Chapitre 18 La Faille
Sylvain avait marqué une pause pour ménager le suspense, alors Marcel en avait profité pour reprendre le récit.
— Oui, nous avancions lentement, prêts à nous protéger à la moindre alerte. La brume, qui d'habitude glisse sous nos pieds, se soulevait en vagues épaisses, les rares arbrisseaux encore présents pliaient sous la force d'un vent et il y avait des brindilles, des racines et des feuilles qui voltigeaient dans tous sens. Nous avons hésité à continuer je dois vous le dire, car les bourrasques étaient de plus en plus fortes et même des cailloux étaient arrachés du sol pour être aspirés par des sortes de mini tourbillons qui les emportaient au-delà du goulet vers le cœur de la vallée. C'est là que mon frère a commencé à saigner du nez...
Marcel avait jeté un regard à Sylvain pour appuyer ses propos. Et celui-ci avait saisi alors l'opportunité de tous ces regards qui convergeaient vers lui pour poursuivre l'histoire.
— Ça coulait à flots et curieusement le sang était lui aussi aspiré et filait comme une ligne rouge zigzagante, au cœur de la vallée. Je n'avais pas mal, mais la tête me tournait et...
— Et là, c'est moi qui me suis mis à saigner des oreilles, l'avait interrompu Marcel soucieux de présenter à son tour le phénomène. Je sentais juste un liquide qui glissait dans mon cou puis j'ai remarqué que quelques bulles rouges s'échappaient de mon corps, emportées par le vent. J'étais un peu dans un état second comme après un bon verre de Whisky. Malgré ces signes dingues, nous avons continué notre route ! Il faut dire que nous nous parlions plus, nous étions engourdis, comme drogués et nous n'avons même pas pensé que nous pouvions faire demi-tour.
Les deux frères avaient hoché la tête en même temps. Visiblement, ils étaient en train de revivre la scène analysant rétrospectivement leur comportement. Un raclement de gorge les avait rappelés à la réalité.
— Excusez-moi, avait repris Marcel. Je disais donc que nous continuions notre chemin malgré les dangers de plus en plus présents. Nous sommes finalement arrivés près d'une zone totalement dévastée. La Terre était labourée comme si une horde de sangliers y avait campé et de profonds cratères s'ouvraient un peu partout. Il y avait une barrière de blocs rocheux mal équilibrés qui cachait un immense trou. Un vide qui partait du sol et se prolongeait en face de nous comme un immense écran de cinéma déchiré ouvert sur le néant.
— Oh ! Ce trou, mes amis ! Ce trou hante mes pensées, se mit à couiner Marcel.
Cette fois, ce fut Sylvain qui apposa une main apaisante dans le dos de son frère. Ces deux colosses tremblant en guêtres et tunique auraient pu offrir un spectacle comique. Mais nulle envie de rire ne transparaissait sur les visages consternés des Ostendes. Même Jonas s'était assis et buvait les paroles des Régulateurs.
— Continuez, s'il vous plaît, les incita doucement Marceline Chanfrain, la Maître Arcan des Ignures.
— Un trou, un vide, le néant !
— Une bouche béante où tout s'engouffrait.
— Tout, oui tout ! Toute vie, toute énergie, toute matière, le moindre atome...
— C'est indescriptible.
— Oui, indescriptible !
— Nous regardions cette ouverture, cette faille, il faut le dire, cette Faille, la Faille. Et imperceptiblement nous nous rapprochions d'elle. Elle nous aspirait. Mais attention, ce n'était pas notre corps qu'elle happait, c'était notre énergie vitale. Tandis que nous grelottions et que nous luttions contre les bourrasques qui nous secouaient comme des fétus de paille, notre Ingéni se vidait. Il puisait toutes nos ressources et les laissait s'échapper vers cette ouverture de mort.
— C'était vraiment abominable. Nous voyions nos fluides énergétiques nous échapper et nous ne pouvions rien faire. En plus notre corps se disloquait. Nos yeux, nos dents, notre nez étaient en sang. Notre peau se fissurait de partout et nos veines enflaient. J'avais l'impression qu'elles voulaient jaillir hors de nos membres pour rejoindre l'orifice du néant qui les appelait.
— Oui, la description n'est pas exagérée, une décomposition commençait et on se laissait faire, incapables de réagir. Un filet d'énergie nous permettait encore de tenir debout, mais notre corps s'asséchait de toute énergie vitale. J'avais accepté mon sort et je ne luttais plus. C'est facile finalement d'accepter la mort !
— Moi aussi j'acceptais la léthargie qui m'enveloppait, précisa Sylvain, j'attendais la fin. Pourtant quand j'ai vu le visage de mon frère, gris et fripé, les yeux éteints. Quand j'ai aperçu son Ingéni terne qui se décrochait en partie de l'épaule sur laquelle il était inséré depuis plus de trente ans, ce fut comme un déclic ! Un électrochoc ! On peut baisser les bras, mais on ne peut supporter de regarder mourir ceux qu'on aime.
— Sylvain m'a attrapé le bras avec l'énergie du désespoir. Il m'a tiré loin de la Faille. Je me suis laissé faire aussi inerte qu'une coquille vide. Puis j'ai croisé son regard, jamais je n'avais vu mon petit frère aussi vieux ! Ce n'était pas le visage poupin de mon cadet qui me faisait face, mais celui de mon grand-père sur son lit de mort. Oh ! J'ai pleuré ! Mais enfin, j'ai pu à mon tour réagir !
— On s'est soutenus, tous les deux, et pas à pas, on s'est éloignés de ce lieu démentiel. Pourtant chaque seconde de plus passée à proximité de cette brèche nous grignotait quelques atomes de vie. On a essayé de se préserver un peu en s'enveloppant d'un filet d'ondes neutres. Mais l'action d'habitude si anodine pour deux régulateurs a failli nous achever. Nos Ingénis ne vibraient plus et pendaient, à peine retenus par un filet de peau, moi au mollet, lui à l'épaule.
Inconsciemment, les deux hommes tâtèrent soudain leur Ingéni comme pour s'assurer que le minéral était toujours à sa place. La moitié des membres de la salle mit alors la main sur son propre Ingéni. C'était instinctif. La pierre, incrustée lors de l'Oritis, devenait partie intégrante de leur être. C'était même le siège de leurs émotions et de leurs sensations. Il était totalement inconcevable de vivre sans.
— Notre protection aussi infime soit elle nous a permis de sortir de la zone dangereuse. Il nous a fallu ensuite plusieurs heures pour reprendre un semblant de force et nous épauler pour rejoindre les sentiers battus d'Ethérie où Joanne Fosse nous a trouvés.
A cet instant comme un ressort que l'on relâche après une forte pression, une grande femme athlétique, d'une trentaine d'années, jaillit au centre de la salle. Elle choisit de grimper sur son siège pour surplomber l'assemblée. En équilibre précaire, elle usa de ses grands bras pour stabiliser son corps puis elle inspira un bon coup avant de prendre la parole :
— Bonjour à tous, je suis Joanne Fosse. Pour ceux qui l'ignoreraient, je suis une Aéquor, j'ai le rôle d'Obori, c'est-à-dire que je guide les humains qui s'éveillent aux sensations et je les aide à naître Ostendes.
Ces derniers mots étaient adressés aux quelques Prudens de la salle.
— Je revenais du plan terrestre où j'avais rencontré un jeune homme complètement paniqué par le réveil de ses sens, continua-t-elle. Je revivais la scène au cours de laquelle je lui avais parlé des Ostendes quand j'ai entendu des gémissements à quelques pas des Pierres Plates. Ni une ni deux, j'ai contourné le fossé et derrière un taillis de broussailles, j'ai trouvé deux hommes à genoux qui hoquetaient. Par les âmes fluides des Aéquors, ils étaient dans un tel état de souffrance et de fatigue que je ne les ai pas reconnus. Oui, je n'ai pas reconnu le fier Marcel qui aime jouer de ses muscles, qui soulève une roche en un tour de main et qui se hisse au sommet d'un arbre en deux temps, trois mouvements. Je n'ai pas reconnu le vigoureux Sylvain, toujours prêt à rire et à rendre service. Pourtant, je l'ai fréquenté quelques mois lorsque nous étions plus jeunes.
Sylvain cacha sa gêne en se dandinant tandis que les pommettes de Joanne se teintaient délicieusement de rouge.
— On aurait dit deux loqueteux en fin de vie, poursuivit Joanne. Et ce qui m'a le plus choquée c'est la vision de leur Ingéni, sale, terne, vide de vie, il faisait écho à leurs yeux hagards. Il m'a fallu plus de deux heures pour réussir à les calmer et à les hydrater en glissant à l'aide d'un mouchoir pressé quelques gouttes d'eau entre leurs lèvres dures et éclatées. Ils ne se lâchaient pas, serrés l'un contre l'autre comme des siamois. Le retour au Jécorum fut un calvaire, heureusement, nous avons rapidement trouvé de l'aide en chemin.
Elle se tut, se rassit et mordilla le bord de ses lèvres. Marcel et Sylvain regardèrent les Ostendes présents et conclurent ainsi :
— La Faille qui s'ouvre en Ethérie est une monstruosité. Elle nous a anéantis. Elle a volé de notre vie, jamais nous ne pourrons oublier son haleine, jamais nous ne pourrons vivre comme avant. Il nous a fallu une semaine pour réussir à parler de notre mésaventure, mais il nous faudra une vie pour effacer les sensations gravées dans notre âme.
Alors, chacun porta un regard attentif aux deux Régulateurs. Certes, ils avaient toujours la taille imposante, la cuisse épaisse, le cou solide, mais il manquait une lumière en eux. Leur regard ne parlait plus, leur sourire était triste, leur peau molle se voilait de gris, leur Ingéni avait perdu son éclat et ressemblait à un vulgaire caillou croûté.
Téodor les avait aidés à descendre de la stèle de granite et les conduisit au bord de la salle où un homme moustachu les avait couverts d'un grand châle. Puis le Maître Arcan reprit son rôle d'orateur et apostropha durement l'assemblée.
— Il est temps de réagir, d'agir. Cette Faille est encore loin du Jécorum et à priori elle grossit lentement. Cette Faille est la conséquence des actions humaines. Elle entraînera la fin de toute vie. Il faut la stopper. Il faut réveiller l'humanité ! Et pour ça, nous devons retrouver les cylindres et aider les hommes à entrer dans le monde des sensations. Ils doivent comprendre qu'ils n'ont pas pris le bon chemin. Il est temps de nous faire connaître ! Je voulais que chacun soit au courant de la tournure des événements et de l'urgence de l'action. Mélia, notre Clairvoyante a peut-être localisé une Cité en Bolivie. Dès demain, sa grand-mère et elle se rendront là-bas et rapporteront peut-être le deuxième cylindre. Voilà, je compte sur chacun d'entre vous pour être vigilant en Ethérie aux abords du plateau des Vachers. Je vous encourage à partir en quête de tous les humains qui s'éveillent et j'espère qu'une équipe motivée prêtera main-forte à Rinata pour le déchiffrage des signes qui ornent le Cylindre de Bosnie.
Le Maître Arcan avait sauté soudainement du pilier et atterri lestement au sol. Sa voix grave résonnait encore dans la grande salle alors qu'hommes, femmes, enfants, la mine défaite, avaient quitté les lieux. Thys aurait bien mis de côté sa rancœur pour discuter des nouveaux événements avec sa sœur. Mais Téodor avait retenu Mélia alors qu'elle sortait à la suite de son jumeau. Le Maître Arcan avait tapoté sur l'épaule de la jeune fille pour lui parler à voix basse.
Thys avait compris que la conversation n'était pas pour lui. Encore une fois, il était exclu et cela avait ravivé sa jalousie. Il était parti donc seul dans son alcôve, bouleversé parce qu'il ne pouvait rien partager avec sa sœur. Bouleversé de se voir si jaloux et de ne pas réussir à dépasser ce stade. Il avait besoin de ses parents, de sa sœur, de son monde, de Cid. Il avait besoin de se confier. Et ça, Mélia en était consciente.
Elle s'était empressée de sortir des salles souterraines après sa conversation avec Téodor. Elle avait voulu rejoindre son frère au plus vite, mais plusieurs curieux l'avaient sollicitée pour comprendre comment elle avait trouvé le lieu d'une ancienne Cité. Ils voulaient savoir si elle était sûre d'elle, si elle connaissait l'emplacement exact du cylindre, si elle entrevoyait des solutions pour résorber la faille, si l'espèce humaine avait une chance de s'en sortir. Un vieillard lui avait même demandé si elle serait capable de localiser les lunettes qu'il avait égarées depuis une semaine.
La jeune Ether avait répondu poliment qu'elle n'était pas voyante, qu'elle ressentait simplement des lieux particuliers à travers ses rêves comme chaque Ostende ouvert aux sensations. Il lui avait fallu beaucoup de patience pour se dégager du flot de questions qui continuait à affluer. Cela avait été finalement Téodor qui avait mis le haut là à cette mini émeute en rappelant à chacun que Mélia partait le lendemain pour la Bolivie et qu'elle avait besoin de repos pour bénéficier de toute son énergie dans ses futures recherches.
Quand la jeune fille était finalement arrivée devant l'alcôve de Thys, elle avait trouvé voile clos. En effet, un rideau de brume sombre obstruait l'entrée. C'était un code en Ethérie pour signifier que l'occupant des lieux ne désirait aucune visite. Il suffisait de brasser la brume qui naviguait sur le sol, de la compacter en utilisant ses sens et de la glisser dans la cavité qui d'ordinaire restait béante et accueillante. Les Prudens de Téodor avaient appris cela lors de leur dernier cours. Thys avait alors obtenu un médiocre résultat, seules quelques touffes de brumes avaient plané à hauteur de tête avant de s'écraser en une flaque noire. Il fallait croire que la colère l'avait fait progresser.
Malgré cet avertissement tacite, Mélia avait voulu tenter sa chance. Elle s'était introduite alors à travers le voile vaporeux et avait aussitôt ressenti une bouffée de colère qui lui avait noué l'estomac comme si Thys avait lié son humeur irascible à la brume. La pièce était dans la pénombre, les opales bleues reposaient leur luminescence. Le long corps de Thys reposait en travers du lit, immobile. Un souffle régulier en émanait. Mélia avait osé un appel :
— Thys, tu dors ?
Aucun mouvement. Pas de réaction.
— Frérot, on devrait parler ! Elle avait un peu haussé la voix.
Le corps alangui avait remué, et un ronflement tonitruant s'était échappé du lit, suivi de souffles cadencés. Mélia avait soupiré et regagné tristement sa propre chambre creusée dans la roche. Cette nuit-là, elle avait fait un nouveau rêve. Elle arpentait les ruines de Tiahuanaco. Aucun bruit autour d'elle. Le silence était pesant au milieu de tous ces blocs pierreux, de ces statues au regard vide. Elle était seule, mais elle sentait une présence aux aguets comme si quelqu'un habitait encore ces ruines. Elle fit volte-face, mais il n'y avait personne. Elle se méfia de chaque statue et renonça à inspecter les coins d'ombre derrière les gigantesques blocs de grès rouge. Elle avait froid, un vent glacial la transperçait et la pluie commençait à tomber. Soudain, quelque chose siffla, près de son oreille et sa vue se brouilla, elle perçut une douleur vive dans le dos et se sentit attirer par le sol, écrasée par un poids qui l'aurait bien enfoncée plusieurs mètres sous terre. Son squelette craquait. Elle s'était réveillée sans un cri, la bouche ouverte sur l'horreur, les yeux éblouis par l'éclat d'une opale qui vibraient plus fort que les autres. La pierre avait aussitôt cessé d'émettre sa lueur et l'alcôve avait retrouvé sa pénombre scintillante. Ce n'était qu'un rêve ! La jeune fille avait prié de toutes ses forces pour qu'il ne soit pas prémonitoire.
De bon matin, elle aurait voulu en parler à Thys, mais il avait semblé la fuir. Elle ne l'avait pas trouvé l'atelier de Paulo, le jeune Ether venait de partir. Elle n'avait pas eu plus de succès au réfectoire où plusieurs gâteaux appétissants attendaient les papilles du garçon. Durant les deux jours qui suivirent, il avait gardé ses distances et s'était contenté d'échanges brefs et indispensables durant les cours de Téodor.
La veille du départ pourtant, il était venu lui souhaiter bonne chance et l'embrasser sur le front. Mélia s'était alors sentie bien minable et avait étreint son jumeau tendrement. Thys s'était laissé faire mollement, le regard rivé à ses pieds, puis il était parti en courant cacher sa peine.
L'avion pour La Paz décollait à 22 heures de Paris, mais il était prévu que Mélia ne passe que la matinée en Ethérie. Elle irait ensuite embrasser ses parents et prendre quelques affaires sur le plan terrestre. Elle s'était efforcée de rester concentrée pendant le cours de Téodor, mais c'était peine perdue, des images de son rêve la harcelaient, la perspective du voyage l'excitait, la fuite de son frère l'inquiétait si bien qu'elle avait incapable de la moindre concentration. Alors que Mélanie apprenait à s'immiscer dans la matière végétale et réussissait à faire bouger les branches d'un vieil épicéa, Mélia n'était même pas parvenue à faire trembler une aiguille. Alors que Blandine triomphait en asséchant une flaque de boue sur le chemin jusqu'à faire craqueler la terre assoiffée, Mélia s'était contentée de piétiner la gadoue. Alors que Damien faisait vibrer le rocher sur lequel Téodor était assis, Mélia n'avait su que lui jeter un regard aux sourcils froncés. Thys, non plus, n'avait pas fait de prouesses, son esprit était inexorablement tendu vers l'injustice qu'il était persuadé de vivre. Pour une fois, le Maître Arcan ne lui en tenait pas rigueur et ce fut vers Mélia que l'acidité de ses propos s'était portée.
— Alors, la colombe à sa mémé, il faudrait peut-être qu'elle vole un peu de ses propres ailes, l'avion c'est pour plus tard ! Je te demande de te concentrer Mélia, tu fais la girouette !
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