5 : Que s'obscurcisse le soleil
Godwin talonna les flancs de son destrier, sentant s'accentuer la morsure du vent glacé sur son visage.
Il était parti le lendemain de la conclusion du marché, juste avant l'aube, comme un voleur. Il avait écrit une missive à l'intention du roi pour lui annoncer la somme du tribut, il avait sellé sa monture, et l'avait éperonné vers l'intérieur des terres. Trente-six mille livres. Le prix de son orgueil. Il avait lamentablement échoué, et Edmund avait eu raison sur toute la ligne.
Il chassa de son esprit les remords qui assombrissaient tout à coup ses pensées. Godwin riva son regard sur les nuages qui s'amoncelaient, au-delà du tertre que contournait la route caillouteuse qu'il empruntait. Il prit une profonde inspiration, l'air froid et pluvieux s'engouffrant dans sa gorge comme un étau de glace.
Edmund était sauf, du moins l'espérait-il. Il ne devait pas, non, il ne pouvait pas penser au reste. À toutes ces autres conséquences, si lourdes de sens.
Dans la nuit, son ami avait perdu l'usage de son membre. La fièvre avait repris, l'infection, la promesse d'une gangrène. Il avait entendu trois de ses hommes parler, à voix basse, tandis que, ombre parmi les ombres, Godwin s'avançait parmi les pavillons. Les cris d'Edmund avaient soudain résonné dans tout le campement. Alors, Godwin avait fui, incapable de surmonter les hurlements sauvages qui montaient dans les ténèbres.
Edmund ne combattrait plus jamais, par sa faute. Pire, Edmund ne lui pardonnerait jamais. Cette certitude l'envahissait d'une rage viscérale. Le vent se leva, faisant gémir les arbres bordant le sentier. Les nuages gonflés de pluie, noirs et épais, déchirèrent les cieux en un fracas de lumière.
Godwin leva les yeux vers la chape anthracite qui semblait courir d'un bout à l'autre du monde. De lourdes gouttes de pluie vinrent s'écraser contre son visage, pleurant pour lui ces larmes qu'il s'interdisait de verser.
Pendant une folle seconde, il espéra qu'un éclair vienne le foudroyer sur place. Mais rien ne vint, et il resta seul sous la pluie battante, une culpabilité amère sur le cœur.
~*~
Eldrid comptait les jours. L'absence de Godwin pesait sur elle, étouffante. Elle percevait à chaque instant la tension qui résidait dans le regard de Theodore, qui se tournait sans cesse vers le seuil de la demeure, comme s'il espérait que le soldat s'y matérialise par la seule force de sa volonté.
Le reste du temps, Theodore ne quittait pas l'ancienne thraell des yeux. Eldrid faisait de son mieux pour l'ignorer. Elle avait l'habitude de cette surveillance constante, mais elle revêtait cette fois-ci d'un caractère inquiétant. Le garçon était loin d'être idiot. Si Godwin ne lui avait pas dit où il allait, c'est qu'il avait peur que la jeune femme l'apprenne. Et si elle s'enfuyait, Theodore n'aurait aucun moyen de prévenir le saxon avant son retour.
Eldrid avait pensé à s'enfuir. Plus d'une fois, ses doigts s'étaient refermés sur la fiole qui ne la quittait plus depuis des semaines. Le flacon contenait son sauf-conduit vers la liberté. Il aurait été si facile de le déverser dans un godet, puis de s'enfuir dans les ténèbres, le poids du regard de Theodore envolé. Mais elle n'avait rien à offrir aux danois, aucune information sensible. Elle se trouvait réduite à l'impuissance.
— Tu es certain que tu ne sais rien, Theodore ?
Il secoua la tête. La nuit était tombée, déployant les ombres sur le monde. Les crépitements de l'âtre résonnaient avec fracas au milieu du silence. Eldrid fixait les flammes. Elles léchaient en de douces courbes le bois embrasé de veines rougeoyantes.
— J'ai peur qu'il ne revienne pas, fit le garçon au bout d'un long moment.
Eldrid délaissa sa contemplation pour dévisager Theodore. Une réelle inquiétude transparaissait sur les traits de l'enfant.
— Il revient toujours, répliqua-t-elle en gommant du mieux possible la pointe d'amertume qui perçait dans sa voix.
— Il est toujours revenu jusqu'à présent, c'est vrai. Mais il n'est pas...
Il se tourna vers la porte, comme s'il craignait que quiconque l'entende — à moins qu'il n'ait peur que Godwin ne rentre à l'instant même.
— Il n'est pas invincible, chuchota-t-il.
Eldrid eut un sourire narquois.
— En effet.
— Qu'adviendrait-il de moi, dans ce cas ?
Elle comprenait ce qu'il sous-entendait. Elle, elle rejoindrait les hommes du Nord, devenue inutile en terre saxonne. Et Theodore ? Il n'avait personne d'autre que Godwin.
— Je ne sais pas. Mais il reviendra. Godwin est la personne la plus entêtée que je connaisse.
Elle eut un triste sourire, tandis que le souvenir du regard gris d'Erling Bjarnason la transperçait. Lui aussi avait été doté d'une obstination légendaire, et cela n'avait pas suffi.
~*~
Trois jours plus tard, Godwin entra dans la maison d'un pas lourd, le regard embrasé par une rage incommensurable.
Eldrid sentit son ventre se contracter. Le saxon revenait de la guerre. Par conséquent, sa colère était attisée par les hommes du Nord — ce qu'elle représentait, bien malgré elle.
Il se laissa choir sur le banc, la tête entre les mains, et le silence s'installa dans la pièce, perturbé par le craquement des bûches dans l'âtre. Eldrid n'osait plus respirer. Concentrée sur le rapiéçage d'une tunique, elle attendait avec appréhension le moment où Godwin lèverait les yeux vers elle et se lancerait dans une diatribe enflammée sur les barbares. Elle serrerait les poings pour se maîtriser, afficherait un visage impassible. Peut-être irait-elle jusqu'à poser une main qu'elle espérerait apaisante sur le bras du soldat, tout en étant consumée par une colère sourde.
Pourtant, rien de tel ne se produisit. Il gardait son corps replié, ses mains crispées sur son crâne, son regard figé vers le sol, dans une attitude si peu habituelle qu'Eldrid en eut le souffle coupé. Une angoisse sourde pulsait dans ses veines.
Theodore leva un regard préoccupé vers le soldat.
— Que s'est-il passé, mon seigneur ? Vous avez été défaits ?
— Je n'étais pas à la guerre.
Le garçon fronça les sourcils, imité par la thraell. Godwin était parti des semaines durant.
— Mais alors...
— Je négociais.
Le silence était pesant. Des négociations ? Godwin leva enfin les yeux, pour les tourner vers Theodore, interdisant à Eldrid d'y lire quoi que ce fut.
— Trente-six mille livres, laissa-t-il tomber.
Le garçon échangea un regard surpris avec la jeune femme, avant de poursuivre.
— Qu'avez-vous dit, mon seigneur ?
— Le roi a... J'ai octroyé trente-six mille livres aux barbares.
Le garçon écarquilla les yeux. La somme était conséquente.
— Sa Majesté espérait acheter la paix, poursuivit Godwin avec un sourire amer.
— Mais c'est ce que vous avez fait, non ? s'enquit Theodore.
— Non. Les tributs ne font qu'enrichir l'ennemi, mais les conseillers du roi sont trop stupides pour le comprendre.
— Après avoir reçu une telle somme... ils ne reviendront peut-être pas.
Godwin eut un sourire narquois.
— Ils reviendront, mon garçon. Ils reviennent toujours.
Sur ces mots, il croisa le regard de l'ancienne thraell. Eldrid y lut tout ce à quoi elle s'attendait : une lueur de mise en garde, mêlée à une rage froide. Et autre chose, quelque chose d'indéfinissable, d'indéchiffrable, qui la fit frémir.
— N'est-ce pas ? ajouta-t-il à son intention.
La jeune femme sentit un nouveau frisson dévaler son dos, et ses doigts se crispèrent sur le tissu de sa tunique. La provocation était trop évidente pour qu'elle n'y réponde pas.
— Rien ne serait arrivé si vous n' aviez pas liquidé les danois, répliqua-t-elle d'un ton acerbe.
— Ce sont eux qui ont commencé en nous envahissant et en nous pillant, fit-il d'une voix dangereusement glaciale.
— Et ce n'était pas une raison pour les éliminer tous. Vous n'aviez pas le droit de tuer des femmes, et des enfants !
Godwin se leva, d'un mouvement si brusque que le banc se renversa.
— Crois-tu qu'ils aient eu le moindre remords en massacrant nos femmes et nos enfants ?
Ses traits étaient déformés en un masque de colère intense, son torse se soulevant par saccades.
— Dois-je te rappeler dans quelles circonstances nos familles, à tous les trois, ont été tuées ? hurla-t-il.
Eldrid sentit son sang se figer dans ses veines, son visage se décomposer. Godwin dut le remarquer, car il pointa un doigt vers elle.
— Ose encore me dire que nous n'étions pas dans notre droit !
Le soldat s'engouffra à l'extérieur, Eldrid fixa l'embrasure, le souffle court, tremblante. Elle perçut un mouvement à côté d'elle, avant de voir Theodore entrer dans son champ de vision, se dirigeant vers la porte. Juste avant de franchir le seuil, il lui renvoya un regard haineux.
Elle se retrouva seule. « À tous les trois », avait dit Godwin. L'ancienne thraell oubliait trop souvent qu'elle avait été, qu'elle était saxonne. Cette réalité s'ancrait toutefois de jour en jour, sans qu'elle ne parvienne à en cerner l'entièreté.
Elle ne se souvenait pas du massacre de sa famille, ou du moins, elle avait enfoui les réminiscences si profondément en elle qu'elle n'éprouvait pas le désir d'aller les déterrer. Cela aurait fait trop mal, une souffrance qu'elle n'était pas prête à affronter, pas alors qu'elle s'accrochait avec la force du désespoir à ce qui avait fait d'elle une femme du Nord.
Un spasme secoua son corps, un vertige saisit son âme. Une force invisible l'écartelait entre deux directions opposées.
Au fond, Godwin avait raison. Elle le savait, et quelque chose en elle refusait de l'admettre.
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