En Ethérie, toutes les zones avaient été touchées par la dernière violente aspiration de la Faille. Les secteurs 3 et 11, qui correspondaient à l'Océanie, avaient subi des dommages irrémédiables. Une multitude de brèches s'étaient ouvertes. Seul leur Jécorum pouvait être encore atteint, mais il faudrait du temps pour le restructurer et le rendre habitable.

En zone 5 où vivaient Thys, Mélia et leurs amis, on se remettait peu à peu. Le Jécorum avait été consolidé par une délégation de Maîtres Arcans venus des secteurs 7, 8 et 12 qui couvraient le sud de l'Afrique, les pays asiatiques et une partie des États-Unis et du Canada.

La paroi transparente qui le délimitait et le protégeait des énergies négatives avait été renforcée. Si bien que l'entrée y était moins aisée. Le corps devait forcer un peu pour traverser le mur opalescent et la sensation était moins douce et enveloppante qu'auparavant. Mais aucun Ostende ne s'en plaignit. La sécurité demeurait leur priorité à tous. Les frères Targent avaient organisé des rondes beaucoup plus rapprochées aux abords du gouffre pour pouvoir anticiper tout nouveau mouvement d'aspiration. Un campement d'Uentels volontaires s'était même établi à la périphérie de la zone active et se relayait jour et nuit pour agir sur les particules électromagnétiques et gravitationnelles afin d'essayer de limiter les futurs élans de la Faille. Mais ce travail était épuisant et très dangereux. Les Uentels se dévouaient en mémoire à leurs amis morts et aussi parce qu'ils étaient les plus compétents pour intervenir sur les fragments volatiles et tous les champs aérodynamiques.

Beaucoup d'arbres avaient été avalés par le gouffre, d'autres avaient été vidés de leur essence. Le paysage apparaissait plus terne, la lueur d'un blanc éclatant qui habillait habituellement l'Ethérie avait perdu de son intensité. Le tapis vaporeux ne recouvrait plus le sol que de quelques millimètres alors qu'auparavant certains enfants pouvaient s'y cacher.

La voute céleste offrait toujours un panorama féérique de nébuleuses et d'amas d'étoiles, mais un voile poussiéreux de particules en suspension en atténuait la netteté. Tous savaient qu'il faudrait du temps pour que l'Ethérie guérisse de ce cataclysme.

Sur le plan terrestre, la voracité de la Faille avait eu aussi des conséquences. Des caprices climatiques avaient ravagé les sols, inondant les plantations et déracinant les forêts qui étaient en échos telluriques avec la Faille. Les Ostendes purent constater que l'amplitude de son champ d'action s'élargissait.

Aux dégâts matériaux, commençaient à s'ajouter des bouleversements psychologiques. Les Inanimatas, ces humains non éveillés aux sensations, se montraient beaucoup plus irascibles, colériques, susceptibles. Les conflits éclataient plus facilement et les dépressions se multipliaient.

Le retour du Japon avait été difficile pour les Prudens et leurs amis. Si tous se réjouissaient de l'acquisition d'un nouveau cylindre, le voyage avait laissé des traces. Aux blessures physiques, s'ajoutaient des séquelles psychologiques liées à leur incarcération et au souvenir de la mort de Kazuhisa. Mélanie avait été prise en charge par Blandine, qui lui procurait des soins apaisants au quotidien. Petit à petit, elle recommençait à communiquer avec son entourage. Sa paume droite cicatrisait bien. Elle n'avait pas accepté qu'on essaie de retirer les fils argentés qui s'étaient incrustés dans sa chair lors de la fusion avec la plaque de granite, trouvée dans le souterrain. C'était pour elle, la seule trace tangible de Kazuhisa.

Damien, sous la tutelle de Gerdin, rescapé de la zone 3, traitait les différentes plaies de ses amis. Téodor et Rinata avaient été incisés par leur tortionnaire juste sous les aisselles pour y introduire une sorte de balise. Celle-ci avait été soustraite avec succès par les médecins Ostendes, mais les blessures n'arrivaient pas à cicatriser, sans doute infectées par le produit gluant qu'utilisaient les Indésiratas pour localiser les fluctuations énergétiques. Après quelques claquements de langues et à l'aide de sa topaze active, Damien avait très rapidement pu les désengorger et dynamiser leur convalescence. Il avait aussi permis à Térence de récupérer miraculeusement la mobilité de son bras droit dont les terminaisons nerveuses avaient été détruites par les attaques de Luc Porrexi.

Gerdin Hulster, le vieil Aguerris poussait le Prudens à exploiter à fond ses capacités et espérait toujours que Damien s'accomplisse en tant que Motis, comme les légendaires guérisseurs Originels en relation avec les fréquences vibratoires de la Terre et de chaque cellule.

Cid et Théo avaient retrouvé leur famille. Le retour à la normale les déroutait. Ils ne savaient pas vraiment mettre des mots sur ce qu'ils avaient vécu. Et le fait de ne pas pouvoir en parler avec leurs proches était très dur. D'autant plus que Théo avait dû subir les hauts cris de sa mère quand elle avait aperçu ses nouvelles mèches blanches. Elle l'avait privé de son smartphone et de toute distraction pendant un mois. Il dut nettoyer la vaisselle pendant une semaine. Mais surtout, elle le menaça de le raser si une autre mèche apparaissait.

Thys, quant à lui, resta en Ethérie quelques jours avec sa famille avant de reprendre la vie sur le plan terrestre. Il avait beaucoup de mal à accepter la mort de son mentor Paulo. À peine arrivé en Ethérie, il s'était dirigé seul vers l'atelier du sculpteur en espérant secrètement découvrir le vieil homme à l'œuvre. Mais bien sûr, il fut vite confronté aux ruines qui témoignaient de la violence d'aspiration de la Faille. Rien ne tenait debout. Des poutres et un fragment de charpente formaient un amas pourrissant, alors que le reste du bâtiment s'était dispersé sur des centaines de mètres.

Le garçon se laissa tomber à genoux et suffoqua. Il ne voulait pas accepter la mort du vieil homme. Il avait besoin de lui pour le guider dans son rôle de grand passeur. Il avait conscience qu'il ne découvrait que lesaux prémices de son art, mais surtout il savait qu'il avait perdu un ami sincère. Alors il inventa une prière pour demander à la nature d'accueillir le corps du sculpteur englouti par la Faille et de libérer ses énergies essentielles.

Puis sans vraiment y réfléchir, mais pour continuer son hommage, il se mit en quête de beaux morceaux de bois et prit le temps de les assembler jusqu'à former un petit totem harmonieux. Il déposa son œuvre au milieu de quelques frênes rescapés, symboles d'immortalité.

« Je te prierai. Là est ta place au milieu des arbres » déclama-t-il.

Pour méditer quelques instants, il s'adossa à un jeune frêne à moitié déraciné. Et il se sentit bien. Sans même s'en rendre compte, il entra en résonance avec l'arbre. Une chaleur douce l'envahit et il fut parcouru d'un fluide énergétique qui éveilla en lui une multitude de capteurs. Il fusionnait avec le frêne !

Il s'étirait du ciel aux profondeurs de la terre, aspirait l'eau contenue dans l'humus et se gorgeait de lumière. La mémoire de l'arbre s'ouvrit et se livra. Existence paisible et sereine à contempler la vie qui s'égaye à ses côtés. Quelques hivers rigoureux. Compagnie d'un écureuil et sa portée. Démangeaison liée aux larves d'agrile qui se nourrissent de sa sève. Et curiosité pour l'humain qui caresse et transforme les bois morts. Le visage du vieux Paulo apparaît avec son sourire édenté. L'arbre et l'humain s'apprécient, se saluent en silence.

La tristesse de Thys traverse le frêne qui la partage. Celui-ci livre alors le dernier message de Paulo, comme une empreinte de son âme :

« Garçon, ma vie a été remplie d'une joie incroyable au contact des arbres. J'ai beaucoup appris, j'ai compris la puissance du lien qui m'unissait à cette espèce, mais je n'ai pas été au bout du processus. En toi, j'ai vu mon successeur. Tu es un Grand Passeur du cycle végétal. Il ne faut pas prendre à la légère ce rôle, mais t'exercer régulièrement au contact des espèces que tu croiseras. J'ai toute confiance en toi. À travers mes arbres, à travers tes performances, je survivrai. Je suis le frêne qui te parle, je suis aussi le noisetier ou le cerisier des jardins. Tu es ce frêne, tu deviens chaque arbre rencontré. Apprends à laisser ta trace. »

Thys frissonna. Il était glacé, le frêne l'avait libéré d'un coup et l'acclimatation à son corps humain fut rude. Ce merveilleux message qu'il avait reçu, il le garderait pour lui. Mais il se promit de faire honneur à Paulo et rentra au Jécorum le cœur plus léger et empli d'espoir pour affronter les difficiles journées qui se profilaient.

Une plénière présidée par Téodor Lux eut lieu dans la belle salle hydrophile. Le Maître Arcan informa l'ensemble des Ostendes de la découverte du cylindre de Yonaguni grâce à Mélia et aux courages des Prudens. Mais il dit aussi qu'il manquait encore cinq cylindres pour combattre la Faille et que sur les trois qu'ils détenaient, seul un avait pu être ouvert pour délivrer son message. Rinata Tournelle et une grande équipe composée d'Aéquors, d'Uentels, d'Aguerris et d'Ignures consacraient leur énergie aux décryptages des symboles figurant sur les cylindres.

Puis le Maître laissa la parole aux Frères Targent qui firent un état des lieux des activités de la Faille. Selon eux, l'Ethérie pourrait tenir au maximum encore deux ans, mais si un nouveau débordement se produisait, ils ne pensaient pas que le plan résisterait. Ils avaient décidé de former un maximum d'Ostendes à la surveillance de nouvelles brèches ou de zones vides. À leur suite, ce fut Térence Plomb qui intervint et annonça que dans le monde entier les actions des Indésiratas contre les Ostendes se multipliaient. Leurs ennemis se cachaient de moins en moins pour se débarrasser des âmes de la Terre. De nombreux Inanimatas avaient été témoins de rixes entre les deux camps et avaient vu comment les uns et les autres contrôlaient l'énergie.

Pour l'instant, l'opinion publique ne donnait pas crédit aux propos dispersés de personnes choquées par les phénomènes paranormaux, mais de plusieurs vidéos, prises par des téléphones portables montrant des scènes étranges, circulaient sur le Net.

En conséquence, chacun devait rester sur le qui-vive et un contingent d'Ostendes serait affecté au plan terrestre pour protéger les familles.

Enfin, Joasse Fosse, la Maîtresse Obori, annonça que, sur accord du Conseil, l'ensemble des Oboris allait contraindre l'Éveil des Inanimatas. Jusqu'à présent, on attendait que les énergies naissent pour les activer et apporter une compréhension du monde à l'humain déboussolé. Mais dorénavant, les Oboris forceraient le flux énergique chez un maximum d'Inanimatas afin de les préparer à lutter contre les Indésiratas. En agissant ainsi, le risque était grand de créer une psychose de masse, mais les manigances des Indésiratas ne leur laissaient pas le choix.

Et Maître Lux, de conclure que l'on devait être prêts à de grands bouleversements dans les mois à venir et qu'il comptait sur tous pour aider à gérer la crise.

Mais le plus gros chambardement depuis le retour du Japon, c'était la présence de Briac au sein du groupe d'Ostendes ! Dès le début, le garçon avait posé ses conditions. À peine le canot à moteur avait-il accosté la barque dans laquelle il se trouvait avec Mélia, qu'il avait apostrophé le Maître Arcan :

— Vous devez me protéger. J'ai sauvé Mélia et votre fichu cylindre en éliminant les miens. Vous me devez la sécurité de l'Ethérie. J'ai tout fait pour vous. Faites le maximum pour moi et ma mère !

Maître Lux avait grimacé, grogné sous son espèce de moustache et sondé longuement le garçon avant de décider de l'embarquer avec eux. Puis il avait consulté les Maîtres Arcans des différentes zones. À l'évocation des actes héroïques attribués au jeune homme auquel on devait le cylindre et la vie de la Clairvoyante, sa demande avait été acceptée à quatre-vingt-huit voix contre cinquante-deux, mais sous conditions. Dans les premiers temps, pour une période indéterminée, Briac devrait rester dans le Jécorum sous le contrôle de Térence Plomb. Il ne pourrait pas non plus participer à des missions et n'intègrerait pas de groupe de Prudens.

La difficulté était déjà de lui faire franchir l'entrée du plan éthérique. Si Briac était Ostende du côté de sa mère, il possédait les gènes marqués des Péragores qui devaient l'empêcher d'accéder en Ethérie. En plus, Briac ne détenait pas d'Ingéni.

Anastasia Tix préparait les conditions nécessaires à son Oritis et avait annoncé récemment que le grand jour était imminent.

Quand tante Nadine eut vent de cette nouvelle, elle avait piqué une crise et menacé son frère, puis Téodor et finalement tous les Maîtres Arcans qu'elle connaissait de mettre le grand bazar si elle ne passait pas elle aussi son Oritis. Depuis le temps qu'elle espérait voir arriver son tour, elle ne supporterait pas qu'un Péragore lui vole sa place. Pour apaiser les esprits, Anastasia avait promis de faire de son mieux.

En attendant l'Appel, Briac était caché chez Marceline Chanfrain pour éviter les représailles du côté des Indésiratas. Téodor avait appris que Jason Le Tallec et ses deux fils avaient survécu au naufrage de leur bateau. L'homme d'affaires anéanti avait officiellement annoncé la mort de son plus jeune fils Briac et officieusement celle de sa maîtresse Laëtitia Yessel dans l'accident. Dux Deprador, lui, s'en était sorti, ainsi que Millie Mansar qui pleurait la disparition de son mari Drid. Les autres semblaient avoir tous échappé à la vague meurtrière.

Mélia ne sut dire si Briac fut soulagé en apprenant que son père et de ses frères étaient saufs. Le jeune homme était devenu distant avec elle et ne lui adressait la parole que par pure nécessité. Elle ne se sentait de toute façon pas prête à lui pardonner son attitude au Japon et elle restait sur le qui-vive. Une question la perturbait continuellement : ne contribuait-elle pas à faire entrer un loup dans la bergerie ? Briac l'avait sauvée au risque de tuer les siens, mais elle avait vu sa puissance, elle avait affronté son regard froid, son sourire cruel. Et si tout cela faisait partie d'un plan bien plus vaste pour conquérir l'Ethérie ? Et si elle était celle qui introduisait un cheval de Troie dans leur monde déjà fragilisé ?

La jeune Éther devait rester sur ses gardes, elle se promit d'essayer d'intervenir lors de l'Oritis de Briac comme elle l'avait fait pour son frère. Elle devait garder le contrôle.

Pour l'heure, elle allait se concentrer sur la localisation des autres cylindres. Ces derniers jours, des sensations inédites l'avaient envahie, brouillant ses aptitudes auditives. C'était inhabituel, ce n'était ni un bond spatio-temporel, ni un songe, ni une vision. Elle percevait des bribes de discussions. Elle était sûre d'entendre les ultimes paroles des Éthers Originels.

D'ailleurs, elle devait rapporter à sa grand-mère le dialogue qu'elle venait de recevoir, il les conduisait tout droit vers leur nouvelle aventure.

« Merlyn, je ne vois plus rien, le froid glacial a atteint mes paupières, Merlyn ! 

— La vague polaire est encore plus rapide que l'avaient calculé les Sciens, j'espère que la structure du cylindre résistera à cette glaciation. C'est la fin de notre monde, Calice ! La fin de la vie ici. 

— Mer... Lyn, je ne peux... plus bouger, j'ai si froid.

— Adieu... Mon cœur. Adieu... Oh ! Énergies éternelles, faites que le futur s'éveille plus clément... Faites... que la mort soit douce. 

— Mer...lyn... »