Chapitre 21: La chute
— Chut ! Tu dois te taire ! souffla Kazuhisa.
Le petit japonais força Mélia à s'accroupir derrière les fourrés où étaient déjà cachés Mélanie et Cid.
La jeune fille n'arrivait plus à déglutir. À quelques mètres d'elle se dressait un être qui habitait tous ses cauchemars.
Dux Deprador ! L'horrible Niemens, qui avait essayé de la tuer dans le gymnase de l'école, semblait de connivence avec le brasier. Il agitait les mains et le feu dansait, comme électrisé. Que faisait-il là ? Où étaient son frère, sa grand-mère et tous ses amis ?
Soudain, elle les vit. Toussotant, crachant, cernés par la mâchoire des flammes, par la fumée épaisse et par tout un groupe d'Indésiratas.
— Quelle magnifique pêche, ricana le Dux. On a rarement eu une prise aussi riche et aussi rapide.
— Il manque le plus beau poisson, il me semble, siffla une voix féminine.
Quelle horreur ! Laetitia Yessel était là aussi ! Mélia jeta un regard à Mélanie. La petite tremblait comme une feuille. Cid la serrait contre lui, les yeux accrochés à la scène terrifiante qui se jouait à moins d'une quinzaine de mètres d'eux.
Comment les Indésiratas avaient-ils pu savoir où ils étaient ? Ils avaient réussi à les suivre au Japon. Qui était leur informateur ?
— Ils vous cherchent, il ne faut pas rester là, chuchota leur ami japonais.
— Ils ne peuvent pas nous sentir, on a un talisman, répliqua Mélia, la voix cassée par la peur. Il faut rester là. On doit voir où ils les emmènent.
— Mais moi... Moi... Moi, je n'ai pas de talisman, s'étouffa Cid. Ils vont me sentir. Je suis sûr qu'ils m'ont déjà repéré.
Le visage blême, il paniquait et s'apprêtait à courir.
— Non Cid ! parvint à dire fermement Mélia malgré l'angoisse qui l'habitait. Calme-toi, tu n'es pas un Ostende. Tu n'as pas de trace énergétique aussi forte que la nôtre. Mais on va quand même te couvrir.
Aussitôt, les deux filles le fixèrent et caressèrent le contour de sa silhouette de gestes doux. Leur Ingéni roucoula et s'éclaira quelques secondes, ce qui fit paniquer Kazuhisa.
— Vous êtes chamanes ou démons ? demanda-t-il en s'écarta des jeunes européennes.
— Non ! Ne t'inquiète pas ! le rassura Mélia de sa voix la plus tendre. Nous sommes des Ostendes. On est un peu comme Ghiza, on communique avec les éléments de la Terre, on s'en sert...
Kazuhisa secoua la tête, il ne comprenait pas. Mais il n'eut pas le temps de s'interroger davantage, Blandine poussait un nouveau cri de détresse.
Jason Le Tallec, qui était de la partie aussi, s'amusait à faire tournoyer la jeune Aguerris. Blandine, les joues rouges et les yeux exorbités, était prise dans un tourbillon central qui ravivait le brasier.
Plusieurs Indésiratas, dont Alan, le fils ainé de l'homme d'affaires, s'étaient regroupés autour de cette attraction.
— Tu dis qu'elle tient encore combien de tours, avant de gerber et de tapisser tout le monde autour ?
— Agh ! Merde, t'es dégueu ! protesta un jeune homme en reculant d'un pas.
Mélia se tétanisa et fixa Mélanie pour être sûre qu'elle n'était pas la seule à avoir reconnu la voix. Son amie avait blêmi et secouait la tête en signe d'incompréhension ? Comment était-ce possible ? Elles avaient, sans l'ombre d'un doute, identifié le timbre nasillard de Daniel. Mais Daniel ne pouvait pas être ici, au Japon ! Daniel était prisonnier en Ethérie sous la surveillance de Térence Plomb !
Pourtant, aucune incertitude ne subsista quand il éclata de rire et offrit son profil à la lune. La mâchoire large, les pommettes saillantes, le nez droit épais et évasé, la marque de fabrique des Le Tallec.
— Chut ! Oui, je ne sais pas ! Je ne comprends pas ! J'espère...
Elle n'osait pas formuler à haute voix le reste de sa phrase. Elle avait peur. Que s'était-il passé en Ethérie ? Térence était-il encore en vie ? Et tous les autres ?
En l'espace d'une seconde, elle vit défiler bon nombre des habitués de l'Ethérie. Clotaire, le cuisinier au sourire le plus large du monde, le vieux Paulo caressant une branche d'érable, les rougeauds et débonnaires Marcel et Sylvain Targent, la magnifique Anastasia Tix...Des visages, tous enjoués, pleins d'espoir... Étaient-ils toujours en vie ? Dans quel état était l'Ethérie ?
Cid la força à reprendre pied dans l'instant présent. Il lui serrait nerveusement l'épaule.
— Regarde ! Il est là aussi, le faux jeton. On te l'avait bien dit. Il ne fallait pas lui faire confiance.
— Briac... chuchota la jolie Éther.
Elle porta la main à son cœur et sentit son Ingéni lui répondre. La pierre lui faisait presque mal tant elle palpitait et irradiait. Briac était là. Le plus jeune des fils Le Tallec, mais aussi le plus séduisant. Une fois encore, elle ne comprenait pas l'émoi qui l'étouffait à la vue du garçon. Mais elle voulait absolument croire à sa sincérité.
— C'est notre allié Cid, c'est peut-être notre unique chance de tous les récupérer vivants !
— Et bien, regarde, ce que notre allié est en train de faire à ton frère, pauvre idiote, cria Cid amer.
— Chut ! Danger ! rappela sévèrement Kazuhisa.
Briac agitait ses mains face à Thys qui semblait souffrir. Quand le jeune Éther s'effondra, le Péragore vint le soulever par le col et l'exhiber devant les autres, d'un air victorieux.
— Ça y est, le frérot sait enfin se faire respecter par cette vermine d'Ostendes, remarqua Alan. Mais ne fais pas tant le fier, Briac. Regarde la belle palette que j'ai capturée moi.
L'ainé des Le Tallec muselait, par des gestes saccadés, une Blandine larmoyante et un Damien nerveux.
— Pas de rivalité, les jeunes ! claqua une voix. C'est notre manque d'accord qui fait souvent notre perte.
— Oui, Monsieur Porrexi ! obtempéra Alan respectueusement.
Cachée derrière les petits buissons, Mélanie hoqueta de surprise.
— Il est là aussi, celui-là.
— Ils sont tous là ! se lamenta Mélia qui venait d'apercevoir Drid et Millie Mansar, l'horrible couple de Nigrefacs qui avait failli tuer sa grand-mère à Tiahuanaco. Millie gardait, sur son visage, d'affreuses plaques rouges, souvenirs du feu ravageur envoyé par Mélanie.
— C'est qui tous ceux-là ? s'inquiéta Cid qui ne connaissait que les membres de la famille Le Tallec.
Personne ne lui répondit. Les filles étaient atterrées par le spectacle macabre. Mélia n'arrivait pas à détacher ses yeux de Briac. Pourquoi agissait-il comme ça ? Thys était déjà vaincu, le Péragore n'avait pas besoin de s'acharner sur son frère.
Les prisonniers furent rassemblés sur une petite terrasse, à quelques mètres de la cabane enflammée. Rinata et Téodor, les deux Maîtres Arcans, avaient sans doute été capturés les premiers, encore drogués par la tisane, car ils n'avaient aucune blessure. Ils n'avaient pas dû avoir l'occasion de se battre. Dommage, pensa Mélia, leur puissance aurait peut-être changé la donne. Les Indésiratas détenaient aussi la vieille chamane. Elle semblait bien frêle, entourée de deux colosses à la mine patibulaire.
— Je ne vois pas Théo, fit remarquer soudain Cid. J'espère qu'il n'est pas encore au milieu des flammes !
— Il a peut-être pu s'échapper...
— Chut, s'énerva Kazuhisa. Vous devez faire chut !
— Oh ! Regardez ! Un gros camion arrive ! dit Mélanie en se redressant.
Avec une poigne impressionnante, Kazuhisa l'aplatit au sol. Le véhicule aux roues gigantesques ignora le sentier et choisit le chemin le plus court pour atteindre les Indésiratas et leurs prisonniers. Il gravit un talus, traversa un bosquet de bambous et écrasa un jeune cerisier. Il passa à moins d'un mètre de la jambe de Mélia, mais poursuivit sa course sans apercevoir les fugitifs.
Il s'arrêta dans un crissement de pneus qui réussit même à effrayer Laetitia Yessel.
— C'est qui l'imbécile qui conduit cet engin ? hurla-t-elle après avoir fait un bond de côté sous les quolibets de ses compères.
— Teti Achoris, pour vous servir, belle dame ! chanta le chauffeur en sautant du camion.
C'était un jeune homme au corps fin et gracile que Laëtitia semblait connaître et apprécier. Elle se calma aussitôt et lui sourit.
— Pile à l'heure pour prendre possession de la marchandise, bravo ! le félicita-t-elle.
Jason, visiblement jaloux, vint se placer entre sa compagne et le nouvel arrivant. Il s'adressa à la troupe.
— Allez, on embarque tout ça jusqu'à la planque. On fera une deuxième fournée bientôt. C'est surtout la fille, la petite blonde qui nous manque. Comment elle s'appelle déjà, Briac ?
— Mélia, répondit son fils en serrant les lèvres, le regard rageur.
Mélia se recroquevilla sur elle-même. Ses yeux piquaient fort. Elle ne comprenait pas Briac. Il avait l'air furieux, il semblait haineux envers elle. Pourquoi ? C'est vrai qu'elle n'avait pas encore tenu sa promesse de sauver sa mère. Mais elle y pensait. Elle voulait l'aider. Est-ce que c'était trop tard ?
Le camion fut chargé en deux temps, trois mouvements et il partit comme il était venu en dévorant sur son passage les pauvres arbustes rescapés de la sécheresse.
La plupart des Indésiratas étaient montés dans le véhicule pour surveiller leur prise. Seul le couple de Nigrefacs fouinait encore autour de la cabane en feu. Ils étaient à l'affut du moindre signe, du moindre bruit qui aurait pu leur révéler la présence des fugitifs.
Mélia et ses amis entendaient leur cœur tambouriner. Ils n'avaient pas besoin, cette fois, des recommandations de Kazuhisa pour rester totalement immobiles et silencieux. Et cette situation s'éternisa. Drid s'assit même sur un muret pour faire le guet, alors que Millie explorait les alentours.
— Dangereux ici, souffla Kazuhisa. Nous partir doucement. Suivre moi.
— Attends, attends, on va mettre une petite protection, proposa Mélia.
Elle chuchota quelques mots à l'oreille de Mélanie qui acquiesça. Les deux jeunes filles se firent face et frottèrent légèrement leurs mains l'une contre l'autre. Leur Ingéni s'illumina ce qui paniqua les garçons. Tous deux fixèrent Drid Mansar qui se grattait nonchalamment les sourcils, assis sur son muret. Il ne semblait pas avoir perçu la manifestation des Ostendes. Mélia fit naître au creux de ses paumes une fumée blanche, Mélanie, elle réussit à obtenir un voile grisâtre. Les deux vapeurs se mélangèrent et s'élevèrent pour envelopper les arbustes à proximité, puis s'étirèrent sur quelques mètres.
— On est dans le brouillard, on peut se déplacer en sécurité, déclara Mélia. Faites juste attention où vous posez les pieds.
— Je ne sais pas si c'était une si bonne idée que ça se plaignit Cid.
En effet, Drid s'était redressé et regardait dans leur direction. Il ne semblait pas les apercevoir derrière les buissons, mais il s'interrogeait sur l'apparition soudaine d'une épaisse brume localisée. Il interpella sa femme :
— Millie, ils doivent être là-bas. Dépêche-toi !
Kazuhisa détalait déjà avec Cid sur ses talons. Mélia agrippa Mélanie et elles suivirent les garçons, ignorant les ronces et les racines. Le petit japonais connaissait bien les lieux, il n'empruntait pas le chemin bien tracé qui menait au village, mais se frayait un passage entre les arbustes et les blocs rocheux. Il sautait comme un cabri. Cid avait perdu du terrain, il n'apercevait plus que le tee-shirt rouge du garçon qui parfois apparaissait entre deux arbres.
Les Nigrefacs ne lâchaient rien. Mélia et Mélanie entendaient leur respiration courte et leurs jurons. Ils essayaient d'atteindre les Ostendes par quelques attaques rapides et saccadées. Heureusement, elles étaient toutes lancées à l'aveuglette, car la brume créée par les deux filles continuait à les envelopper.
— Cette brume nous colle ! s'énerva Mélia à bout de souffle. Ils ne nous voient pas, mais ils peuvent suivre notre progression. Il faut s'en débarrasser. T'es prête Mélanie. On s'arrête derrière la roche pointue là-bas !
— J'en peux plus ! Je vois même plus Cid et Kazuhisa.
— On va y arriver ! Accroche-toi !
Mélanie allait répliquer, mais elle se mit à hurler. Mélia se retourna et vit son amie la doubler à une vitesse incroyable puis s'encaster dans le rocher qui lui faisait face. Elle glissa au sol, inanimée, un filet de sang au coin des lèvres. Elle venait d'être percutée par une des multiples attaques du couple de Nigrefacs.
— J'appelle ça le souffle de la baleine, minauda Millie à l'adresse de Mélia. Je ne me lasse pas du résultat, c'est spectaculaire, hein ? Tu vas pouvoir tester aussi !
La petite bonne femme avait le regard mauvais. Ses cheveux gris tout emmêlés par la course poursuite et sa peau rouge et boursoufflée de cicatrices dues à ses brûlures à Tiahuanaco lui donnaient affreusement l'air d'une sorcière sortie d'un conte d'Andersen. Mais son sourire n'était pas édenté et la douceur de sa bouche ainsi que les deux fossettes innocentes qui soulignaient son menton contrastaient avec la détermination qu'elle affichait.
— Millie, tenta Mélia, vous avez été amie avec ma grand-mère. Vous ne pouvez pas nous faire ça ! Aidez-nous s'il vous plait !
— T'aider ? Je n'ai qu'une envie, te défigurer toi et cette petite larve rousse. Regarde mon visage, regarde ce qu'elle m'a fait la gamine pour secourir ta grand-mère à Tiahuanaco.
— Tu vois ce qu'elle m'a fait, cette peste. Elle a voulu me brûler vive, et tu réclames mon aide, à présent ! Mais vous allez subir pire que la mort, mes petites !
— Vas-y, venge-toi ma Mimi ! Fais-toi plaisir ! ricana Drid qui arrivait enfin à bout de souffle.
Il haletait les mains sur les cuisses, le sourire large.
Les paumes de Mélia crépitèrent, son Ingéni irradia puissamment. Elle se plaça auprès de Mélanie qui semblait reprendre petit à petit connaissance, à en juger par ses faibles gémissements. Que pouvait-elle faire pour repousser la haine de Millie Mansar ? Elle se concentra et fit danser ses doigts devant son visage pour tisser un matelas d'air, une des rares protections qu'elle maîtrisait bien maintenant. Seulement la Nigrefac ne la laissa pas achever sa défense, par petits mouvements rapides et circulaires, elle aspira tout l'oxygène autour de la Prudens. Mélia porta ses mains à sa gorge et ouvrit la bouche. Il ne fallait pas qu'elle panique, mais qu'elle agisse vite. La sensation était atroce. Elle avait l'impression que ses poumons se collaient. Elle bougeait ses mains pour se protéger mais son cerveau asphyxié ne répondait plus. Le sol tournait.
À l'instant où elle allait s'effondrer, une masse rouge s'abattit sur Millie et l'écrasa au sol. C'était Kazuhisa agile comme un singe qui venait de lui sauter sur le dos depuis le haut du rocher. Drid le visage mauvais s'apprêtait déjà à faire souffrir le petit japonais, mais il n'eut même pas le temps de faire un geste que Cid lui assainit un coup de bâton feuillu sur la nuque.
— Vite, suivez-moi, vite ! Confiance, faites comme moi ! cria Kazuhisa .
— Non, pas par-là, c'est la falaise ! le prévint Cid.
— Vous écoutez-moi et faites comme moi ! Moi je sais, moi je sauve vous ! Confiance !
Il courait maintenant sans se retourner. Il atteignit le bord de la roche et contempla l'océan s'exciter en contrebas. Il fit un nouveau signe aux Ostendes. Cid et Mélia se regardaient, incapables de prendre une décision. Mélanie se relevait doucement, chancelante, ses larmes se mêlaient au sang et ses cheveux se collaient sur ses joues.
Drid Mansar gémit et se redressa sur ses coudes. Ce fut comme un électrochoc pour les deux indécis. Sans se concerter, ils saisirent chacun un bras de Mélanie et dévalèrent la pente jusqu'au bord de la falaise. Millie hurla derrière eux. Elle se préparait sans doute déjà à une nouvelle attaque. Kazuhisa qui les attendait semblait paniquer.
— Comme moi ! Plus de temps ! Confiance ! cria-t-il en sautant.
Cid fit un pas en arrière, mais Mélia qui redoutait plus le couple de Nigrefacs que le sort que leur réservait la chute, s'élança en entrainant Mélanie. Cid, qui agrippait lui aussi la petite fille, fut attiré par le vide et se résolut à sauter, non sans hurler à s'éclater les cordes vocales.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro