
7 : Que s'ébranlent les monstres
Les armes s'entrechoquaient dans les champs encore parsemés de givre, à l'orée de Jelling. Erling Bjarnason mettait toute sa rage dans les coups qu'il portait. Le cliquetis du métal envahissait l'air glacé de l'aube.
Un soleil froid se levait sur la lande. La centaine de guerriers étaient disposés là, combattant sous le regard attentif de Sveinn à la barbe fourchue.
Erling para un coup d'estoc, repoussa la lame, sa propre épée fendant l'air pour désarmer son adversaire.
L'ancien chef de clan rengaina son arme, rejoignant le roi du Danemark à grandes enjambées. Pendant un long moment, ils observèrent les hommes en silence. Ils se battaient avec une férocité évidente. Chacun de leurs coups était empreint de dextérité et de force.
— Tu fais du bon travail, commenta Sveinn d'un ton approbateur.
— Alors qu'attendons-nous pour repartir en raid ?
— Ne sois pas si impatient. Nous avons passé une trêve avec l'Angleterre.
— Nous devons attaquer à nouveau les saxons, grommela Erling Bjarnason.
Sveinn poussa un soupir d'exaspération, et le poing d'Erling se crispa sur son épée un court instant. Le temps qu'il se souvienne qu'il parlait à son souverain, et ses doigts desserrèrent leur emprise. Si Sveinn aperçut son geste, il fit comme si de rien n'était.
— Tu as toi-même négocié cette paix. Pourquoi n'en profites-tu pas ?
— Je l'ai négocié à votre demande.
— Tu pourrais songer à prendre une femme.
— J'ai déjà eu une femme.
Le monarque arqua un sourcil, avant de se concentrer sur les guerriers. Erling laissa lui-même son regard dériver vers un affrontement qui se déroulait non loin. Pour empêcher sa colère de monter, il se concentra sur les coups, notant les quelques défauts dans la garde des adversaires, déplorant certaines passes qui, bien que vives, s'avéraient trop peu audacieuses. Toutefois il avait la certitude que cela suffirait pour vaincre l'ennemi — il l'avait assez combattu pour le savoir.
— Une femme qui ne t'a pas laissé d'héritier, laissa soudain tomber Sveinn d'une voix douce.
— Quelle importance ? rétorqua Erling en se tournant de nouveau vers lui. Si nous ne vainquons pas l'ennemi, mon clan ne survira pas. Mon nom sera oublié. Je n'aurai rien à léguer à un héritier.
— Nous vaincrons les saxons, en temps et en heure.
— Nous sommes prêts à nous battre. L'ennemi ne l'est pas. Qu'attendons-nous ?
Un nouveau soupir fit écho à ses paroles, et Erling se raidit. Sveinn se tourna vers lui, son regard céruléen croisant le sien, brûlant d'un magnétisme impérieux.
— Lorsque nous retournerons chez l'ennemi, ce sera pour mettre un terme à la domination d'Æthelred. Je veux être certain de frapper au bon moment.
— Vos hésitations ne font que jouer en notre défaveur.
— Une fois l'été là, nous marcherons sur l'Angleterre. Pas avant.
Pas avant. Les mots avaient résonné dans l'air matinal, définitifs. Erling serra les poings.
Voilà des mois qu'il était revenu en terre danoise, une fois les négociations achevées. Et pourtant, une part de lui était comme demeurée en Angleterre, avide de vengeance.
Attendre des mois durant, pendant que le royaume ennemi se reconstruisait après le lourd tribut qu'il avait eu à payer, le pesait. L'inaction lui était insoutenable, alors qu'il avait une chance inespérée de soumettre le peuple saxon.
Pire, sa thraell avait trahi, définitivement.
Par conséquent, il n'avait plus aucune raison de laisser en vie son ennemi, et la pensée même de pouvoir enfin faucher le soldat saxon lui était d'un doux réconfort. Celui qui avait conduit les troupes à massacrer les siens, celui qui l'avait fait prisonnier, qui l'avait torturé, humilié. Celui qui avait corrompu Eldrid Sigrùnardottir pour qui il avait tant sacrifié.
Il ne pouvait supporter cette attente interminable, insoutenable.
Il voulait, non, il devait venger les siens. Et se venger lui-même.
***
Erling glissa le fourreau de son épée à sa ceinture. Le jour ne tarderait pas à se lever. Il avait pris sa décision, et il ne reviendrait pas dessus.
Il se glissa dehors, l'air glacé de la nuit raffermissant sa volonté. La ville était encore endormie, et une rage froide monta en lui. Il partait commun vulgaire voleur.
— Je viens avec toi.
Erling se raidit, et se retourna pour faire face à son demi-frère. Il ne pouvait lui avouer ce qu'il comptait vraiment faire. Örvar lui renvoya un regard de défi, brillant à la lueur du brasero qui éclairait le seuil de la demeure.
— Je ne supporte pas de rester ici, pendant que toi, tu venges les nôtres. Je veux jouer un rôle dans cette guerre.
— Je ne peux pas sacrifier mon propre frère.
— Tu ne sacrifies personne. C'est un choix que je fais, moi.
Erling Bjarnason attrapa son outre pour boire une longue rasade.
— Tu es contrarié.
— Peut-être bien, maugréa Erling. Quoi qu'il en soit, tu ne partiras pas.
Örvar se raidit.
— Je ne te demande pas la permission, mon frère.
— Je suis le chef de ton clan. Je t'interdis de partir.
— Il n'y a plus de clan. Quand le comprendras-tu ?
— Et toi, quand comprendras-tu que ta place n'est pas sur un champ de bataille ?
— Ma place est là où je décide qu'elle est !
Ils se dévisagèrent en silence pendant de longues secondes. Erling sentait le regard brûlant de son demi-frère sur son âme, pareil à une lame chauffée à blanc.
— Tu n'as rien à gagner dans cette guerre, Örvar.
— La consécration, n'est-ce donc rien à tes yeux ?
— Tu as une femme et un fils. Tu voudrais les voir malheureux ?
— Ne penses-tu pas qu'ils seraient heureux de me voir revenir victorieux d'une bataille ?
— Si nous gagnons cette guerre, le clan pourra renaître de ses cendres. Si je meurs, toi et ton fils me succéderez. Tu dois veiller sur lui.
Et lui veillait sur son demi-frère, puisqu'il était incapable de le faire par lui-même. Örvar poussa un soupir.
— Et si tu as toi-même un fils, mon frère ? Je devrais me priver de gloire et de combats simplement parce que tu penses que tu n'auras pas de descendant ?
— Je n'en aurai pas.
Sa femme avait péri en donnant naissance à leur enfant, qui n'avait pas survécu. Elle avait été la seule personne qu'il avait su aimer véritablement — la seule personne dont il aurait voulu avoir un fils. Örvar sembla suivre le cours de ses pensées.
— Gundrun était une épouse merveilleuse, mais je suis certain que tu pourrais...
— Non.
— Les dieux t'ont enlevé ta femme. Mais penses-tu qu'en t'interdisant de vivre, tu répareras tes erreurs ?
— Cela n'a rien à voir avec mes erreurs. Ni avec les dieux. J'accomplis la destinée que j'ai choisie.
Örvar le dévisagea un long moment. Il s'approcha lentement d'Erling, posant une main sur son épaule. Le Konungr se raidit à son contact, recula. Mais son demi-frère accompagna son mouvement tout en parlant :
— Tu n'as pas à réparer tes erreurs, mon frère.
— En effet. Je n'ai aucune erreur à réparer, siffla-t-il.
C'était faux, ô combien faux. Ils le savaient tous deux.
— Erling... Parfois nous sommes impuissants. Nous sommes de simples mortels. Tu ne peux pas changer le cours des événements qui ont eu lieu. Tu ne pourras pas non plus modifier la volonté des dieux. Alors, tu n'as pas à réparer tes erreurs. Accepte-les. Il est de toute façon trop tard pour revenir en arrière.
— Cesse tes grands discours. Je n'ai jamais voulu revenir en arrière, grommela-t-il en se dégageant.
— Vraiment ? Tu ne jures que par la vengeance et par le sang saxon versé par ta lame ! Tu combats, parce que tu espères te racheter en te jetant corps et âme dans une noble cause. Tu combats pour t'enivrer de batailles. Tu combats parce que, au fond, tu pries les dieux de te sacrifier pour obtenir leur pardon.
— Cela n'a rien à voir avec les dieux ! Les saxons ont massacré notre peuple. Je ne vivrai pas en paix tant que...
— Tes machinations ont déclenché cette guerre, mon frère. Tes machinations ont tué ceux de notre clan.
Erling sentit sa paume caresser la garde de son épée, en un geste d'instinct pur.
— Il y aurait eu une guerre, avec ou sans moi, souffla-t-il d'une voix dangereusement vibrante. Sveinn veut le trône d'Angleterre. Le massacre perpétré par l'ennemi n'est qu'un prétexte pour nous attaquer à l'ennemi, ne le comprends-tu pas ?
— N'est-ce qu'un prétexte pour toi aussi ?
— Tu sais bien que non ! Je veux venger les danois qui ont péri par la faute des saxons.
— Et quand les considéreras-tu comme vengés ?
Erling serrait si fort le pommeau de son épée que ses phalanges en blanchissaient. Örvar le fixait, droit dans les yeux, et l'idée qu'il le défie ainsi lui était insupportable.
Mais il n'avait aucune réponse à offrir à la question de son demi-frère.
— Il suffit, Örvar.
— Regarde-toi. Tout ce sang sur tes mains, toutes ces cicatrices qui couvrent ton corps. Et toutes ces blessures qui saignent sur ton cœur, que tu dénies sans cesse.
— Il suffit ! hurla-t-il.
L'épée jaillit du fourreau, se précipitant tel un éclair métallique vers la gorge d'Örvar.
La lame brillait sous l'éclat des braises ardentes, rougeoyante. Pendant une fraction de seconde, Erling Bjarnason y visualisa le sang de son frère. Il leva son regard de l'arme, pour croiser les yeux de son frère. Il y lut une déception intense. Un mélange de tendresse et de colère.
— Erling...
— Tais-toi, siffla-t-il.
À sa grande stupéfaction, Örvar obtempéra. Les doigts de son demi-frère se posèrent sur le plat de la lame, déviant la pointe mortelle.
— Que les dieux te protègent, mon frère.
Un rictus tordit le visage d'Erling tandis qu'Örvar s'engouffrait dans la maison. Les dieux l'avaient abandonné depuis bien longtemps.
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