11 : Que s'attisent les braises
Godwin était reparti à la guerre depuis deux longs mois lorsqu'un messager se présenta sur le seuil de la demeure.
Eldrid allait à sa rencontre, mais l'homme se tourna plutôt vers Theodore, qui affûtait sa lame, adossé au bâtiment de l'écurie.
— Un message de la part de Sa Majesté pour le seigneur Godwin.
Elle regarda Theodore s'emparer du parchemin auquel pendait le sceau royal, puis elle l'entendit inviter le coursier à rentrer à l'intérieur.
Eldrid serra les poings, suivant les deux Anglo-saxons dans la demeure.
— J'ai entendu dire qu'un ealdorman avait été nommé à la tête de la Mercie ?
— En effet, le seigneur Eadric. Il a épousé la fille de Sa Majesté, le roi a toute confiance en lui. C'est une bonne chose, le comté risque d'être visé par des raids d'importance, avec l'échec de la trêve. La Mercie a besoin d'un homme à sa tête pour la protéger des invasions barbares.
— Que savez-vous de la situation actuelle ?
Le messager eut un sourire crispé.
— Les barbares ne semblent pas réitérer leurs attaques.
Theodore fronça les sourcils. Eldrid, elle, tressaillit, et prit une profonde inspiration pour dissimuler son trouble. Elle avait assez côtoyé les hommes du Nord pour trouver leur comportement étrange. À quoi bon laisser les Saxons reconstituer leurs forces ? Pourquoi ne pas attaquer ?
— Ils ont toujours semé la peur, fit Theodore. Ils attendent que l'expectative nous fasse baisser notre garde.
Le regard du garçon se tourna vers Eldrid, comme pour y chercher une confirmation de sa part. Elle haussa les épaules. C'était là la raison la plus plausible, et cette pensée flottait à la lisière de son esprit, porteuse d'un espoir qu'elle n'avait pas ressenti depuis longtemps.
Ses yeux se rivèrent au parchemin que Theodore tenait dans son poing.
***
— Örvar.
— Qu'y a-t-il, mon frère ?
Erling venait d'entrer dans leur demeure, d'un pas lourd. Sa discussion avec Sveinn, quelques instants plus tôt, l'avait ébranlé. Tout ce pour quoi il s'était battu — son honneur, son clan — avait été piétiné par le monarque en une poignée de minutes.
Pourtant, il n'avait pas lâché la bride de sa colère. Il avait étouffé le désir sauvage qui lui dictait de retourner auprès de Sveinn pour le transpercer de sa lame. Il avait résisté à la honte qui lui commandait de se murer dans le silence.
Il avait contenu cette rage qui l'avait toujours porté : aujourd'hui, elle ne lui aurait que desservi. Il crispa les poings pour juguler l'humiliation, pour faire face aux mots qui lui meurtrissaient les lèvres.
— Je viens de parler au roi.
— Et ?
Erling scruta un instant le visage anxieux de son frère.
— Félicitations, bougonna-t-il. Tu vas mener un raid.
Les traits d'Örvar se figèrent en une mine d'ahurissement et de joie mêlée.
— Je croyais que tu ne voulais pas que je...
— Ça n'a rien avoir avec moi. J'y aurais été moi-même, si Sveinn ne désirait pas que je reste ici.
— Pourquoi ?
L'ancien chef de clan lui lança un regard agacé.
— Ça ne te regarde pas.
— Tu n'es pas parti à la guerre, Erling. Je le sais. Sveinn est venu me voir pendant ton absence. Alors, qu'as-tu fait ?
— Cela ne te concerne pas.
Örvar s'approcha de lui, posant une main sur son épaule.
— N'oublie pas que je suis ton frère.
— Mon demi-frère. Et cela ne te concerne pas.
Örvar ferma les yeux en soupirant, un air de profonde lassitude inscrit sur ses traits.
— Je pars en raid, à ta place, sur décision du roi ! J'ai le droit de connaître l'origine de ce soudain revirement de situation. Et si tu refuses de me le dire, je demanderai à Sveinn. Il ne me cachera rien.
— Tu n'en sais rien.
— Je te connais. Tu refuses de me parler parce que tu as honte de t'être fait écarter. Sveinn, lui, n'aura aucun scrupule.
Erling Bjarnason s'assit, le regard posé sur les escarbilles qui jonchaient le bord de l'âtre. Voilà ce qu'il était : une simple escarbille, condamné à s'éteindre malgré la rage ardente qui lui insufflait la vie, méprisé de tous, piétiné par le destin.
— Fort bien.
Et il raconta, en quelques phrases brèves et hargneuses. Pendant qu'il fixait les braises rougeoyantes, il pouvait deviner les traits de son demi-frère qui s'assombrissaient mot après mot.
Lorsqu'il eût fini, Örvar soupira.
— Je suis donc le seul à pouvoir réparer tes erreurs.
— Ce n'était pas une erreur.
— Appelle cela comme tu veux. Ça ne change rien au fait que tu...
Erling délaissa sa contemplation méthodique des restes incandescents pour lui jeter un regard, coupant court à ses reproches.
— Si tu entres dans les bonnes grâces de Sveinn, Örvar, tu négocieras auprès de lui en ma faveur. Je dois combattre. Je dois venger les nôtres. Promets-moi que tu lui en parleras.
— Je lui en parlerai.
Son demi-frère le fixa, dardant sur lui ce même regard anthracite que le sien. Ses yeux l'observèrent un long moment, avec une intensité accrue, comme s'il attendait quelque chose de sa part. Puis Örvar se leva. Juste avant de franchir la porte de la maison, il se tourna vers lui.
— Je ne le fais pas pour toi, Erling. Je le fais pour l'avenir de mon clan.
***
Eldrid prit son mal en patience, jusqu'à ce que le messager finisse par reprendre la route. Enfin, elle se tourna vers Theodore, qui esquissa un sourire contrit. Il sembla sur le point de parler, mais la jeune femme était de nouveau obnubilée par le parchemin soigneusement enroulé.
— Qu'attends-tu pour l'ouvrir ?
Le visage du garçon passa d'un air désolé à une expression de stupéfaction et de méfiance mêlée.
— Mais le seigneur Godwin...
— Il n'est pas là. Il n'y a aucun mal à...
— Qui n'est pas là ? fit une voix dans son dos.
Eldrid pivota vers la porte, glacée par une angoisse sourde. Godwin se tenait sur le seuil. La question avait été posée d'un ton nonchalant, mais ses yeux lançaient des éclairs menaçants.
— Tu es rentré, constata l'ancienne thraell d'une voix tremblante.
Les vestiges de leur dernière dispute étaient encore assez nets dans son esprit pour qu'elle ne se risque pas à provoquer le saxon — et elle se haïssait pour cela, elle se haïssait d'être si faible.
— En effet. Je suis rentré.
Eldrid nota que la main du saxon s'était dangereusement rapprochée de la garde de son épée, et elle sentit un frisson dévaler son dos.
— De quoi parliez-vous ? réitéra Godwin d'un ton sans appel.
— Le roi a fait porter un message, expliqua Theodore. Nous nous demandions si nous devions l'ouvrir ou bien vous attendre.
Eldrid sentit un profond soulagement l'envahir. Le jeune garçon était loin d'être idiot. En évitant de mentionner le fait que la missive avait été expressément écrite à l'intention de Godwin, Theodore évitait sans doute de provoquer la colère du saxon. Elle devait se montrer plus prudente.
Le saxon s'empara du parchemin, le lut, jeta un bref coup d'œil à Eldrid, et reposa le message sur la table, sans en évoqua pas le contenu.
La thraell sentit une vague de frustration enfler en elle, balayant d'un éclat de rage la moindre parcelle de son corps. Le regard de Godwin s'arrima de nouveau au sien, avec tant d'insistance qu'elle sentit son cœur battre plus fort, plus vite. Elle savait ce qu'il pensait : il aurait mieux fait de la laisser moisir dans sa cellule plutôt que de l'épouser.
Les lèvres d'Eldrid esquissèrent un sourire moqueur. L'air était chargé de la tension de leur joute silencieuse, crépitant de colère. Chacun attendait que l'autre cède. Godwin était trop fier pour rompre leur affrontement muet le premier, pour plier devant celle qui était devenue sa propre épouse, qui plus est une ancienne ennemie. Et, par les mêmes raisons, pour rien au monde Eldrid ne comptait baisser les yeux devant lui.
Ce fut Theodore qui les sortit de leur combat, en toussotant d'un ton insistant. Godwin lui jeta à peine un regard avant de se focaliser à nouveau sur la thraell.
— Il serait grand temps que tu cesses de me provoquer, siffla le soldat en norrois.
— Pardon ? C'est toi qui...
— Je ne peux pas m'absenter un seul instant sans penser que tu pourrais ne plus être là à mon retour !
— Serait-ce si grave ?
— Tu sais bien que oui.
— Tu n'as qu'à m'enfermer dans une prison quelconque, si tu as tellement peur de moi. Tu l'as déjà fait.
Les yeux de Godwin s'étaient rétrécis à de minces fentes.
— Fais attention, articula-t-il d'une voix glaciale. Je pourrais te prendre au mot.
— Vraiment ?
Il ne répliqua pas. Eldrid laissa un rictus jouer sur ses lèvres. Elle ne désirait pour rien au monde se retrouver à nouveau emprisonnée, mais elle savait que jamais Godwin ne mettrait pas sa menace à exécution. Ou du moins l'espérait-elle.
Le soldat prit une profonde inspiration, repassant dans la langue du royaume.
— Je pars demain. Pour m'entretenir avec Sa Majesté, ajouta-t-il devant le regard venimeux que lui adressait la thraell.
— Pour t'entretenir avec Sa Majesté à quel sujet ? répliqua la jeune femme dans un anglo-saxon appliqué.
— Ça ne te regarde pas.
— C'est donc important.
Il lui renvoya un regard noir, et une exaltation pure mêlée de crainte la saisit. Il n'y avait que cela dont elle était certaine : si Godwin ne partait pas guerroyer mais se rendait auprès du roi, alors quelque chose était sur le point de se produire.
Eldrid sentit son cœur se serrer, tandis que les mots du messager tournaient en boucle dans son esprit. Elle ne voyait qu'une seule option : les hommes du Nord arrivaient en nombre.
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