Jean
"Ainsi sur un baiser, je meurs"
Elle abaissa le livre et le posa à côté d'elle sur le lit. Sans le refermer. Il reposait, telle une offrande macabre aux dieux de l'amour, encore ouvert sur le dernier baiser de Roméo à Juliette.
Depuis que leur professeur de français leur avait demandé de lire cette pièce, elle avait passé des heures entières à se perdre dans les vers de Shakespeare. Des après-midis cloîtrée dans sa petite chambre sombre à abîmer ses yeux sur les lignes minuscules de ce bouquin.
Elle avait lu et relu les répliques de Roméo, imaginant que ses mots lui étaient adressés. Elle avait murmuré celles de Juliette, comme une caresse s'échappant de ses lèvres adolescentes.
Elle avait laissé courir ses propres doigts sur sa peau pâle, imaginant que c'étaient ceux de son amant de papier. Ceux de Roméo.
Personne ne l'avait jamais touchée ainsi.
Personne n'avait cherché à s'emparer de ses lèvres.
A l'école, les garçons ne la regardaient pas. Pas comme ça. Pas comme elle l'aurait aimé.
Pas comme Roméo le faisait dans ses fantasmes les plus secrets.
Elle se leva pour attraper la tasse de thé qu'elle avait laissé refroidir sur son bureau. En passant devant le miroir, elle détourna les yeux. Pas par choix. Juste par réflexe.
C'était une habitude. Éviter de croiser son reflet dans les miroirs était devenu une routine machinale. Elle n'y faisait plus attention. Elle n'avait pas besoin de se voir. Elle avait bien conscience de la prison qu'était ce corps. Chaque minute, chaque geste le lui rappelait.
Elle vivait dans une cage.
Une cage faite de chair, de muscles et de tendons.
Une prison bien trop familière.
Elle porta le mug à ses lèvres et but une grande rasade du breuvage amer. Une traînée de thé glissa le long du récipient, mouillant les plumes de l'aigle qui s'envolait sur la faïence.
Le rapace était son animal totem. Il l'avait toujours été. Les murs de son antre étaient recouverts d'images représentant cet oiseau en vol. Elle, qui s'était sentie prisonnière depuis son plus jeune âge, était fascinée par la liberté du roi des cieux. Sa liberté insolente.
Parfois, elle se disait que tout devait être plus simple vu d'en haut.
Si seulement elle pouvait se libérer de cette enveloppe charnelle...
Elle s'étira et passa la main dans ses boucles blondes. La lecture lui avait fait perdre la notion du temps. Etait-il déjà l'heure de diner ? La sonnerie de son portable détourna son attention. Elle hésita à lire le sms, heureuse d'être encore à moitié en-dehors du monde réel. Son esprit pris dans les brumes italiennes. Un pied dans la belle Vérone. Son ombre encore dans les bras amoureux de Roméo.
Pourtant, la curiosité fut plus forte. Elle laissa derrière elle ses rêveries éveillées et déverrouilla l'écran de son smartphone.
"On se retrouve tous au stade de foot après manger. Tu nous y rejoins ?
J. "
Elle jeta un coup d'œil à ce corps qu'elle détestait tant et constata qu'elle ne s'était pas douchée de la journée. Ni habillée.
Elle n'était pas ravie à l'idée de passer la soirée sur un terrain de foot. Mais elle avait compris depuis longtemps que céder à la pression sociale de ses pairs lui permettait d'acheter une certaine paix.
Quand elle jouait le jeu, ils la laissaient tranquille.
Ils aimaient le masque qu'elle ne portait pas par choix.
Il fallait donc se résigner.
Elle sortit de sa chambre et prit la direction de la salle de bain, de ce pas nonchalant propre aux adolescents. Alors qu'elle s'arrêtait aux toilettes, la voix de sa mère lui parvint de derrière la porte close :
— A table ! Le diner est prêt !
— Je passe sous la douche et je vous rejoins, lui répondit-elle.
Debout face à la cuvette immaculée, elle baissa son caleçon.
— Jean ! Tu te doucheras après... ça va refroidir sinon.
Elle râla contre l'autorité maternelle, tout en saisissant son pénis. Cette appendice inutile était le verrou de sa cage. Le verrou et les chaînes.
Et tandis que l'urine mousseuse éclaboussait le fond des toilettes, Jean pensait à Roméo.
Il serait si doux de mourir contre sa bouche.
Jean songeait à la douceur qu'aurait le poison du beau jeune homme sur ses lèvres.
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