Des cous s'étirèrent pour apercevoir la jeune Ether porteuse de tant de promesses. Mélia se glaça quand elle vit Téodor lui faire signe de le rejoindre. Elle n'était pas particulièrement timide, mais elle ne voulait pas se dresser sur cette estrade comme une héroïne qu'elle n'était pas. Sylvie l'encouragea d'une tape tendre dans le dos. Rinata se retourna pour appeler sa petite-fille.

— Allez, ma colombe, va et apporte-nous la paix !

— Mélia, ne crains rien, lui chuchota la belle Anastasia de sa voix chaude.

— Mais, mais je ne suis rien, murmura la jeune fille gênée.

— Tu es notre espoir, notre clef pour le futur ! la sollicita Téodor.

Les cous s'étirèrent encore, certains se levèrent pour apercevoir celle qui se faisait prier. Mélia ne pouvait résister plus longtemps à tant de sollicitation. Peu sûre d'elle, elle rejoignit la plateforme de granit et attrapa la grosse main du Maître qui la hissa à ses côtés. Ce fut un « Ah ! » admiratif qui franchit la plupart des lèvres. Sur les parois d'eau s'affichait le visage gracieux de la jeune Ether. Ses cheveux longs d'un blond si pur qu'ils apparaissaient blancs étaient soufflés en arrière par la brise centrale dégageant un visage encore juvénile serti de deux yeux d'une limpidité verte époustouflante. Mélia était mise en valeur par la luminosité de la salle et même ses parents et Thys eurent le souffle coupé en apercevant son reflet sur le rideau d'eau. La jeune fille, submergée par l'émotion, porta machinalement la main à son cœur et son Ingéni se mit alors à resplendir d'une luminosité intense à travers son pull.

Éclairée de l'intérieur, Mélia paraissait irréelle. Les Ingénis des Ethers présents communiaient avec les mêmes émotions et scintillèrent ou vibrèrent dans différents coins de la salle. Ce fut le clan Ano qui lui faisait le plus écho avec le cristal de Thys, âme sœur de l'œil de Mélia qui irradiait comme un phare en plein orage.

À quelques pas de là, curieusement, la pierre de Mélanie hurlait sa présence d'une lueur vive qui accentuait les traits tirés et la pâleur de la petite Donnador. L'émotion était à son comble et chacun dut apprendre à la gérer pour enfin s'adresser à l'Ether aux pouvoirs de Clairvoyance.

— As-tu vu les Cités ? Sont-elles encore en état ?

— Comment se manifeste ton don ?

— As-tu un contact direct avec les anciens gardiens ?

— Peux-tu poser des questions ? Comment obtiens-tu des réponses ?

— Vois-tu un avenir lointain ?

— Sais-tu où est la faille ?

Les questions fusaient de divers cercles, sans que Mélia n'ait le temps de répondre, tout juste celui d'entrouvrir la bouche et de prendre une brève inspiration.

— J'ai fait des rêves ! répondit-elle soudainement d'une voix cristalline qui fit taire tous ceux qui avaient encore la bouche ouverte.

On attendait la suite.

— J'ai fait des rêves, reprit-elle en prenant de l'assurance. Ils me montraient divers lieux du monde. Et aujourd'hui, je comprends que je dois les retrouver et vous y guider, c'est peut-être là que se trouvent les Cités Originelles. J'ai aussi vu l'attaque des Indésiratas à l'avance et je ferai tout pour vous prévenir si cela se reproduit. Mais, je ne maîtrise rien, tout vient à moi naturellement.

Elle ne parlait plus, mais son visage s'affichait dans toutes les âmes. Puis tel un chamois aguerri, elle sauta du monticule granitique et se réfugia entre son frère et sa mère heureuse de retrouver l'anonymat. Téodor se gratta la gorge ce qui n'était pas son habitude, il se montrait hésitant après l'intervention de Mélia. Lui aussi venait de découvrir des informations inédites et réconfortantes.

— Mes amis Ostendes, voilà des propos encourageants ! Il faut nous préparer aux changements en cours. Nous sommes peu nombreux. Une vingtaine de groupes composés des cinq lignées répartis sur notre chère planète Terre. Chaque groupe dans chaque zone terrestre a perçu les changements et observé des comportements plus ou moins agressifs chez les Indésiratas. Il ne faut pas se leurrer, les Indésiratas sont au pouvoir, ils détiennent les postes clefs et feront tout comme il y a déjà 12 000 ans pour bloquer notre évolution et garder leurs acquis. Ils sont totalement inconscients du chaos dans lequel ils entraînent notre planète. Ils sont sourds aux messages que nous avons essayé de leur transmettre. Ils ne croient pas être responsables du déluge et des chamboulements climatiques qui ont balayé la première grande civilisation de notre planète. Cette fois, nous devons les prendre de cours et ne pas risquer une nouvelle catastrophe planétaire qui anéantirait notre civilisation et la race humaine.

Un souffle d'air parcourut la salle répandant la fraîcheur de la source dans tous les cous jusqu'au soulèvement d'un nouveau frisson collectif.

— Je laisse la parole à Marceline Chanfrain, Maître Arcan, Ignure de troisième cycle.

Troisième cycle ! Cette vieille dame pimpante était Maître Arcan de troisième cycle ! Les jumeaux se regardèrent, impressionnés !

— Âmes vertueuses, commença la voix sucrée de Marceline, il nous faut recueillir et guider tous les humains éclairés ! Et pour ça, nous aurons besoin de vous tous ! Plus nous serons nombreux à nous ériger, moins nous pourrons être ignorés par nos dirigeants.

— C'est quoi un « humain éclairé » ? demanda Thys à sa sœur !

— Un humain éclairé, expliqua Marceline comme si elle avait entendu les propos de Thys, est une personne qui a parcouru le chemin nécessaire dans cette vie ou une autre vie pour apprendre et comprendre ses origines et son évolution.

Thys était rouge cramoisi, il n'osait pas regarder Marceline et se promit de ne plus ouvrir la bouche dans cette salle trop sonore.

— Il faut donc ramener à nous tous ceux qui sont prêts à recevoir notre savoir, conclut Marceline avant de quitter l'estrade.

Alors, un des trois vieillards sans couleur prit sa place.

— Âmes fortes réunies, je suis Thomas Janson, Maître Arcan Aguerris de deuxième cycle. J'appuie les propos des Maîtres Arcans qui ont témoigné avant moi. Il faut être aux aguets et repérer tous ceux qui sont prêts à nous prêter main-forte pour contrer l'influence des Indésiratas. Il faut éveiller les esprits endormis.

— Nous ne devons pas rester cloitrés en Ethérie à attendre que notre monde dégénère encore une fois, il nous faut agir et continuer à vivre sur le plan terrestre afin de recruter les bonnes âmes et surveiller les Indésiratas, rajouta la Blanche Neige, sans même monter sur le pilier de granit. Pourtant sa voix forte et autoritaire parvint à toucher tous les participants.

— Merci, Luce ! Ainsi, nous, les Maîtres Arcans de la Zone 8, avons alerté toutes les zones terrestres. En ce moment en divers endroits sur la Terre se tiennent des conseils comme le nôtre. Nous sommes responsables de l'avenir de l'espèce humaine et devons guider les hommes sur le bon chemin. Les 180 Maîtres Arcans recensés sur notre planète préparent les gardiens aux jours décisifs qui les attendent. Nous vous communiquerons les démarches à suivre dans les jours qui viennent. Merci, mes amis de votre écoute et de votre engagement !

À peine les derniers mots prononcés, la luminosité spontanée renaissait dans la salle. Pourtant personne ne bougea de son siège, aucun empressement comme à la sortie d'un spectacle pour être le premier à franchir la porte. Les yeux éblouis, l'esprit en déroute, les convives profitaient encore de l'ambiance collective et puisaient l'énergie et la force de volonté qui leur faudrait pour affronter l'avenir qui s'annonçait angoissant.

Plusieurs personnes dévisageaient Mélia et essayaient de lui adresser un sourire, mais la jeune fille, trop gênée de l'intérêt qu'on lui portait, faisait mine de ne rien voir. Cependant une rougeur prononcée marquait ses pommettes et son nez.

La salle se vida lentement et chacun se retrouva au réfectoire où Clotaire sortait des plats froids confectionnés à l'avance. Le réfectoire n'était pas habitué à accueillir autant de personnes en une fois. La plupart du temps, au maximum, une soixantaine d'Ostendes prenaient leur repas ici. Mais Clotaire avait su rendre le lieu convivial et l'on se tassa un peu autour des tables rondes. Thys ne fut pas le premier à croquer à pleines dents dans les quiches savoureuses, Téodor qui avait devancé tout le monde tenait une assiette garnie de plusieurs parts superposées qu'il engloutissait avidement. Quelques grains de taboulé s'éparpillaient dans son épaisse moustache dénonçant un premier pillage. Thys s'empiffra devant le buffet puis se prépara une assiette copieuse avant de rejoindre sa famille, assise à la table des Maîtres Arcans. Il restait une petite place à côté de la jeune Maître Ignure au teint mat qui avait éveillé l'intérêt de Thys. Le garçon y glissa ses longues jambes, sourit et se présenta :

— Thys Ano, enchanté !

— Christelle, murmura l'Ignure sans le regarder. Et ce furent les seuls mots échangés.

Mélia fut sollicitée tout au long du repas par les Maîtres Arcans afin de raconter encore et encore ses rêves. Thys boudait dans son coin. Non seulement il était loin d'être la vedette du jour, mais en plus lui non plus n'était pas au courant des rêves de sa jumelle ; et ça, ça le chiffonnait beaucoup.

— Fantastiques, tes rêves vont guider mes recherches archéologiques ! s'émerveillait Rinata

— Peut-être que ce sont juste de bêtes rêves qui ne veulent rien dire ? confia Mélia.

— Non, il y a des symboles dans ce que tu décris. Le tout serait d'être capable de les interpréter ! Je crois que nous allons devoir voyager dans les mois à venir. Il faudra que tu nous accompagnes, Mélia. C'est toi qui as les images en tête. En plus, tu pourrais faire d'autres rêves sur place pour préciser l'emplacement des cylindres !

— Huit cités, selon les histoires transmises par nos anciens, il y aurait huit cités à trouver ! insista Téodor

— Et tout autant de cylindres ! reprit Rinata.

— Je ne comprends pas le rôle des cylindres ? demanda Mélia prise par l'excitation ambiante.

— On n'est pas vraiment sûr. Mais ils contiendraient un texte gravé qui nous expliquerait comment se débarrasser de la Faille. Il y aurait une partie du texte sur chaque cylindre et les cylindres auraient été éparpillés dans huit cités différentes.

Chacun resta un moment songeur.

Téodor changea de sujet.

— Au fait, le premier cycle des Prudens débute après-demain. Térence Plomb est encore faible, mais il tient à ce qu'il n'y ait aucun décalage.

— Avez-vous eu beaucoup de passage de l'Oritis, cette année ? demanda Luce, le sosie de Blanche-Neige.

— Oh ! Que non ! se désola Téodor. Il n'y a que Thys, Mélia et Mélanie. Et encore cette dernière est tellement choquée par la mort de sa mère que j'hésite à l'intégrer au cycle de cette saison.

— Il n'y a que deux Prudens chez nous, c'est de pis en pis chez les Ignures ! clama Marceline.

— Prudens ? se renseigna Mélia qui entendait se terme pour la deuxième fois en moins d'une minute.

— C'est le mot que l'on utilise pour désigner les novices, cela signifie « éclairé » en latin. On trouve que ça vous correspond bien. Vous avez reçu une partie de la lumière par l'Oritis et nous allons vous transmettre l'autre en apprentissage.

— Quatre Aguerris ont réussi leur Oritis, mais curieusement, ils ont tous plus de dix-huit ans. Notre lignée est vieillissante et les jeunes n'ont plus de ressenti ! se lamenta le plus vieux des Maîtres Aguerris.

De près, sa peau ressemblait à l'écore du marronnier bicentenaire du jardin Ano et ses dents jaunes usées et branlantes se baladaient d'avant en arrière selon les poussées de sa langue, ce qui lui donnait un accent un peu exotique.

Le compte des Prudens de l'année fut vite fait : un de plus chez les Aéquors et trois chez les Uentels ; ce qui amenait à treize le nombre de novices prêts à passer leur premier cycle en Ethérie dans la zone 8.

— Dire qu'il y a peine une vingtaine d'années, c'était des sessions de quatre-vingts qui peuplaient l'Ethérie.

— Nous sommes de moins en moins nombreux, de moins en moins en phase avec notre planète et notre ressenti. Paradoxalement, les Indésiratas sont eux de plus en plus nombreux et déterminés à nous éradiquer, s'agaça Maître Lux.

Il avait appuyé ces derniers mots et ses yeux reptiliens dévisageaient chaque personne de la tablée comme pour incruster son message au plus profond de leur âme.

Pari gagné pour Thys qui sortit de table discrètement, nauséeux de paroles alarmantes ou du trop-plein de nourriture. Il déambula dans les couloirs scintillants du souterrain et atteignit la sortie avec soulagement. Il prit une bonne goulée d'air et s'approcha du bassin extérieur où quelques Aéquors silencieux méditaient en digérant la cuisine de Clotaire.

Ébranlé par le discours des Maîtres Arcan, Thys fixait les volutes de brumes qui dansaient au-dessus de l'eau ondoyante du bassin naturel. Son esprit était vide. Il ne parvenait pas à rassembler ses idées ni à savoir ce qu'il ressentait : le don de Mélia, le cycle qui allait commencer, Mélia qui devrait voyager et donc le quitter, le nombre d'Indésiratas croissant, leur puissance qui se développait, la Faille prête à engloutir le monde, la peur de mourir...

Sa vie avait pris un tel tournant en quelques mois ! Quelque chose de nouveau, d'excitant et de dangereux s'offrait à lui et il n'avait pas le choix, il devait avancer avec ses atouts et ses doutes, car il était un pion important dans la destinée du Monde.

Les poings crispés du jeune Ether cherchaient ses poches comme un antre de repos quand une petite main chaude s'infiltra à travers ses doigts serrés. Il ne bougea pas. Le visage toujours figé sur l'eau paisible. Mélia se tenait à ses côtés, elle aussi avait le regard perdu dans la brume environnante. 

Soudain, Thys eut l'impression de se sentir aspiré par un gouffre et une onde de fraîcheur le secoua, il regarda sa sœur. Immobile, les pupilles fixes et terriblement dilatées, elle se préparait à un nouveau voyage temporel. Il comprit avec effroi qu'elle avait décidé de l'emmener. Il se sentit happé. Il ne lâcha pas la main. Ce fut comme si on aspirait sa matière interne en laissant l'enveloppe vide contempler l'eau frémissante. Libéré d'un poids, il se laissa entraîner vers sa destinée.