Algorn ne bougea pas d'un pouce. Il toisa Tom d'un air dégoûté et croisa ses gros bras sur sa poitrine.

̶ Essaye pas de m'prendre à l'envers. Ce flingue est même pas chargé.

Tom tendit le bras en direction du gaillard et appuya sur la gâchette. La poigne du jeune homme se resserra autour du cou de Jade lorsqu'une détonation fit trembler les murs de la cellule : la balle s'enfonça dans le mur juste derrière Algorn, à seulement quelques centimètres de son crâne. Le grand bonhomme avait blêmi, presque étonné de constater qu'il était toujours en vie.

Alors comme ça il... Il le fait vraiment...?! Comprit Jade, en proie à la terreur la plus totale.

̶ Je veux sortir, répéta Tom sur un ton effroyablement calme.

Algorn leva les mains en l'air une ou deux secondes avant de fouiller dans sa poche : il en sortit une grosse clef qu'il fit tourner dans la serrure de la prison en tremblant. Puis il ouvrit la porte sans quitter Tom des yeux, ou plutôt le revolver qu'il pointait dans sa direction.

Le Loup sortit de sa prison sans lâcher son otage. Il invita son geôlier à passer devant lui pour le guider, ouvrir les portes et servir de bouclier humain au cas où les autres joueurs se préparaient à l'accueillir... Ce qui n'était, bien sûr, pas le cas. Algorn sortit du couloir les mains toujours levées au dessus de la tête et avança lentement, le revolver de Tom menaçant ses arrières. Le moindre faux pas lui serait fatal, il le savait.

Sa démarche se fit plus lente lorsqu'ils arrivèrent au premier virage. C'était là que les autres les attendaient : tous, même Syrinailla, s'étaient regroupés non loin des cellules pour attendre qu'Algorn en revienne. Mais son retour ne fut pas exactement celui qu'ils attendaient... Après une salve de regards interrogateurs, la carrure du grand joueur s'écarta pour révéler l'arme de Tom. Syrinailla se plaça instinctivement devant le petit Mat alors que Loïs levait un sourcil méfiant à l'égard de Tom.

̶ Comment as-tu choppé de quoi charger ce flingue ? l'interrogea-t-il froidement.

̶ De la même façon dont tu l'as trouvée ? lui renvoya simplement Tom.

Loïs haussa les épaules en souriant. La réponse devait être la même pour les deux questions, ce qui valut une œillade étrangement complice de la part du joueur asexué.

̶ Pas faux... Bref, qu'est ce qui nous vaut cette rébellion inattendue ?

Il toisa Jade avec un rictus déplacé, ce que Tom accueillit d'un regard particulièrement sombre.

̶ Je veux l'ordre du code.

̶ Quel code ?

̶ Les colliers des Loups forment un code. Je veux l'ordre d'arrivée de ces colliers.

̶ Pourquoi ?

̶ Réponds.

L'arme braquée sur Loïs ne tremblait pas, aussi terrifiante que le regard lugubre de Tom. Quelque chose semblait avoir changé au plus profond de lui. Quelque chose de très inquiétant. Le joueur en chef prit cela avec un éclat de rire assuré, les bras sereinement croisés sur sa poitrine.

̶ Sinon quoi ? l'interrogea-t-il avec une pointe de provocation au fond de la voix.

̶ Loïs... pleurnicha une petite voix dans le dos de Syrinailla.

̶ Ta gueule, Mathéo. Et arrête de pleurnicher. Ce taré a une grande gueule mais il ne peux pas nous faire grand chose : on est toujours en plein jeu, et en plein jour, on ne peux pas tuer les gens intempestivement...

Un sourire déchira le visage de Tom, ou plutôt une grimace de satisfaction. Cela faisait bien longtemps qu'il rêvait de faire ça.... Depuis qu'il avait entendu la voix de Loïs pour la première fois et qu'il avait compris tout ce qu'il avait fait. Pourquoi s'était-il retenu, au juste ? Ah, oui. La morale.

Le coup de feu partit sans que personne ne l'attende. La balle fendit l'air dans un bruit déchirant et traversa la cuisse du joueur sans aucune résistance. Le sourire de Loïs s'affaissa lentement, le temps que la douleur parvienne jusqu'à son cerveau : il baissa les yeux vers le trou sanglant qui perçait sa cuisse en pâlissant. Peut-être fut-ce le sang, la douleur ou bien la peur, mais Loïs s'écroula par terre et ne montra plus aucun signe de conscience. Tom put sentir le pouls de Jade taper furieusement contre son bras alors que le petit Mathéo, en larmes, se mouchait dans le tee-shirt de Syrinailla.

̶ Je l'avais dit... pleura-t-il sans retenue. C'est pas n'importe quel Loup ! Lui, c'est le Loup Noir... Lui, il peut tuer une personne par jour, quand il veut... Je suis la Voyante, je l'ai vue...!

La dame déglutit péniblement. Une autre joueuse échouée en ces lieux lui avait parlé d'un certain personnage capable de tuer en plein jour : il avait assassiné un Villageois alors que personne ne s'y attendait. Était-ce lui, ce fameux assassin...?

̶ Et comment on fait pour se débarrasser de lui ? voulut-elle chuchoter discrètement à l'enfant.

̶ On donne le code, l'informa posément Tom. Du moins, si vous ne voulez pas mourir : je n'ai tué personne aujourd'hui... Mais si vous souhaitez en finir au plus vite, vous savez comment procéder.

Son sourire s'élargit, malsain. La jeune femme aux cheveux roses jeta un rapide coup d'œil au joueur blessé : une lourde respiration soulevait sa poitrine. Il était toujours en vie. Tom n'avait pas encore joué et son revolver était pointé droit sur elle. Une sueur froide perla à son front.

̶ C. 2. 5. 6. L'ordre du code est C256.

Tom resserra son étreinte autour du cou de Jade et inclina la tête avec politesse avant de s'éloigner vers la fin du couloir. Il recula jusqu'à perdre les autres joueurs de vue : alors seulement il lâcha l'emprise qu'il avait sur son ôtage pour lui prendre fermement le bras et la tirer vers la salle des commandes. Il réussit à attraper sa carte malgré la place que prenait son arme au creux de sa main et déverrouilla les deux portes qui encadraient la salle d'interrogatoire. Ils se retrouvèrent alors devant le panneau de commandes et Tom relâcha enfin la jeune fille ; cette dernière s'affaira à abaisser les bons levier, sentant planer dans son dos la menace de l'arme à feu.

C. 2. 5. 6. Le numéro de porte clignota sur l'écran, signifiant que la porte de sortie était enfin ouverte. Mais était-ce réellement le début de la liberté ? Jade craignait que le Loup profite de cette opportunité pour lui tout seul. Elle craignait de ne pas pouvoir sortir, abattue par un nouveau psychopathe avant de faire le moindre pas dehors. Les apparences pouvaient être trompeuses... Et les choses pouvaient se passer très vite. Trop vite.

Elle trouva enfin le courage de faire face à son agresseur. Le revolver était toujours pointé dans sa direction, bien sûr...mais pas dans le bon sens. Tom avait pris l'arme par le canon et tendait le manche à sa camarade, épongeant son visage ruisselant de sueur du dos de la manche. Il semblait tout juste réveillé d'un terrible cauchemar, ou bien d'une perte de contrôle particulièrement violente. Toute agressivité avait disparu de son expresdion, remplacée par un chapelet de cerne et une pâleur morbide aux airs de regret.

̶ Prends ça, lui demanda-il dans un souffle. Avant que je fasse une autre connerie.

Jade resta figée. Elle toisa son compagnon de haut en bas avec méfiance, puis elle tendit une main tremblante et attrapa l'arme tout doucement, le souffle coupé. Tom lâcha le revolver et laissa son bras retomber mollement le long de son corps, comme débarrassé d'un poids colossal. Il était sincère.

L'Amante se retourna et rangea l'arme dans l'un des passants de son jean. Elle résista quelques secondes, le visage dans les mains, avant de se tourner vers Tom et de se jeter dans ses bras.

Elle le serra aussi fort que possible, prête à lui voler sa folie si cela pouvait l'aider à franchir la porte de sortie sans perdre une fois de plus le contrôle de lui même. Elle se sentait coupable. Si elle avait eu la patience de comprendre la culpabilité de Tom, il n'aurait sûrement pas perdu les pédales. Elle aurait du le soutenir... Et au lieu de ça elle l'avait envoyé balader. Quelle conne. Elle s'en voulait atrocement. Alors elle se blottit plus fort contre lui et retint les sanglots qui enserraient sa gorge, soulagée.

̶ Ne refais plus jamais ça, s'il te plais... maugréa-t-elle en enfouissant son visage contre la poitrine du jeune homme.

Tom la regarda faire d'un air ahuri. Puis, comprenant que cet élan était des plus sincères, l'étreignit en retour. Il la serra fort contre lui, comme s'il n'allait jamais la laisser repartir. Sa chaleur, son odeur le dotèrent d'une force incroyable : celle de se sortir d'ici sans se retourner et de mettre fin à ce jeu une bonne fois pour toute.

̶ Je te le promet... jura-t-il dans un murmure. Plus jamais.

Il la prit pas la main et la guida de l'autre côté des deux portes blindées qui protégeaient la salle. Ils parcoururent les couloir de la vieille gendarmerie d'un pas déterminé : il s'agissait de leurs dernières foulées avant la liberté. Avant la fin. Ils marchèrent la tête haute sans croiser personne, les autres joueurs probablement trop occupés à soigner Loïs. Dommage... Tom rêvait tant de les faire sortir, mais la police s'en chargerait probablement mieux que lui. Tout ce qu'il devait faire pour l'instant était sortir, puis fuir le plus loin possible de ce jeu mortel.

La dernière cellule était grande ouverte. Au fond, la porte blindée au chiffre invisible s'était tintée de vert : elle s'était déverrouillé. Le code était le bon. Jade serra plus fort la mains de Tom et leurs doigts s'entrelacèrent. Ils ne se quitteraient plus. Plus jamais. Ils seraient libres. Tous les deux. Et tous les autres. Le MJ serait arrêté et enfermé pour toutes les atrocités qu'il avait commises. Tout allait rentrer dans l'ordre.

Ils franchirent la porte. Un long couloir sombre s'étirait en direction d'une source de lumière éblouissante : la sortie. De chaque côté du corridor, de nombreuses portes condamnées observaient les deux joueurs s'élancer vers la liberté. Mais Tom et Jade n'en avaient plus rien à faire, de ces portes-là ; l'une d'entre elles les attendait, grande ouverte sur un monde qu'ils ne croyaient plus jamais revoir. Enfin.

Tom s'était glissé devant Jade et la guidait vers la sortie d'un pas serein. La jeune fille le suivait sans un mot, un demi sourire aux lèvres : elle était heureuse, songea-t-il, et incroyablement belle lorsqu'elle souriait. Il lui lança un regard tendre avant de reporter son attention sur ses propres pas, impatient d'atteindre cette porte de lumière et de liberté.

̶ Merci, Tom... déclara soudain Jade.

̶ Pourquoi ? s'étonna-t-il.

̶ Pour m'avoir fait confiance malgré tout.

̶ Hum ? C'est à dire ?

̶ Je sais bien des choses sur toi... Et pourtant, lorsque j'ai refusé de te parler de moi, tu as respecté mon choix.

Il sourit, les yeux toujours rivés sur ses propres chaussures. Jade ne pouvait pas le voir, mais il sentit à la faible pression de ses doigts qu'elle l'avait ressenti.

̶ Tu n'as jamais connu mon rôle, n'est-ce pas ?

̶ Et alors ? rétorqua-t-il. Nous sommes libres, maintenant. Ça n'a plus aucune importance.

Elle resta muette le temps d'un soupir presque inaudible, puis reprit :

̶ J'étais le Chasseur... Et je suis morte sans avoir eu le temps de tuer qui que ce soit. Un comble, non ?

Elle eut un hoquet étrange, comme un rire sarcastique trop longtemps retenu.

̶ Mais tu sais ce qu'on dit du Chasseur ?

̶ Hum ?

̶ Quoi qu'il arrive, il ne rate jamais sa cible.

Tom leva lentement les yeux vers elle. À cet instant, il avait déjà oublié qu'il lui avait confié son arme. Trop tard. Lorsque son regard croisa enfin celui de Jade, le coup fusa.