9 : Trêve rompue
La pierre à aiguiser laissait un chuintement s'échapper dans l'aube froide. Les maigres rayons de soleil qui transparaissaient à l'horizon, au-dessus des champs boueux, nimbaient l'air d'un halo bleuté. Le silence régnait, et l'atmosphère aurait presque pu en être apaisante.
— Que faites-vous, mon seigneur ?
Godwin tourna la tête, faisant entrer la silhouette de Theodore dans son champ de vision. Pour toute réponse, il déposa le glaive qu'il affûtait pour s'emparer d'un parchemin, qu'il tendit au garçon.
— Une missive. Les barbares.
— Alors vous repartez.
— Oui.
Godwin reprit son va-et-vient sur la lame, focalisant toute sa rage sur ce mouvement simple, répété maintes et maintes fois.
— Puis-je venir avec vous, mon seigneur ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Tu sais pourquoi.
— Vous êtes en colère.
Le soldat saxon délaissa son arme avec un soupir, notant que Theodore le regardait d'un air anxieux.
— La paix aura à peine duré quelques mois, expliqua-t-il. Une trêve que j'avais négociée.
Et qui lui avait coûté l'amitié d'Edmund, qui lui avait apporté remords et doutes. Mais cela, il se gardait bien de le dire à quiconque.
— Les barbares sont ce qu'ils sont, fit Theodore en haussant les épaules. Trêve ou non, ils nous auraient attaqués de nouveau. Tout le monde le sait.
Godwin acquiesça.
— C'est pour cela que tu dois rester. La peur est la meilleure arme des hommes du Nord.
Theodore fronça les sourcils sous sa tignasse rousse.
— Et la peur fait faire des choses terribles, ajouta le soldat à mi-voix. Je ne voudrais pas que les villageois des environs s'en prennent à vous simplement parce qu'Eldrid est une ancienne barbare.
— Pensez-vous qu'il y ait le monde risque pour que...
— Lorsque nous sommes allés au village, il y a plusieurs semaines de cela... Il s'est passé quelque chose. En lisant soi-disant l'avenir d'Eldrid, une sorcière a décrété que l'ennemi allait revenir. Ils ont été plusieurs à l'entendre également, et nul ne sait quelles conclusions les villageois pourront en tirer. Tu comprends ?
Le garçon hocha gravement la tête, l'air peu convaincu.
— Mais s'ils s'en prennent à elle, je ne serais pas de taille, mon seign...
— Tu le seras.
La voix du soldat s'était faite tranchante, inflexible. Un nouvel acquiescement lui répondit.
Godwin rengaina son glaive, se dirigeant à grandes enjambées vers la demeure.
~*~
Eldrid se figea sur le seuil de la demeure, au moment où le saxon allait y entrer.
— G... Godwin ?
— Eldrid, répliqua-t-il d'une voix impatiente.
Il était vêtu de son armure de cuir et de métal, son glaive passé à son côté. Elle réalisa que ses doigts s'étaient accrochés aux avant-bras de Godwin, lui bloquant le passage.
— Que... pourquoi... ?
— Je pars à la guerre. Ça ne se voit pas ?
— Mais je... Le danegeld...
Godwin lui fit doucement lâcher prise.
— La trêve est rompue. Les barbares viennent de nous attaquer.
— Pourquoi ?
— Tu es mieux à même que moi de répondre à cette question, répliqua-t-il d'un ton acerbe.
Eldrid sentit un frisson dévaler son dos. La guerre, de nouveau. La possibilité, peut-être, enfin, d'accomplir sa promesse. Les paroles de la prophétesse lui revinrent en mémoire. Les hommes du Nord revenant, le monde en feu, les chaînes rompues. Était-il possible que... ? Le soldat du intercepter la lueur qui brilla dans son regard, car une ombre passa sur son visage.
— Eldrid, je...
— Tu ?
Il secoua la tête.
— N'oublie pas qui tu es.
Une pierre lourde et glacée tomba au fond de son estomac.
— N'oublie pas qui tu es vraiment, ajouta-t-il.
Les doigts de Godwin s'accrochèrent aux siens.
— N'oublie pas ce que les barbares t'ont fait. Promets-moi.
Le collier de servitude pesa tout à coup lourd à son cou. Elle prit une profonde inspiration pour chasser le poids qui la comprimait, composa un sourire sur ses lèvres.
— Je n'oublie pas. Mais...
La paume de Godwin était brûlante contre la sienne. Une colère froide la submergea tout à coup.
— Tu ne peux pas me faire oublier les années que j'ai passées auprès d'eux.
— Des années de servitude.
— Crois-tu que ce soit différent ici ?
Godwin resserra son emprise, la mâchoire crispée. Elle aurait voulu se dégager, révulsée à l'idée qu'il la touche — lui qui portait à jamais la responsabilité de la perte de l'homme qu'elle avait aimé.
— C'est différent. Tu es libre.
— Vraiment ? Je n'en suis pas si certaine.
— En effet. Tu serais libre si tu parvenais à te défaire du rôle qu'Erling Bjarnason t'a fait endosser.
Il l'attira contre lui, l'étouffant presque.
— Ne penses-tu pas que j'aimerais pouvoir te dire où je vais, te parler de la guerre ? Ne penses-tu pas que j'aimerais vivre ailleurs qu'ici ? Que j'aimerais tout simplement te faire confiance ?
Sa main se crispa sur le collier de servitude.
— Enlève-le, chuchota-t-il.
Eldrid chercha désespérément de l'air, incapable de respirer. Tout son corps semblait s'être figé dans une grange de stupeur. Enlever son collier, la dernière chose qui la reliait à son passé. Elle secoua la tête, prise d'une peur sourde, se débattant jusqu'à ce que les doigts lâchent le cercle de cuir qui enserrait son cou. Godwin la repoussa abruptement contre le chambranle de la porte, agacé.
— Je ne peux pas l'enlever.
— Enlève-le, Eldrid, fit-il d'un ton suppliant.
— Non !
— Tu es tellement lâche !
Il y avait tant de mépris dans sa voix qu'Eldrid se figea, sonnée. Quelque chose venait de se tordre en elle.
— Je ne suis p...
— Si. Tu as peur. Regarde-toi ! Tu te raccroches à un lien qui n'existe plus, tu te raccroches à un passé auquel tu ne crois uniquement que pour te rassurer ! Les barbares ne t'ont apporté que malheur et désolation, et tu es trop lâche pour l'admettre.
— Je ne suis pas lâche ! J'ai aimé Erling Bjarnason, articula-t-elle avec force. Je l'ai aimé, je l'aime encore. Infiniment plus que je ne t'aimerais jamais !
Elle vit une lueur de douleur fulgurer dans les yeux de Godwin, et elle en éprouva un plaisir intense.
— Ce collier, c'est tout ce qu'il me reste de lui. Et je ne te laisserai pas...
— Qu'a-t-il fait en échange de ton amour ? Y as-tu seulement déjà songé ? Il t'a manipulée ! Et même maintenant qu'il n'est plus là pour te dicter ta conduite, il te manipule encore.
— C'est faux !
Un rire sardonique s'échappa des lèvres de Godwin. Se détournant d'elle, il se glissa à l'intérieur tout en parlant.
— Vois-tu, tu es en territoire saxon, Eldrid. Tu es saxonne. Crois-tu que ton barbare t'a considéré un jour, ne serait-ce qu'une seule seconde, comme un des siens ? Tu as toujours été une thraell à ses yeux. Tu as toujours été une saxonne pour lui, et tu as été trop aveugle pour le remarquer.
Eldrid sentit sa gorge se nouer. Les souvenirs du Konungr l'assaillaient. Le cœur au bord des lèvres, elle regarda Gdwin ajuster sa cuirasse — qui avait vu tant de sang nordique couler.
— La seule chose qui te fait encore espérer qu'un danois s'empare du trône d'Angleterre, c'est cette illusion qu'Erling Bjarnason a instillé en toi.
— C'est faux, répéta-t-elle d'une voix brisée.
— Tu n'as aucun intérêt à ce que l'ennemi gagne cette guerre. Sais-tu tout le mal qu'une armée peut faire lorsqu'elle marche sur les terres qu'elle est en train de conquérir ?
— Je le sais très bien, cracha-t-elle. Tu ne te rappelles pas des circonstances de notre rencontre ?
Le cœur d'Eldrid palpitait furieusement dans sa poitrine. Mais Godwin ne réagit pas à sa pique, se contentant de jeter sa cape sur ses épaules et de poursuivre d'une voix mesurée.
— Tu pourras leur hurler que tu es des leurs lorsqu'ils seront sur le point de te tuer, ou pire. Ils ne t'entendront pas.
— Lorsqu'ils marcheront sur ces terres, je ne serai plus là.
— Oh que si, tu seras là. Parce que je ne te laisserai pas partir.
Elle secoua la tête, mais il ne lui laissa pas le temps de contre-attaquer :
— Je te forcerai à regarder une bonne fois pour toutes la barbarie des hommes du Nord. Que cela te plaise ou non.
Sur ces mots, il s'engouffra à l'extérieur, son poing serré sur la garde de son épée.
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Hey ❤︎ Bonne année ! Que 2018 vous soit riche en bonheur, et bien sur en lectures et en projets d'écritures ! 🎉
De mon côté, après quelques hésitations et des vacances bien occupées à réviser, me voilà de nouveau motivée à écrire. J'avoue que je me sens parfois un peu submergée haha, malgré les plans et les recherches. Est-ce que tout vous paraît clair ? Est-ce que l'intrigue vous semble avancer trop ou trop peu rapidement ( tant sur le plan historique que sur le plan des personnages) ?
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