Pierre
Pierre avait le crâne appuyé contre la vitre de la rame de métro. Les vibrations ne le dérangeaient pas.
Ce n'était pas ça qui le dérangeait.
Les jambes écartées, il regardait la petite nana, qui s'agrippait à la barre juste en face de lui. Elle tenait un livre et paraissait absorbée par son texte. Il contracta ses biceps avec nonchalance.
Je suis sûr qu'elle fait semblant de lire. Elle attend sans doute que je l'aborde. Toutes des allumeuses, de toute façon ! songea-t-il.
Il la détailla de haut en bas. Lentement. Avec insistance.
Non, je vais passer mon tour. C'est une crevette... Le corps est baisable, mais son visage est dégueulasse ! C'est quoi ce menton de sorcière ?
Une femme corpulente entre deux âges le fixait. Pierre passa la main sur sa tête aux cheveux courts, presque rasés, et lui renvoya un regard lourd de mépris. La femme se concentra sur le siège à côté de lui.
Il était occupé par un carton rempli de toutes ses affaires de bureau. Pas grand chose au final. Surtout des fournitures et une photo dans un cadre noir. Un cadre simple, sans fioritures.
La passagère transpirait et tremblait, comme si elle était épuisée. Elle avait l'air d'hésiter à lui adresser la parole, ouvrant la bouche pour la refermer l'instant d'après.
— Excusez-moi, finit-elle par lui dire, est-ce que vous pourriez pousser vos affaires pour que je puisse m'asseoir, s'il vous plaît ?
— Non, lui répondit-il sans en éprouver le moindre embarras. C'est sale par terre, je n'ai pas envie d'abîmer mes affaires.
Un vol de murmures désapprobateurs plana un instant dans la rame. Des chuchotements soulignés de coups d'œil méprisants.
Pourtant, personne ne prit ouvertement la défense de la femme fatiguée.
Celui-ci baissa la tête. Celle-ci détourna les yeux.
Comme si l'indifférence avait étendu son manteau sur chacun d'eux.
L'habitude de la cruauté ordinaire.
Pierre écarta les jambes un peu plus encore et posa le coude sur son carton, un petit sourire satisfait au coin des lèvres.
Elle va se mettre à pleurer, pensa-t-il. Comme cette lopette de Gabriel.
Ses pensées dérivèrent jusqu'à son ancien collègue. Elles l'amenèrent à lui, contre son gré, lui faisant serrer les poings. Il trouvait cela tellement injuste d'avoir été renvoyé par sa faute. Il n'avait rien fait de mal. Il avait juste plaisanté autour de la machine à café.
— Les hommes ne pleurent pas, murmura-t-il pour lui-même.
C'était ainsi qu'il avait été éduqué par son père. C'était un principe auquel il s'était accroché.
Les hommes ne pleuraient pas. Ils prenaient les coups donnés par cette chienne de vie et continuaient d'avancer.
Alors il n'avait pas pu s'empêcher de rire, quand Gabriel était arrivé en salle de repos les paupières encore gonflées par ses larmes. Ses yeux rougis par l'amertume.
— Sois gentil, Pierre, lui avait soufflé Sophie. Il s'est fait larguer.
Mais Pierre n'avait pas pu s'en empêcher. Il s'était moqué de cette tapette. Gabriel lui avait soutenu que son cœur avait été brisé par une fille. Il leur avait dit qu'il venait de perdre l'amour de sa vie. Son soleil.
Et Pierre avait ri. Il avait ri pour ne pas vomir.
Pour ne pas défoncer la gueule de ce mec aussi sensible qu'une nana.
Une fille ? Tu parles ! Ce mec était pédé comme un phoque ! Les vrais mecs ne pleurent pas !
Et tout cela s'était retourné contre lui. Cette garce de Sophie avait dû tout rapporter à leur chef de service. Une femme, elle aussi. Pierre se demandait souvent qui elle avait sucé pour accéder à ce poste. Il devait bien admettre qu'elle n'était pas complétement incompétente. Pourtant, elle se laissait guider par ses émotions.
La preuve.
Elle l'avait viré.
Elle avait prétexté des propos homophobes, arguant que non seulement ils n'était pas tolérés par leur compagnie, mais qu'en plus c'était illégal.
Discriminant.
Et voilà le monde dans lequel on vit, songea-t-il. Un monde dans lequel on ne peut plus plaisanter autour d'un café. Un monde où les tapettes et les connasses ont le pouvoir.
Il se racla la gorge, se retenant de justesse de cracher une grosse glaire par terre. Il l'avala avec difficulté. Il ne pouvait pas cracher dans le métro. Non, sa mère l'avait mieux éduqué que ça. Il ne voulait pas lui faire honte.
Encore moins maintenant.
Le métro l'avait déposé non loin du bâtiment. Il s'arrêta un moment devant les portes vitrées, son carton dans les bras. Il hésita.
Un court instant.
Puis, dans un haussement d'épaules, il se rappela que son père lui avait appris à ne reculer devant rien. Il pénétra donc dans l'hôpital d'un pas décidé.
L'odeur de désinfectant envahit ses narines. Il ne put s'empêcher de froncer le nez, plus sensible qu'il ne voulait l'avouer aux effluves de javel mêlés à celles de la maladie.
Celles de la mort.
Il longea le couloir qu'il avait tant arpenté et entra dans l'avant-dernière chambre avant l'escalier. Il déposa son carton sur la chaise face au lit, avant de s'avancer en silence.
La vieille femme paraissait dormir. Mais ce n'était qu'une illusion.
Sa respiration lourde lui arrachait les poumons, tandis que ses mains semblaient vouloir s'agripper aux draps.
S'agripper à la vie.
Il s'approcha et décolla une mèche humide de transpiration. Des cheveux blancs collés au front blême de la vieille femme. Elle ouvrit les yeux sur lui.
Des yeux qui avaient perdu cette lueur. Celle qui nous rattache aux vivants. Des yeux qui étaient déjà un peu passés de l'Autre Côté.
Vides. Sombres et voilés à la fois.
— Bonjour maman, lui dit-il de sa voix la plus douce.
La veille dame attacha ses doigts aux siens. Étreinte ultime et désespérée.
Le docteur avait appelé Pierre un peu plus tôt dans la journée. Il lui avait dit qu'il était temps de venir faire ses adieux. Cette saloperie de cancer était en train de gagner la partie.
Sa mère ouvrit la bouche, sans parvenir à articuler quoi que ce soit.
Elle prit une profonde inspiration. Une inspiration difficile.
Pierre se pencha sur elle et posa ses lèvres sur son front ridé. Il embrassa sa mère qui expirait une dernière fois. Une ultime fois.
Un baiser pour accompagner son dernier râle.
Et tandis qu'il se redressait, il porta la main à ses joues, étonné. Elles étaient humides.
Les pleurs aveuglaient ses yeux. Ils envahissaient sa peau, sa gorge, sa poitrine.
Son être tout entier.
Les larmes avaient pris le contrôle de son corps tremblant. Son corps défaillant qui s'accrochait à celui sans vie de sa mère. Cette petite silhouette fragile recroquevillée entre les draps souillés d'un lit d'hôpital.
Et Pierre pleurait.
Une plainte infinie s'échappait de ses lèvres.
Et Pierre pleurait.
Même si les hommes ne pleurent pas.
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Je crois que c'est la première fois qu'un personnage que je crée arrive à me rendre nauséeuse. Cette histoire est bien évidemment une dénonciation de l'éducation patriarcale donnée à certains enfants.
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