11 : Boucliers fendus
La nuit était tombée, à une vitesse surprenante. Godwin avait contemplé la lune qui s'élevait dans le ciel avec inquiétude.
Il n'aimait pas savoir Theodore à ses côtés, pas alors que les barbares pouvaient les attaquer d'un instant à l'autre.
Godwin exécrait cette sensation d'être pris au piège. Il y avait quelques années de cela, cette situation l'aurait indifféré. Plus maintenant.
— Il est encore temps que tu partes.
Theodore l'observa un instant.
— Non, fit-il doucement. Je vais combattre.
Les mots s'étaient répercutés sur la toile des ténèbres, emprunts d'une volonté telle que Godwin n'insista pas.
Il avait connu ces mêmes paroles. Sans doute les avait-il lui-même prononcées, désireux qu'il avait été de venger les siens, lassé de retarder le moment où sa lame transpercerait la chair ennemie.
Durant un long instant, le silence régna sur la nuit avec une froide solennité.
— Parlez. Dites quelque chose, n'importe quoi.
— Tu devrais te reposer.
Theodore haussa les épaules.
— Ni vous ni moi ne parviendrons à dormir cette nuit.
— C'est vrai.
Son sang bouillonnait déjà dans ses veines. Un élan de rage pulsait fébrilement au creux de son être, mêlé d'inquiétude, chassant toute sensation de fatigue.
— Je ne t'ai pas remercié. D'avoir sauvé Eldrid.
— Elle allait mourir par ma faute. J'ai simplement tenté de réparer mon erreur. J'aurais pu échouer.
— Tu aurais eu le mérite d'essayer, contrairement à moi.
Godwin secoua doucement la tête.
— Je te suis tant redevable. Si elle avait été pendue, ce jour-là... Je n'aurais pas pu le supporter. J'ignore ce que je serais devenu.
— Un jour, j'ai entendu un soldat dire qu'elle vous avait ensorcelée. Qu'il s'agissait d'une pratique courante chez les femmes barbares.
Godwin eut un sourire las. Quiconque connaissait Eldrid saurait à quel point ces allégations étaient improbables.
— C'est une rumeur qui a commencé à courir dès l'instant où je l'ai sauvée.
— Je sais. Vous l'aimez véritablement.
— Oui, souffla-t-il. Je l'aime. Je ne savais même pas encore ce que cela signifiait, et je l'ai aimée.
Les mots s'écoulèrent dans la nuit.
Il aurait voulu hurler ces mots à Eldrid. Mais Eldrid n'était pas là, et son dernier silence le hantait.
~*~
Eldrid et Merewyn dressèrent un campement à la nuit tombée.
Les pensées d'Eldrid revenaient sans cesse au soldat saxon. Elle tendait l'oreille, tâchant vainement d'entendre le moindre son de bataille. Mais Godwin était loin, à présent, et elle était seule.
Seule, avec Merewyn et son enfant.
Elle ne pouvait s'empêcher de se demander si le destin les avait séparés pour une raison. C'était une question obsédante, et elle ne désirait pas en connaître la réponse.
Par instant, une vague de culpabilité venait s'échouer sur les rivages de sa conscience.
L'esprit de Merewyn semblait vagabonder dans la même direction que la sienne.
— Pourquoi n'aimes-tu pas Godwin ? s'enquit-elle.
— Pourquoi l'aimerais-je ?
— Il paraît attentionné. Doux et respectueux. Protecteur, aussi. Il t'a sauvé des barbares.
Eldrid l'observa un instant.
— Les Danois exterminés par Godwin n'étaient pas tous les barbares que les Saxons se plaisent à voir en eux. Il m'a peut-être sauvée, mais il y a, et il y aura toujours, ces morts entre nous.
Devant le regard de Merewyn qui la dévisageait, Eldrid opta pour une semi-vérité. Il n'était pas question qu'elle mentionne l'irrésistible attraction qui l'amenait vers Erling Bjarnason. Elle devait rester Saxonne aux yeux de la jeune femme, où elle perdrait sa seule alliée.
— Godwin m'a gardée en vie, après l'attaque. J'étais Saxonne, et il voulait me rendre ma liberté.
— Et il te l'a rendue.
— Pas tout à fait. J'ai été emprisonnée, on m'a accusée de trahison. Pour me sortir de ma cellule, il m'a forcé à l'épouser. Cela n'a rien à voir avec la liberté.
— Tu ne peux pas nier que tu es plus libre avec lui qu'au fond d'une cellule.
— C'est vrai. Mais j'aurais aimé avoir le choix. Je n'ai guère eu le choix qu'entre des possibilités qui ne pouvaient en aucun cas me satisfaire.
— Personne n'a vraiment ce qu'il désire.
Elle couva un instant du regard le nourrisson, recroquevillé dans ses bras.
— J'étais à Norwich lorsque les massacres ont eu lieu dans tout le royaume, fit-elle d'une voix douce. Eadwulf et moi, nous n'étions pas encore engagés. Il a fait une chose terrible ce jour-là. Je sais qu'il s'en est voulu pendant longtemps. Peut-être s'en veut-il encore.
— Qu'a-t-il fait ?
— Près de chez lui, il y avait une famille danoise, qui était installée depuis des générations à Norwich. Il aimait leur plus jeune fille. Helga.
Eldrid sentit un élan d'horreur la traverser.
— Il l'a...
— Non. Mais il ne l'a pas protégée pour autant. Il s'agissait des ordres du roi, qu'aurait-il pu y faire ?
Eldrid eut un tressaillement.
— Les gens font des choses terribles, pour protéger ce en quoi ils croient. Peu importe qu'ils soient Saxons ou Danois.
— Oui, murmura Eldrid.
Elle en avait cruellement conscience.
À l'heure qu'il était, Godwin avait déjà dû répandre le sang des hommes du Nord. Encore. Sans pitié, sans compassion, sans remords.
~*~
L'aube se levait.
Godwin sentit ses doigts se crisper sur la garde de sa lame, d'un geste instinctif, mille fois répété.
À l'autre bout de la plaine, les barbares venaient d'apparaître.
— C'est étrange, fit Theodore. Ce n'est pas leur façon de faire.
Godwin se tourna vers lui.
— Que veux-tu dire ?
— Ils viennent à nous. D'ordinaire, les barbares se contentent d'attaquer lorsqu'on les attend le moins. Ils auraient dû attaquer cette nuit. Je ne comprends pas. D'autant que nous sommes en supériorité numérique.
Le soldat saxon fronça les sourcils. Theodore voyait juste. C'était pour le moins inquiétant, et il sentit un élan d'appréhension faire accélérer son cœur.
La terre tremblait.
La terre tremblait. Godwin mit plusieurs secondes à comprendre que ce n'était pas là l'œuvre de l'armée danoise. Non. Le bruit venait de derrière lui.
Il se retourna, accrochant dans son champ de vision le visage blême de Theodore qui avait déjà fait volte-face.
Une cavalcade ébranlait le campement. Des Saxons prenaient la fuite. Un nombre considérable.
— Revenez ! hurla quelqu'un sur sa droite. Comment osez-vous ? Lâches ! Traîtres !
Traîtres. Le mot se noya au milieu des hennissements et du fracas des sabots, mais Godwin le sentit s'insinuer désagréablement dans son esprit.
Traîtres.
Il regarda autour de lui. Il ne restait que quelques centaines d'hommes.
Si l'armée de Thorkell se portait à leur rencontre, c'était qu'ils étaient certains de leur supériorité. Et s'ils l'étaient, c'était parce qu'ils savaient que des Saxons allaient trahir.
Traîtres.
La voix de Theodore résonna à travers le voile de rage qui répandait ses ombres sur la plaine.
— Que faisons-nous ?
— Je crois que nous n'avons guère le choix. Nous allons combattre.
Les barbares se rapprochaient, implacablement.
Godwin sentit son cœur se serrer. Il n'avait pas peur. Trop de fois, la mort avait déferlé sur lui.
Mais il y avait Theodore.
Il n'était plus temps de fuir, mais temps de combattre.
— Pour la gloire, et pour la survie de l'Angleterre ! s'écria un soldat.
Par saccades, à grand renfort de cris et de gestes faussement assurés, un mur de boucliers se forma. Un rempart de bois et d'hommes, dérisoire face aux troupes danoises qui transperçaient la plaine.
Godwin sentit une main se glisser dans la sienne. Celle de Theodore. Le guerrier saxon chercha son regard, au milieu de ses traits livides qui suintaient de peur.
— Tout ira bien.
— Ce n'est pas vrai, répliqua doucement Theodore.
Godwin poussa un soupir, et referma un peu plus ses doigts sur ceux du garçon.
— Non, admit-il. Ce n'est pas vrai.
Le soldat saxon jeta un coup d'œil à travers un interstice. L'armée danoise fendait la plaine, irrépressible, chaque seconde réduisant la distance qui séparaient les deux camps.
— Mais je te protégerai. Je te le promets.
— Vous ne devriez pas faire des promesses que vous ne pouvez pas tenir.
— Tu me sous-estimes.
Theodore eut un pâle sourire, mais ne répliqua rien. À travers le mur de boucliers, ses yeux écarquillés fixaient la vague danoise qui venait de s'arrêter, presque à portée d'arc.
C'était un long et lourd silence qui régnait parmi les rangs saxons. Le vent mugissait une lente plainte, une lamentation funèbre qui grinçait dans la brume matinale.
Seuls quelques sons maladroits faisaient bruire ce silence. Des hampes tremblantes qui se cognaient aux boucliers, des respirations saccadées, un chapelet d'injures, une prière marmonnée à toute vitesse.
Godwin sentait ses doigts s'engourdir sur la poignée de son propre bouclier, et sa main droite se raidir sur la garde de son arme.
Puis, brutalement, avec une clameur assourdissante, les barbares chargèrent.
Les boucliers tombèrent, Godwin tira son glaive.
Ce ne serait ni un raid ni une bataille.
Non. Ce serait un bain de sang, ni plus ni moins.
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