Chapitre 3 Des adieux déchirants
Quand Thys rentra du collège, il se précipita dans la chambre qu'il partageait avec sa sœur dans le petit appartement de la rue Trévallon. La famille était un peu à l'étroit depuis qu'on les avait expulsés de leur grande demeure. C'était un coup des Indésiratas. Le richissime et très populaire Jason Le Tallec avait joué de son influence pour les faire exproprier. Depuis, Sylvie et Anthony Ano tentaient tous les recours pour récupérer leur propriété. Sans succès.
Mélia lisait à plat ventre en travers de son lit. À ses côtés, son chinchilla reposait royalement dans un trône de coton que la jeune fille lui avait confectionné.
— Alors ? Comment va Son Altesse ? plaisanta Thys en déposant négligemment son sac de classe sur l'unique chaise.
Mélia lui jeta le même regard noir qu'elle lui avait adressé quelques heures plus tôt en le quittant au collège.
— Quoi ? Pourquoi, tu me regardes comme ça ! s'énerva le garçon.
Sa sœur ne répondit pas et caressa le dos du chinchilla qui émit des bruits de gorge semblables à un roucoulement.
— Oh ! Mèl ! Je te parle ! Pourquoi tu fais la tête ?
Mélia se contenta, une fois encore, d'ignorer son frère et se laissa absorber par la couverture de son livre. Thys, au comble de l'agacement, donna un coup de poing sur le matelas, ce qui eut pour effet de faire rebondir le paisible chinchilla. L'animal émit un couinement plaintif.
— Oh ! Mon pauvre Chinchou ! Qu'est-ce qu'il est méchant, ce Thys, alors ! se plaignit Mélia. Allez, viens te blottir vers moi !
Et l'animal d'obéir et de se lover dans la main de sa maîtresse. Thys était prêt à exploser.
— C'est ça, tu parles à une bestiole et tu refuses de t'expliquer avec ton frère, belle mentalité ! Et qui c'est qui l'a sauvée, ta peluche ! Hein ?
— C'est Cid ! répliqua Mélia du tac au tac.
— Cid ? Tu rigoles ! C'est moi qui l'ai attrapée sous le placard ! Tu as déjà oublié ?
— C'est toi aussi qui as refusé de m'aider quand tout le monde s'acharnait dessus ! fit remarquer Mélia.
— À cause de ta bête puante, je suis la risée du collège ! s'agaça son frère.
— Chinchou ne sent pas mauvais du tout et ce n'est pas à cause de lui que tu t'es ridiculisé. C'est à cause de tes sentiments pour Célia ! Laisse tomber, t'es grillé, mon pauvre !
La porte claqua, Thys était parti. Leur règlement de compte dura plus d'une semaine. Ce fut très pénible pour leur entourage. Soit, les jumeaux s'ignoraient totalement, ce qui pouvait devenir vite pesant dans un appartement de soixante mètres carrés, dans lequel s'entassaient six personnes. Soit, ils s'insultaient et leurs éclats dérangeaient même les voisins.
Sylvie avait essayé de dénouer le sac de rancœur qui opposait ses enfants, mais elle n'avait pas compris leurs revendications. Anthony avait haussé le ton plus d'une fois. Il parvenait à calmer la tempête du moment, mais sitôt le dos tourné, les escarmouches reprenaient de plus belle !
Malgré cela, la vie poursuivait son œuvre et son chemin chaotique. Les Indésiratas semblaient faire profil bas depuis leur attaque à Tiahuanaco, la Faille était donc la préoccupation principale des Maîtres Arcans tandis que l'état de santé de Rinata alarmait toujours sa famille.
Un soir, Sylvie revint de l'hôpital, plus abattue qu'à l'ordinaire après une visite à sa mère. Elle posa ses clefs dans le bol coloré qui servait de ramasse babioles et s'effondra sur le canapé. Anthony n'était pas encore rentré de sa recherche d'emploi. Tantine avait emmené grand-père chez le coiffeur. Seuls les jumeaux étaient là. Ils se précipitèrent auprès de leur mère et ils l'enlacèrent chacun d'un côté.
— Qu'est-ce qui se passe Mamadoré ? demandèrent-ils en chœur.
— C'est Rinata ! répondit Sylvie d'une voix étouffée.
— Quoi ? Non, ne me dis pas que Mamina est morte ! gémit Mélia tandis que Thys portait la main à sa bouche.
— Non, mais ses constantes sont très mauvaises. Les médecins pensent qu'elle ne passera pas la nuit !
La voix de Sylvie était celle d'une petite fille désespérée et ses enfants instinctivement la dorlotèrent. Ils faisaient passer leur peine au second plan. Ils restèrent prostrés plusieurs minutes, chacun ressassant sa douleur, puis Sylvie reprit le dessus et son rôle de mère. Elle rassura ses jumeaux avec des paroles douces et leur proposa de les emmener à l'hôpital pour faire leurs adieux à leur grand-mère.
Ils acceptèrent d'un signe de tête. Une parole aurait pu faire effondrer la façade de sérénité qu'ils essayaient d'ériger. Mélia glissa sa main dans la paume de Thys et celui-ci la couva d'un regard protecteur. Il n'était plus l'heure de leurs querelles idiotes. Ce simple échange leur fit du bien et leur donna la force de suivre leur mère.
Rinata reposait paisiblement, les bras sur les couvertures. Son visage au teint pâle était tendu, ses cheveux coiffés, ses yeux clos. L'espace d'un instant Mélia crut qu'ils arrivaient trop tard. Elle étouffa un cri et se jeta sur sa grand-mère, mais la chaleur de sa peau et l'odeur de cannelle qui émanait encore de sa chère Mamina la rassurèrent.
— Elle n'est plus sous assistance respiratoire ? s'étonna Thys.
Lors de ses premières visites à l'hôpital, il avait été impressionné par le nombre de machines et de tuyaux qui la maintenaient en vie.
— Non, les médecins disent que c'est inutile maintenant ! Ils l'ont préparé ainsi pour nous. Pour que nous puissions lui dire adieu tranquillement.
Les derniers mots s'étaient étranglés dans la gorge de leur mère qui affichait un sourire crispé et des yeux bien trop brillants. Ils se rassemblèrent autour du lit, chacun envoyait en pensées, un message d'amour personnel à la vieille femme. Mon Dieu que l'instant était douloureux...
Bientôt arrivèrent Anthony, Nadine et Charles. Ils affrontèrent la pénombre et le silence poignant de la pièce pour embrasser, successivement, Rinata sur le front. Quand l'oncle Paul se présenta à son tour, son visage crispé en disait long sur son incompréhension, sa rage et son impuissance. Tous se retirèrent pour laisser Sylvie et Paul veiller leur mère.
Rinata était coriace. Elle passa la nuit, mais au petit matin son souffle n'était plus qu'un râle. Les médecins après l'avoir auscultée pour la énième fois confirmèrent que la fin était imminente.
C'était un mercredi pluvieux. Thys et Mélia décidèrent de ne pas aller au collège. Ils voulaient être là pour partager la souffrance de leur mère. Personne ne les contredit.
Alors que Thys s'était octroyé cinq minutes pour se dégourdir les jambes en arpentant les couloirs de l'hôpital, il vit Téodor Lux arriver à grandes enjambées. Le petit homme était tout dépenaillé. Ses cheveux, habituellement si lisses et bien ajustés, étaient emmêlés dans sa moustache. Un pan de sa chemise sortait d'un pantalon trop long pour ses jambes courtaudes. Les petits yeux verts du Maître d'habitude si vifs étaient marqués de poches violettes de fatigue.
Thys n'avait jamais vu le petit homme dans un tel état. D'ordinaire, il avait une prestance innée qui imposait le respect. Là, il ressemblait plus à un sans-abri imbibé d'alcool.
— Comment va-t-elle ? Est-elle encore vivante ? s'inquiéta aussitôt Téodor.
— C'est la fin, mais elle est encore parmi nous, le rassura son Prudens d'une voix brisée.
Téodor poussa un énorme soupir et frappa à la porte de la chambre. Sans attendre de réponse, il entra. Sylvie et Mélia qui veillaient la mourante lui adressèrent un petit signe de tête. Il avança gauchement au pied du lit et contempla sa vieille amie. Il resta ainsi immobile, des mots d'adieu en suspens.
Sylvie proposa à sa fille d'aller boire un thé pour laisser le Maître faire ses adieux. Mélia avait peur de quitter le lit de Rinata, elle voulait être là pour lui dire au revoir lors de l'ultime instant. Mais Sylvie fronça les sourcils et lui désigna Téodor du menton. Mélia obtempéra.
— Il est anéanti, commenta Thys quand il vit les filles sortir de la chambre.
— Comme nous tous, répondit aigrement Mélia.
— Oui, mais je crois qu'ils sont vraiment complices malgré leurs prises de bec spectaculaires, n'est-ce pas maman ?
— Oui, ils ont toujours été présents l'un pour l'autre. Ils ont vécu ensemble des épreuves terribles ! Votre grand-mère n'a pas d'ami plus cher que Téodor, répondit Sylvie.
— Raconte-nous un peu leur histoire, demanda Mélia toujours curieuse.
— Oh ! Il faudrait des semaines ! sourit rêveusement sa mère.
— Allez Mamadoré ! S'il te plaît ! la supplia sa fille.
— Ah ! bon ? Pourquoi ? demanda Thys peu surpris.
— Je crois que chacun d'eux voulait prouver au Maître qu'il était le plus fort, quelque chose de cet ordre-là ! Ils avaient tous les deux un si fort caractère.
— Ça ne m'étonne pas, ricana Thys, ils n'ont pas beaucoup changé sur ce point !
— Comment sont-ils devenus amis alors ? s'étonna Mélia.
— Il y a eu un affrontement avec les Indésiratas, dont ni l'un ni l'autre n'aiment parler ! Ce fut dramatique. Leur Maître est mort, ainsi que tous les autres Prudens du groupe. Je ne sais pas lequel a sauvé l'autre, mais ça les a soudés à vie. Ils sont devenus inséparables. Tout le monde les voyait même mariés !
— Oh ! Mariés ! répéta Mélia.
— Oui ! Mais la vie en a décidé autrement puisque nous sommes là ! Grand-mère a rencontré David Tournelle, mon père, continua Sylvie, le regard embué. C'était un Inanimata. Il n'était donc pas ouvert aux énergies. Mais c'était un bel homme charitable, j'aurais vraiment aimé que vous le connaissiez. Rinata a essayé de l'éveiller aux sensations. Elle a fait appel aux Oboris de toutes les zones, mais il est resté insensible à la circulation d'énergie en lui. Pourtant, il n'y avait pas homme plus doux et plus tendre que lui. Il nous a dorlotés Paul et moi, d'un amour infini. Et il couvait grand-mère de ses yeux clairs à longueur de journée.
Sylvie était partie dans ses pensées et elle se revoyait sous le marronnier du jardin avec son frère, chacun se chamaillant pour s'asseoir sur les genoux de leur père.
« J'ai bien assez d'amour pour vous deux et j'ai deux grosses cuisses pour vous servir de siège », leur déclarait-il invariablement en les couvrant de bisous.
Mélia la sortit de sa rêverie. Elle voulait comprendre ce qui s'était passé entre Maître Lux et Rinata.
— Et Téodor alors ?
— Durant cette période, Téodor a disparu de la circulation, reprit Sylvie après un raclement de gorge. Il a arpenté le monde et n'a envoyé que quelques lettres à votre grand-mère. Je ne l'ai jamais vu pendant tout ce temps-là. J'ai fait sa connaissance aux funérailles de mon père. J'avais 17 ans et Paul 15. Nous étions anéantis. Après une longue maladie, notre père s'était éteint discrètement à la veille de son anniversaire. Rinata était perdue. Et comme par magie, Téodor est apparu et a tout pris en main.
— Tiens, tiens ! fit Thys qui reconnaissait bien là les agissements de son Maître Arcan.
— Oui, beaucoup ont pu penser qu'il n'attendait que ça pour reconquérir Rinata, mais non, il est resté un ami indéfectible ! répondit Sylvie.
— C'est émouvant et j'ai bien du mal à imaginer le Grand Lux en adolescent amoureux, fit remarquer Thys.
— C'est vrai, reconnut Mélia. Moi, ce qui m'intrigue c'est leur affrontement avec les Indésiratas quand ils étaient Prudens. Que s'est-il passé ?
— C'est un mystère, ils n'ont jamais voulu en parler ! répondit Sylvie.
— Mais pourtant...
À cet instant, la porte de la chambre de Rinata s'ouvrit. Téodor apparut, pâle comme un mort.
— Venez, j'ai peur qu'elle vive ses dernières minutes...
Ils se précipitèrent au chevet de la grande Ether. Elle n'avait pas bougé, mais sa respiration sifflante menaçait de s'éteindre à chaque expiration. Les jumeaux lui prirent chacun une main, Sylvie lui caressa le visage en pleurant. Téodor resta debout au pied du lit.
— Avez-vous vraiment tout tenté ? demanda Mélia à Téodor sur un ton de reproche.
Il retroussa la lèvre supérieure. Sa moustache broussailleuse tressauta et ses canines proéminentes se firent inquiétantes. Pourtant sa voix n'avait rien de menaçant :
— J'ai tout essayé. Nous avons passé des nuits avec les autres Maîtres Arcans à lui faire des impositions et à essayer d'agir sur son fluide vital, mais nous n'avons rien pu faire. Le mal est trop grand !
Mélia espérait un miracle. Elle était une Ether Clairvoyante, peut-être que quelque chose allait se déclencher en elle pour sauver sa grand-mère adorée. Mais elle se sentait vide.
Un discret coup à la porte les dérangea dans leur recueillement. Une tête rousse passa le bout de son nez pour observer si la voie était libre. Dès qu'elle vit Thys, elle se précipita dans ses bras.
— Oh ! Thys ! Je suis si triste pour Rinata !
— Ma petite Mélanie, tu es là ? Ça me fait plaisir !
Blandine et Damien entrèrent discrètement à leur tour. Mélia et Thys n'avaient pas eu l'occasion de revoir le jeune homme depuis sa terrible mésaventure. Tous deux eurent un haut-le-cœur en contemplant le Prudens qu'ils avaient cru mort. Damien avait bien récupéré et ne gardait en souvenir de son accident que quelques cicatrices sur le bras. Mais quelque chose en lui semblait avoir changé. Était-ce son regard brun devenu plus profond, ou l'aura intimidante qui se dégageait de son être ?
Thys s'approcha de son ami et lui serra la main chaleureusement. Il l'aurait bien pris dans ses bras, mais il n'osa pas.
— Je suis si content que tu t'en sois sorti, dit-il les larmes aux yeux. Pardonne-moi, j'aurais voulu te retenir, j'aurais voulu m'approcher de la Faille...
— Tu ne pouvais rien faire ! Elle t'aurait aspiré aussi. J'ai eu de la chance ! le rassura Damien.
— Oui, que s'est-il passé ? Comment as-tu fait ? demanda Thys qui voulait entendre de la bouche de son ami sa version des faits.
— À vrai dire, je n'ai rien fait. Rien d'héroïque en tout cas, répondit Damien. Quelque chose d'inexplicable m'a retenu. J'ai été enveloppé par un lien invisible et je suis resté suspendu dans le vide jusqu'à ce que l'aspiration de la Faille faiblisse. Je n'ai jamais rien vécu de plus effrayant !
Mélia ne dit rien. Elle repensa à cet instant terrible où elle avait perçu la détresse de son frère et la terreur de Damien. Elle avait tenté de le sauver en lui tissant un cocon protecteur en pensées. Elle voulait le retenir à tout prix. Se pourrait-il que ce soit grâce à elle que Damien ait survécu ? Elle n'osa pas s'en ouvrir aux autres de peur d'apparaître trop présomptueuse.
Un râle en provenance du lit de la malade leur fit tous tourner la tête. Rinata s'étouffait. La respiration ne passait plus. Téodor lui suréleva doucement la tête pour dégager les voies respiratoires et soulager les derniers instants de sa vieille amie.
Mélia n'arrivait plus à retenir ses larmes. Une main devant la bouche, elle cachait son chagrin. Blandine s'approcha d'elle. Elle entortilla une mèche de ses cheveux courts et frisés autour de son index, l'air indécis et s'adressa à son amie :
— Veux-tu que je prenne ta tristesse ?
Blandine avait compris depuis peu qu'elle avait la faculté douloureuse d'absorber la souffrance émotionnelle des personnes qui l'entouraient. Elle avait utilisé cette capacité surprenante pour sortir Mélia de sa torpeur lors de l'attaque de Tiahuanaco. Ce qui avait sauvé la vie de la jeune fille.
— Blandine, oh ! Que tu es bonne ! hoqueta Mélia saisie par l'émotion. Mais je ne veux pas te demander ça ! Non ! Merci...
Blandine proposa alors ses services à Thys et Sylvie, mais tous deux refusèrent avec un sourire contrit. Oh ! Ils aimeraient ne pas souffrir et se décharger de leur peine, mais ce ne serait pas juste. La perte d'un être cher se faisait toujours dans la douleur, c'était dans l'ordre des choses.
Les secondes s'écoulaient marquées par les à-coups de l'aiguille rouge de la petite horloge murale, le souffle de Rinata s'étiolait et les larmes coulaient.
Damien qui était resté un peu en retrait fit soudain claquer sa langue. Tous sursautèrent et lui jetèrent un regard interrogateur. Le jeune homme au teint mat fixait Rinata de ses yeux sombres. Une fois encore sa langue claqua contre son palais et sa respiration s'accéléra.
— Tout va bien ? lui demanda Blandine surprise par l'attitude de son ami.
— J'ai soif, marmonna-t-il, le regard vitreux.
Interloquée, Blandine lui servit un verre d'eau. Le garçon avait l'air de faire un malaise. Sa peau métissée suintait de gouttes de sueur et il tremblait. Il saisit le verre, mais ne but pas.
Il fixait Rinata. Son regard était devenu effrayant. Son iris noisette avait subitement perdu sa couleur et sa pupille flottait dans la blancheur de son œil. Un œil aveugle.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro