la moindre particule d'oxygène de ton sang ! Pas mal, hein !
Thys lâcha le bras de sa grand-mère et se précipita sur l'horrible bonne femme. Mais d'un papillonnement d'œil et d'un grand geste de bras, elle l'immobilisa.
— Mélia, mes jambes ! hurla le garçon. Elles... elles...
Il s'écroula aux pieds de son adversaire.
— Tes jambes ne reçoivent plus de sang, mon pauvre petit ! Elles ne sont bonnes à rien ! Ça aussi c'est facile !
Et la Nigrefac partit d'un éclat de rire dément, tellement fière d'elle.
Mélia, totalement impuissante, soutenait toujours sa grand-mère qui pesait de plus en plus sur ses épaules. La vie abandonnait doucement la Maître Arcan. Son visage avait bleui, ses yeux étaient injectés de sang, sa bouche en carpe muette s'ouvrait et se fermait à l'agonie.
C'est alors qu'une chose inexplicable se produisit. La Nigrefac commença à changer d'attitude. Son sourire rétrécit et se figea, ses bras cessèrent leur danse, ses yeux s'arrondirent pleins d'interrogation et elle hurla :
— Mais qu'est-ce qui m'arrive ? Je brûle ! Aidez-moi, je suis en feu ! Mes cheveux ! À l'aide !
Le foulard de Millie s'embrasait et les flammes commençaient à se nourrir de la chevelure de l'Indésirata épouvantée qui gesticulait de manière désordonnée. Derrière elle, Mélanie, les yeux luisants comme deux braises incandescentes, fixait intensément le foulard.
— Désolée, dit-elle sans détacher son regard du feu, j'ai eu peur quand je l'ai vue arriver ! Je n'ai pas osé crier pour vous prévenir, mais je l'ai suivie.
La petite était impressionnante, concentrée sur sa proie qu'elle s'appliquait à torturer.
— Merci Mélanie ! dit Thys en se relevant. Il testait ses jambes encore flageolantes. Tu peux arrêter, je crois que le feu va continuer tout seul ! Il faut déguerpir au plus vite d'ici, maintenant !
Et tandis que la Nigrefac hurlait en se roulant au sol. Les trois enfants aidèrent la Maître Arcan à se déplacer. La pauvre Rinata était totalement épuisée et la fuite fut lente et douloureuse. Pourtant, ils atteignirent les bords de l'enceinte de Tiahuanaco.
— Il faut rejoindre le nœud tellurique qu'avait repéré Téodor, on sera en sécurité en Ethérie ! précisa Thys en menant le groupe.
— Et les autres ? Où sont-ils ? s'alarma Mélia.
— Je ne sais pas, tout est bien trop silencieux ici ! Soyons prudents et discrets !
La porte de la Lune était assez éloignée des autres vestiges. Mais, comme ils avaient voulu contourner l'entrée principale pour éviter les mauvaises rencontres, ils devaient maintenant passer près de la pyramide où se battaient tout à l'heure les deux clans ennemis. Aucun bruit, mais les traces de lutte étaient perceptibles. La terre sèche avait été retournée par endroit et des auréoles sombres tachaient le sol. Ils avançaient le long des murs, à petits pas.
— Stop, les enfants ! Je perçois un Indesirata à faible distance, les avertit Rinata toujours cramponnée aux jeunes épaules.
— Moi, je ne ressens rien ! commenta Thys déçu.
— Qu'est-ce que l'on fait alors Mamina ? demanda Mélia.
Mais la pauvre femme n'était pas en état de prendre des initiatives, elle grimaça et fit semblant de réfléchir. Elle n'eut pas le temps d'élaborer la moindre stratégie, déjà une ombre menaçante surplombait le muret derrière lequel ils étaient cachés. Quelqu'un allumait une cigarette.
Les quatre Ostendes retinrent leur souffle. Puis Thys bondit et se jeta aveuglément sur l'individu. Par chance, il s'agissait de Daniel, l'un des moins expérimentés, mais pas le moins coriace. Les deux garçons roulèrent au sol et tentaient mutuellement de s'assommer, de se mordre, de s'arracher les yeux.
Les deux filles les regardaient, épouvantées, priant pour que le bruit n'alerte pas le reste de la bande. En grimaçant, Rinata se positionna le dos contre le grès rouge et rapprocha ses mains l'une de l'autre. Ses index dessinèrent des cercles. Dès les premiers gestes de la Maître Arcan, Daniel tressaillit. Quelques cercles supplémentaires parachevèrent l'œuvre de Rinata. Le fils Le Tallec devint subitement tout mou dans les bras de Thys qui se redressa interloqué et contempla son adversaire inerte.
Le jeune Indésirata roulait des yeux horrifiés vers ses membres qui ne lui répondaient plus. Il ouvrit la bouche pour crier, mais sa langue molle, elle aussi, glissa sur le côté et faillit l'étouffer.
— Il faut le bâillonner, l'effet n'est que temporaire, expliqua la Maître Arcan le souffle court. J'ai coupé ses flux énergétiques, mais je ne peux prolonger l'effet au-delà de la minute, sinon cela le tuerait.
— Tant mieux, ça fera une vermine en moins ! glapit Thys.
— Chut ! Comment peux-tu parler ainsi, mon petit tas de sucre, s'offusqua Rinata, tu ne dois pas avoir ces sentiments en toi ! Jamais ! Attache-le vite !
Daniel bâillonné avec son tee-shirt, ligoté avec sa ceinture et ses chaussettes, la petite troupe reprit sa progression vers la porte de la Lune. Rinata paraissait encore plus affaiblie après son intervention sur le jeune Péragore, pourtant c'est elle qui guida les enfants à travers les ruines.
— C'est juste là derrière, ma petite fleur de sable, souffla-t-elle à Mélia.
— Non, Mamina, tu te trompes, la porte de la Lune est en dehors du temple !
— Non ! La porte du Soleil... le cylindre ! Il faut le récupérer !
— Oh ! Mamina ! se désola Mélia.
Malgré le danger, malgré son état de faiblesse, Rinata était toujours aussi déterminée à retrouver le cylindre des Ethers Originels. Mélia ne prit qu'une seconde pour se décider. Elle était prête !
— Tu restes là avec Mélanie, Mamina ! décida-t-elle. Je vais avec Thys vers la porte ! J'espère que j'aurai une intuition, car je ne sais pas où je dois chercher !
— Des générations d'archéologues de tous pays se sont succédées pour étudier cette porte sans rien découvrir qui ressemblait à un cylindre. Je compte sur toi, ma perle clairvoyante ! Toi, tu y arriveras !
Ni Thys ni Mélanie n'eurent leur mot à dire. Mélia poussa délicatement Rinata dans les bras de la petite Donnador et saisit la main de Thys. Les jumeaux s'approchèrent de la porte avec prudence. Mélia contempla le vestige tellement conforme à son rêve et à ses visions ; tandis que Thys inquiet scrutait les alentours.
La jeune fille détailla l'immense arche de pierre, fascinée par l'étrange gravure centrale : une sorte de dieu larmoyant auréolé d'une couronne solaire, brandissant deux sceptres. Les détails étaient finement ciselés. Une multitude de petits personnages ailés se courbaient devant l'illustre personnage central. Un message voulait traverser les temps. Allait-elle parvenir à le décoder ?
— Alors, tu sais où est le cylindre ? chuchota son frère, la tête comme une girouette à force d'épier le moindre coin à l'affut des Indésiratas.
— Thys, voyons, laisse-moi du temps ! Je n'ai aucune idée de la manière dont je dois m'y prendre, mais c'est bien là, le lieu de mon rêve !
— Bon, fais au plus vite, je le sens mal moi cet endroit !
Et alors que Mélia communiait avec l'énorme bloc d'andésite, Thys prêta l'oreille sur sa gauche. Quelqu'un s'approchait. Plusieurs personnes d'ailleurs, au bruit des gravillons qui crissaient sous les chaussures.
— Bon sang, Mélia, vite, on se planque derrière le mur ! Oh ! Tu m'entends ? chuchota-t-il en lui tapotant l'épaule.
Mais la jeune fille était figée comme la pierre qu'elle touchait. Ses yeux fixes avaient les pupilles dilatées.
— Oh ! Non ! Pas maintenant, sœurette ! Tu n'es pas partie dans un de tes voyages quand même !
Les pas se rapprochaient, pressés. Un bruit de course, des cris ! Thys décida de porter sa sœur pour l'emmener à l'abri. Mais impossible de la décoller du sol. Elle était rigide, ancrée sur les immenses dalles du temple.
Alors, il resta à ses côtés, prêt à en découdre. Blandine et Damien surgirent d'abord, main dans la main, complètement paniqués, ils ne virent même pas les jumeaux et filèrent se cacher derrière une colonne de pierre.
Ensuite, Anastasia Tix et Térence Plomb firent leur apparition, se soutenant mutuellement, l'une la jambe sanguinolente, l'autre les yeux aveugles, le visage noir de suie. Ils prirent position devant les jumeaux.
— Thys est à ta droite, Mélia est collée à la porte du soleil derrière toi, les deux Aguerris se cachent au dos d'un bloc de pierre à dix heures ! Les Indésiratas arrivent droit devant ! Prêt, Térence ? demanda la gracile Ostende.
— Prêt, Anastasia !
La voix de l'agenceur de l'Ethérie était ferme, décidée. Aucune hésitation ni tremblement ! Malgré la blessure de ses yeux, il allait lutter avec confiance, jusqu'au bout pour défendre les Prudens.
Ça y est, Thys les voyait, ceux qu'ils redoutaient tant. Ils prenaient tranquillement position autour de la Porte du soleil. Certains manquaient à l'appel. Blessés ? Morts ?
Il restait le Dux, à peine égratigné à la joue, Jason Le Tallec, complètement échevelé, Laetitia Yessel, la tunique trouée, Luc Porrexi et Drid Mansar. Cinq contre six, sans compter Rinata et Mélanie. Mais cinq Indesiratas expérimentés contre six Ostendes blessés ou novices ! Où était Téodor ? Thys eut la gorge qui se contracta à la pensée qu'il était peut-être étendu, mort quelques pierres plus loin.
— Et bien, ils sont là, les jumeaux avec leurs Ingénis, se délecta le Dux, venez mes mignons ! Venez voir papa Deprador.
— Ces Prudens sont sous notre protection, lança hargneusement Anastasia, laissez-les tranquille !
— Votre protection ? Une pauvre gringalette et un aveugle ! Ah ! Ah ! Ah ! Vous me faites pitié ! Pauvres Ostendes nostalgiques d'une époque révolue ! Ce n'est plus vous qui dominez le monde ! C'est notre tour maintenant ! Il faut savoir céder sa place !
Les lèvres du Dux s'étirèrent en un fil violacé, sa pomme d'Adam remua en même temps que le battement de ses bras. Il frappa fort dans ses mains. Anastasia se trouva propulsée à deux mètres comme si elle venait de prendre une gifle magistrale.
— Natie, ça va, que se passe-t-il ? demanda Térence, le regard vide.
Anastasia se releva en crachant et déjà Laetitia Yessel s'apprêtait à s'infiltrer en elle avec ses ondes insectivores qui brouillent le cerveau. La belle femme noire eut juste le temps d'avertir son compagnon d'une attaque simultanée sur sa droite et sur sa gauche avant de se protéger de la Milvuit et d'entamer une lutte cérébrale.
Térence malgré son handicap, parvint à merveille à parer les premiers assauts de Jason Le Tallec et de Luc Porrexi. Concentré sur ses autres sens, il avait perçu le souffle saccadé de Jason et le parfum ambré du Milvuit.
Thys, au bord de l'hystérie, essayait par tous les moyens de décrocher Mélia de la porte du Soleil, tandis que Dux s'approchait d'eux avec l'air goguenard de celui qui se sait vainqueur.
Blandine et Damien sortirent de leur cachette main dans la main et se concentrèrent avec courage sur le Niemens. Le Maître Deprador grimaça, fit mine de s'ôter un cheveu sur la langue, cracha du sang et s'ébroua. Alors, il lança un regard mauvais vers les pauvres Aguerris, écarta les bras vers le ciel et zébra l'air autour de lui d'une multitude de signes. La Terre trembla sous les pieds de Blandine et le sol assoiffé s'ouvrit en une crevasse étroite et profonde. La pauvre jeune fille chuta sans un cri alors que son compagnon plongeait pour la retenir. Il y parvint du bout des doigts. La prise n'était pas aisée et la main de Blandine glissait dans la sienne. Damien, allongé au sol, regardait, terrifié, Deprador s'approcher !
Le Niemens n'avait que quelques gestes à faire pour se débarrasser définitivement des deux Prudens. Mais il hésita. Son regard globulaire roula sur Damien et Blandine. Ces deux-là l'écartaient de son objectif principal et cette fois il comptait bien achever sa mission.
— Pas le temps de jouer avec vous, mes jolis ! Ce sont ces jeunes Ethers qui m'intéressent aujourd'hui ! dit-il.
Thys brodait en hâte une misérable protection autour de sa sœur et lui. Il chercha ensuite de l'aide autour d'eux, mais tous étaient en difficulté. Le jeune Ether se résolut à entrer dans la matière environnante pour y trouver une ressource, une arme quelconque pour résister au Niemens qui avançait dans sa direction, l'air déjà satisfait. Quant à Mélia, elle ne voyait pas le Dux s'approcher.
Les pupilles élargies, elle vivait une tout autre aventure. Pachamama avait éclairé de son aura la porte du Soleil et une scène de vie vieille de 12 000 ans se déroulait devant elle. Quatre maîtres Arcans aux longs cheveux blancs flottaient à quelques centimètres du sol. Deux enfants blonds, un garçon et une fille portaient un cylindre transparent d'une trentaine de centimètres. L'objet était éblouissant, il scintillait au soleil mi-jaune doré, mi-lilas. Les enfants déposèrent cérémonieusement leur colis au pied d'un vieil homme qui s'agenouilla. D'un simple regard, celui-ci grava quelques signes sur la face bombée du cylindre. Des yeux laser, pensa Mélia, spectatrice fascinée. Puis les enfants se placèrent dans l'arche de la porte du Soleil, ils brandirent le cylindre. Les rayons du soleil le frappèrent et projetèrent un faisceau de lumière en oblique qui frappa un édifice deux cents mètres plus loin.
— C'est donc là-bas que nous le placerons prononça l'homme d'une voix rauque en s'adressant à ses compagnons. Pourtant Mélia eut l'impression qu'il la regardait.
Elle les vit s'évaporer au loin dans le calme blanc, état de sérénité. Soudain une vague sombre déferla sur Tiahuanaco et engloutit tout. Cauchemar ! Mélia se noyait, suffoquait. La main de Pachamama l'extirpa de cet enfer et la hissa à travers les siècles.
Elle réintégra son corps pour sentir l'haleine de crustacé de Dux qui lui tournait le dos.
Il ondulait son corps et bougeait rapidement sa tête en remuant la langue face à Thys à quatre pattes. Le garçon avait l'impression qu'un serpent rampait le long de sa colonne et lui léchait la moelle épinière, ce qui chaque fois déclenchait des douleurs aiguës et des mouvements incontrôlés de ses membres. Le regard hypnotique du Niemens se ficha dans l'Ingéni du jeune Ether et ses doigts crochus s'approchèrent du cristal. Thys ne réagit pas. Il était réduit à l'état de marionnette désarticulée. Alors Mélia sans réflexion sauta sur le dos de Dux.
— Ah ! Voilà la petite guenon qui se réveille, s'amusa le Niemens, ça devient intéressant !
— Laissez mon frère tranquille, espèce de grosse crevette puante !
— Très drôle, c'est ce que cette larve me demandait pour toi, il y a deux minutes ! Mais ne soyez pas jaloux, je vais bien m'occuper de vous deux !
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