Niveau 9
Mes entrailles se retournent quand je déchiffre mon nouveau nom et celui des autres pions « appartenant » à Winter, écrit en d'épaisses lettres d'argent. Au-dessus se tient celui du joueur qui nous domine autant sur cette porte que dans ce jeu.
Paul m'ouvre et une suite digne des plus beaux hôtels se dévoile. L'immense bassin rectangulaire, creusé au centre et délimité par quatre piliers de marbre entourés de plantes grimpantes, m'offre une bouffée d'air. De l'espace, enfin.
— Bienvenue dans la suite hivernale, mademoiselle, m'informe Paul, en s'inclinant respectueusement.
Il me quitte et je ne cherche pas à le retenir. J'aurais peut-être pu lui soutirer des informations, mais à présent seule, la pression se relâche et je respire de nouveau. L'ambiance s'avère totalement différente de celle de la salle de classe. La végétation est omniprésente, mais pas étouffante. Les magnifiques fleurs de lys qui s'épanouissent le long des murs et du sol en marbre blanc m'hypnotisent. J'effleure les pétales immaculés et leur douce odeur m'apaise. Elle me rappelle celle du parfum de ma mère qui ne m'a jamais autant manqué qu'aujourd'hui. Et je ne l'aurais pas cru possible.
Je m'installe sur l'un des énormes coussins, assortis au carrelage vichy argent et blanc, délimitant les rebords du bassin. Les pieds plongés dans l'eau cristalline, la fraîcheur panse les plaies invisibles qui tailladent ma peau. Tandis que la chaleur du soleil couchant frappe mon visage par l'ouverture percée dans le plafond et réchauffe mon cœur meurtri. Une feuille de l'une des massives plantes tropicales vient me chatouiller la joue et je la pousse. Cependant, elle revient à la charge et je me redresse.
Assise en tailleur, je me perds à travers la gigantesque baie vitrée qui se projette sur l'océan d'opale et la plage de sable fin à plusieurs centaines de mètres. Qu'est-ce que je rêverais de fouler le sable et sentir l'odeur de l'eau salée. En ce moment, c'est celle de mes larmes que je renifle. Elles coulent comme un torrent sur mes joues, glissent jusque dans mon cou avant de s'assécher en une traînée collante à l'image de la tâche que je suis. Je n'ai pas ma place dans cette suite. Ni dans ce jeu. Ce n'est pas mon monde. Je vis au milieu des moteurs et des unités de production dans une ville défigurée par la technologie et les buildings.
La luminosité faiblit et les rayons délaissent l'ouverture. Je donnerais tout pour me téléporter dans mon lit, loin de toute cette folie. Mais nier la réalité plus longtemps ne sert absolument à rien. J'hésite un instant à passer la nuit ici. Néanmoins, ma nouvelle chambre m'attend et mieux vaut éviter de tomber sur les autres pions. Impossible donc de repousser plus l'inévitable. Devant la porte où s'inscrit mon nom, j'inspire profondément. La main sur la poignée au métal aussi froid que mon âme, je l'abaisse puis m'arrête.
Ma faiblesse me désespère. Juste à côté se trouve une seconde porte où le nom de February est gravé sur une plaque argentée et dos à moi, à droite de l'entrée, se tient la chambre de March, ma Capitaine, que j'ai tout sauf envie de recroiser. Seulement si je reste plantée là, cela se produira à un moment donné.
Armée du peu de courage qu'il me reste, je pénètre dans une pièce trois fois plus grande que ma vraie chambre. Des tonnes de vêtements et d'accessoires s'amassent dans un immense dressing grand ouvert. Lise serait folle. À cette pensée, mon cœur se resserre. Le doute ne s'est pas effacé et il perdurera. Toutefois, je préfère la croire innocente jusqu'à preuve du contraire.
Le miroir plein pied me renvoie mon reflet et le besoin de quitter ces immondes vêtements me saisit. Je retire le tee-shirt trop large, puis m'arrête, les mains sur le haut du short. Les mots d'August me reviennent subitement. « Nous sommes surveillées en permanence ». Comment ai-je pu l'oublier ? La production n'oserait pas mettre des caméras jusque dans les chambres tout de même...
Je balaye la pièce sans grande conviction et les déniche en un rien de temps. Ils n'ont même pas pris la peine de prendre un modèle indétectable ou au moins de les cacher. Situées aux quatre angles du plafond, de belles boîtes mécaniques me filmeront vingt-quatre heures sur vingt-quatre et un seul regard me le rappellera.
Mes bras se replient sur mon soutien-gorge et je m'empresse de remettre le tee-shirt enlevé trop vite. Si pour beaucoup la nudité ne les dérange pas, ce n'est pas mon cas. J'entre dans la salle de bain tout en marbre et argent, priant pour ne pas être observée jusque dans cette pièce. Mais le ciel n'a pas pour usage d'exhausser mes vœux et aujourd'hui s'avère un jour comme les autres.
Heureusement, les vitres de la douche se révèlent teintées. Pas entièrement, mais le principal se trouve masqué. Je n'enlève donc mes vêtements qu'une fois à l'intérieur de la cabine et n'ayant nulle part où les pendre, je les dépose sur le haut des portes de la douche. Embuée dans un nuage de vapeur, l'eau chaude coule sur mon corps. Toute la saleté accumulée se retire et pas uniquement la physique. Je frotte ma peau avec du savon jusqu'à ce qu'elle rougisse et commence à me tirer.
Une fois propre, je réalise que d'un, je n'ai pas pris de vêtement de rechange et que de deux, j'ai accessoirement oublié de prendre une serviette de bain. Un long soupir m'échappe et en récupérant mes sous-vêtements, le tee-shirt et le short tombent de l'autre côté de la douche. Un plus deux égal trois, me voilà obligée de sortir à moitié nue.
Le principal caché, je me précipite à l'extérieur et enfile rapidement les chiffons traînants par terre. Je déniche une serviette, me sèche et arrive devant la penderie. Tous mes muscles s'engourdissent. Je remplace mon soutien-gorge par le premier me tombant sous la main, le moment de me déshabiller vient. C'est comme si tu étais à la plage en maillot de bain, me rassuré-je. Détends-toi. Je retire mon tee-shirt à contrecœur et enfile une robe portefeuille légère. Je noue l'épaisse ceinture assortie à la soie blanche parsemée de fleurs bleues, en m'assurant que le moins de peau ne dépasse de mon buste.
Protégée dans mon armure de soie, j'enlève le short et change ma culotte en toute sécurité, grâce au tissu qui descend jusqu'à mes genoux. Les manches kimono glissent sur mes bras alors que je relève mes cheveux coincés dans le col et je m'écroule sur le matelas à la souplesse parfaite. Je caresse la fine couette duveteuse dont la blancheur rappelle celle des murs où les touches argentées dégagent une certaine pudeur.
Contrairement au salon, aucune plante ne vit ici, cependant, la décoration épurée apporte quelques touches rosées et bleutées. Mes yeux tombent sur le tableau suspendu en face du lit à baldaquin. Je le reconnais immédiatement. Les Glaçons de Monet. La douceur du paysage hivernal aux tons pastel me captive et, égarée dans ses traits, je le détaille longuement. Monet est l'un de mes peintres favoris et la collection des Nymphéas, exposée au Musée de l'Orangerie, un véritable coup de cœur.
Un détail attire mon œil, une signature. Impossible de dire s'il s'agit de l'original ou d'une reproduction, mais sa vue m'apaise grandement. Jusqu'à ce que les larmes coulent de nouveau sans prévenir et que de nombreuses questions décident de me tourmenter. Ma famille me regarde-t-elle ? M'ont-ils vu dans les bras de cet homme ? Pensent-ils que j'ai souhaité participer à ce jeu ? Sont-ils en sécurité ? Lise se sent-elle coupable ou se trouve-t-elle affalée sur notre canapé à exploser de rire devant mon état pitoyable ? Vais-je me faire virer ? Les regards des gens qui me connaissent ont-ils changés ? Comment ne le pourraient-ils pas ?
Le monde entier me voit probablement pleurer. Quelle honte. Ma tête s'enfouit dans un des coussins tie and dye et un flot de larmes se déversent. Je me sens mal. Je me déteste. Je veux remonter le temps. Ne jamais sortir de chez moi et rester devant mes séries. Je veux récupérer ma vie avec son lot d'imperfections et de malheurs. Et aussi, ces quelques instants de bonheur maintenant à la surface. Je veux que ma première fois se fasse avec quelqu'un que j'aime et qui m'aime. Je veux m'arracher le cœur et ne plus souffrir.
Mes larmes se tarissent, la douleur, elle, s'intensifie. Mais je ne peux rien faire à part essuyer mon visage bouffi. M'apitoyer sur mon sort ne me ramènera pas chez moi. Je frotte une dernière fois mes yeux et tourne la tête vers March et... February ? Je me décompose. Mes invitées indésirables me regardent d'un air mauvais qui ne me dit rien qui vaille. J'aurais dû verrouiller la porte. Quelle idiote.
— Bonsoir, January, me salue ma Capitaine avec froideur.
— Bonsoir, balbutié-je.
Les mains sur les hanches, March me toise de tout son haut dans son ensemble en satin blanc. La fille collée à elle lors de la soirée de la veille l'imite. Un bracelet argenté entoure son poignet et me confirme son identité. February. Le troisième membre de l'équipe.
— Dis-donc, tes yeux sont gonflés et super rouges. Tu dois pleurer depuis un bon moment. Pourtant, ce n'est pas ainsi que les choses vont s'arranger, me jette March.
Sans rire, raillé-je en silence, agenouillée sur le lit, un coussin dans les bras. Je n'ai pas besoin d'elle pour me le rappeler. Et je suis dans ma chambre, j'ai le droit de pleurer si je le souhaite. Impossible de retenir ses larmes indéfiniment, elles finissent toujours par sortir, autant que ce soit quand je suis seule. Même si je ne le serai plus jamais vraiment jusqu'à la fin du jeu...
— Et franchement, il ne faut pas te mettre dans des états pareils pour si peu. C'est toujours comme ça avec les Ignorantes. Vous pleurez, encore et toujours. Parfois des semaines entières. Vous êtes beaucoup trop fragiles. On ne parle que de sexe là. C'est naturel. Tout le monde le fait. Ça ne sert à rien de s'accrocher à sa virginité ainsi, surtout à notre époque. Et il y a bien pire que de participer à The Virginity Game. Ce n'est pas comme si tu allais perdre la vie. C'est même tout le contraire. Tu devrais être heureuse.
Ma mâchoire se contracte alors que j'agrippe mon coussin. Heureuse. Depuis le jour où j'ai été choisie, ma vie a pris fin et je ne serai plus jamais heureuse. Plus rien ne sera comme avant et plus le jeu avance, plus les contours de mon existence s'estompent. Il ne me reste que ma virginité et aussi insignifiante soit-elle, je compte bien trouver un moyen de m'échapper avec elle. Tout en limitant au maximum les dégâts causés par ce jeu infecte.
— Vous avez été choisie. C'est un honneur. Tu devrais faire preuve d'un peu de reconnaissance et te servir de cette opportunité, au lieu de pleurer comme une madeleine. Tu es d'un ridicule à t'apitoyer sur ton sort ainsi, alors qu'il y a bien plus grave dans la vie.
Bloquée sur ses chaussures à talons argentées qui accentuent sa silhouette élancée, je prends conscience de la monstruosité et de l'égoïsme dont je fais preuve. Elle a raison, il y a bien pire. Et l'entendre me le rappeler m'écartèle de toute part. En général, quand quelqu'un me dit quelque chose qui me déplaît, je m'en vais, l'ignore et ne le revois jamais. Mais sans savoir quand je pourrais m'échapper, mieux vaut partir du principe que plusieurs mois de jeu m'attendent. Si je ne réponds pas aujourd'hui, elles m'écraseront jusqu'à la fin.
Nous partageons cette île, cette villa, cette suite et même notre joueur. Sa présence est donc inévitable. A moins qu'elle appartienne aux premières éliminées, mais cela m'étonnerait fortement. C'est une Capitaine. Elle a choisi de participer, ce n'est pas pour quitter le jeu dès la première semaine. Et même si je n'ai pas la moindre envie d'en faire mon ennemie, mon quotidien se transformerait en enfer, elle doit comprendre que je ne suis pas juste une madeleine ridicule. Tout dépend maintenant du placement du curseur.
Une idée me vient alors que March vante encore les mérites de The Virginity Game. Je pourrais la provoquer, la pousser à me frapper et la conduire à enfreindre la règle numéro cinq. Je montrerai ainsi que je ne suis pas qu'une simple Ignorante incapable de se défendre et qu'il se trouve préférable de m'ignorer. Certes, je ne la connais pas assez pour être certaine de sa réaction. Néanmoins, dans le pire des cas, j'aurai de nouvelles informations à ma disposition. Je sais déjà qu'elle déteste les gens larmoyants, qu'en est-il de ceux qui parlent crûment ? Je me lève et crache avec véhémence :
— March, tout le monde n'a pas envie de se faire défoncer la chatte par le premier venu.
Les mots sortis, c'est moins libérateur que je le pensais et, quand March me dévisage les yeux ronds, le doute prend racine. Parler crument ne me correspond pas. C'est le style de Lise. Lise prend plaisir à choquer. Moi non. Car je ne suis pas Lise et ne le serai jamais. Mais la fin justifie les moyens. Sortir de mon caractère le temps d'une phrase ne représente rien d'insurmontable. C'est même le minimum. Et une phrase n'est pas un paragraphe, encore moins un chapitre. Même si elle peut le devenir...
March éclate de rire. Un rire gracieux. Un rire dangereux. Et je manque de flancher. Mes dents se serrent et je garde la tête haute. Impossible de laisser mes coéquipières forcées jouer avec moi. Je ne suis ni leur souffre-douleur, ni leur victime. Si je parviens à leur montrer que me laisser tranquille est la meilleure chose à faire, qu'elles ne gagneront rien à me malmener, le risque de subir des punitions diminuera forcément. Puisque si l'une d'elle venait à mettre ma famille en danger, je ne me le pardonnerai jamais.
— Non, mais voyez-vous ça, quelle effrontée ! s'exclame February.
Elle s'étouffe en tentant tant bien que mal de retenir ses gloussements. Je la détaille et arrive à la conclusion que la seule chose de beau chez elle est la couleur de sa peau avec ses reflets dorés. Une réelle enfant de l'hiver ensoleillé. Car February est la fille passe partout, celle qui plaît à tout le monde et ne déplaît à personne. Elle suit le mouvement et se laisse porter insouciamment.
— Tu fais preuve de bien peu de discernement. Mais je n'en attendais pas moins de la part d'une Ignorante. Encore une preuve de votre manque d'intelligence, soupire March.
Elle prend une profonde inspiration et arrime ses iris émeraudes aux miens. Son regard assassin me transperce. Des frissons parcourent mon échine et je déglutis. Une tempête se prépare. Elle plante son index noueux devant mon nez et, incapable de garder la tête haute plus longtemps, mes yeux se baissent face à l'autorité effrayante qu'elle exsude.
— January, que les choses soient claires. Je ne suis pas n'importe quelle Capitaine, je suis la tienne. Tu me dois respect et obéissance et je suis intransigeante sur ces deux points. Donc ne me parle plus jamais ainsi.
Son ton glacial ne laisse aucun doute, elle possède le pouvoir qui accompagne ses mots. Et j'en viens à regretter les miens.
— C'est noté, acquiescé-je.
— Ravie de te l'entendre dire. Ne l'oublie plus jamais. Tu n'auras pas de deuxième chance.
J'acquiesce plusieurs fois comme un vieux disque rayé. Clairement, je ne lui parlerai plus jamais de cette façon. C'était d'ailleurs vraiment stupide. La fin justifie les moyens ? Toute ma vie, j'ai privilégié les moyens à la fin. Preuve d'un flagrant manque de nuance. Car cela ne m'a mené nulle part. Enfin si, dans ce jeu. Tout dépend donc de la fin et des moyens nécessaires à déployer pour l'atteindre. C'est une question de balance et j'ai un très mauvais équilibre.
— Maintenant que nous sommes sur la même longueur d'onde, il est temps de t'informer de la raison de notre venue. Comme tu l'as à présent compris, je suis March, la Capitaine de notre équipe, et voici February, la Voyeuse.
Tout sourire, February, dans sa combinaison parme dévoilant ses jambes dorées, secoue la main, toujours un pas derrière March. Elle se cache derrière elle, comme je comptais me cacher derrière October. Néanmoins, un point majeur nous différencie. Nos statuts. Je suis une Ignorante et elle une Voyeuse. Elle peut rire de moi, je ne peux me le permettre. Et si February ne semble pas posséder le courage de s'en prendre directement à moi, notre Capitaine ne laissera jamais passer une entorse à la hiérarchie, au vu de ses mises en garde.
— Nous allons passer les prochains jours ensemble, peut-être même plus. Il est donc important d'entretenir de bonnes relations entre coéquipières et quoi de mieux que de partager un repas ! Après ton manque de respect, January, je trouve normal que tu en sois chargé. Je veux donc que tu ailles nous préparer à manger, m'ordonne March.
Je hoche la tête sans oser un soupir. Je n'ai pas le choix. Les provocations terminées, obéir aux ordres semble plus sûr. March désire que je la respecte, c'est dans mes cordes. C'est également le rôle d'une Ignorante. Et je ne quitterai jamais une île perdue au milieu de je ne sais quel océan pendant la nuit. Avant de me lancer, m'assurer qu'aucune poursuite ne sera engagée s'avère primordial. Aussi mieux vaut ne pas faire de vagues en attendant la réelle tempête. Cependant, pour naviguer en toute sécurité, une information capitale me manque.
— Peux-tu me dire où se trouve la cuisine..., s'il te plaît ?
Les trois derniers mots m'arrachent la gorge. Néanmoins, toutes les chances doivent se trouver de mon côté si je ne veux pas errer pendant des heures ou risquer de la froisser. Ainsi, March n'aura pas envie de me tourmenter plus. Ou pas. Elle sourit froidement et mes muscles se tendent. Au moment où je pense qu'elle se moque de moi et gardera le silence, mon supplice prend fin.
— C'est si gentiment demander, comment refuser ? ironise-t-elle.
Mon manque de sincérité ne lui échappe pas et je crains qu'elle ne m'en tienne rigueur. Mais elle daigne me fournir des explications. A un débit si rapide que ma tête en virevolte dans tous les sens. Je sors tout droit, puis tourne à droite dans le couloir des nuages comestibles, où il vaut mieux ne pas s'éterniser. Ensuite, je continue dans le corridor de marbre, en prenant garde de ne pas marcher sur une veine dévitalisée, peu importe ce que cela signifie, et prends la deuxième sortie dans la verrerie à la croisée des chemins. Attends, était-ce la troisième ? J'ai un doute tout à coup et bien sûr, plus j'y pense, plus j'hésite. Et March n'a pas donné d'autre information sur la verrerie, sautant immédiatement à la suite, que j'ai lamentablement raté.
Je tente de reprendre en cours de route, mais le mal est fait. Et March ne semble pas être le genre de personne à se répéter. C'est même certain. Dans tous les cas, la force de confirmer cette supposition ne m'habite pas. Je devrai donc me débrouiller seule avec ce dont je me rappelle et c'est bien maigre. J'espère qu'elles n'ont pas trop faim, car elles ne sont pas prêtes de manger. Mais bien sûr, c'était sans compter sur le sixième sens de ma Capitaine.
— Je te laisse quarante-cinq minutes et n'essaye même pas de revenir les mains vides pour me tester, me met en garde March. Si tu ne fais pas ce que je viens de te demander ou si tu arrives avec une seule minute de retard, je le prendrai comme un acte de défiance et je signalerai ton comportement à Winter. Tu peux être sûre qu'il te punira pour avoir enfreint la règle numéro quatre.
Son affreux visage et son immonde sourire me frappent et mon estomac se noue. Je ne pensais pas que les pions étaient prêts à se tirer dessus. Pourtant, il s'agit d'une compétition. Les Capitaines désirent gagner à tout prix. Et la mienne ne me laisse que quarante-cinq minutes. J'espère ce temps suffisant pour trouver la cuisine.
Car subir une punition dès le premier jour du jeu... Rien de plus misérable. Dire que depuis le début, je cherche un moyen de les éviter et voilà que tous mes efforts s'avèrent vains. Dès que je parle, dès que je tente une nouvelle stratégie, j'échoue. Ma vie est une succession d'échecs. Je suis incapable de réussir quoi que ce soit.
— Tu devrais te mettre en route. L'heure tourne déjà, January, m'informe March de son meilleur sourire narquois.
Le cœur en miettes, je quitte ma chambre et traverse le salon fleuri. J'hume l'air, mais la douceur des lys ne suffit pas à recoller les morceaux. Adossée contre la porte refermée, je retiens les perles naissantes au coin de mes yeux et les essuie d'un mouvement vif. Car ce n'est pas avec des larmes que je réparerai mon cœur morcelé.
Après ces quelques instants de répit, je m'élance au sein du couloir aussi nu et froid qu'un vers congelé en plein hiver. Je prends le premier virage et débouche sur une mer de nuages souples et cotonneux. Toutefois, je ne me laisse pas tenter par les gourmandises et continue sans trop réfléchir. Je ressors indemne de la traversée du corridor de marbre et arrive dans la verrière que je n'ai pas le temps d'admirer.
Cernée par de jeunes conifères, mon pied heurte la plus grosse des pommes de pin éparpillées sur le chemin. Elle rebondit trois fois et chaque fragment de mon cœur cesse de battre. J'attends quelques secondes, mais rien d'étrange ne se produit. Je poursuis donc ma route et arrivée à mi-parcours, un vrombissement tonitruant rententit. Le sol et le chapiteau de verre se mettent à trembler dans un vacarme étourdissant et je manque de perdre l'équilibre. Je me rattrape in extremis au muret en pierre et, tanguant comme un navire affrontant une terrible tempête, je me précipite jusqu'à la statue qui me fait face. Je m'accroche à elle comme le dernier rempart entre la vie et la mort. Et le monde tourne, tourne, tourne.
Je ne distingue plus qu'une succession de lignes indiscernables. Mon estomac remonte jusque dans ma gorge et agrippée à ma lance de pierre, je puise dans mes dernières forces. À un millième de vomir mes tripes, le tourniquet infernal ralentit et s'arrête. Le tumulte assourdissant cesse et sonnée, complètement déboussolée, je n'ai plus la moindre idée du chemin à arpenter. Mais même si je savais quelle sortie prendre, impossible de certifier que les ponts s'avèrent encore au même endroit. March ne l'a pas décrit et personne n'a jugé bon de mettre des panneaux d'indication.
Pourtant, me voilà bien obligée de quitter la gargantuesque fontaine, point de raccord entre les différentes routes. Car j'ai une mission de la plus haute importance. Aussi, forcée de prendre une décision à l'aveugle, je jette mon dévolu sur le pont rouge en dessous duquel nagent tranquillement d'énormes carpes. De l'autre côté, une route pavée m'accueille et de petits démons de pierre, hilares, m'observent à chaque pas, au milieu d'innombrables hortensias bleus. Les pavés laissent place à une mosaïque de couleurs et une multitude de montres dégoulinent le long des murs. Je manque même de me prendre en pleine tête la coulée d'un cadran doré fixé au plafond.
Face à trois nouvelles routes et incapable de me rappeler laquelle emprunter, je ferme les yeux et m'en remets au destin. Un bien mauvais choix. Car le destin aime se foutre de moi. Et sans aucune cuisine à l'horizon, me voilà complètement perdue. Je ne sais même plus dans quelle direction se trouve la suite et ma patience s'épuise dangereusement.
Arrêtée dans un énième couloir, je lance un coup de pied dans une porte. La douleur est immédiate et je me sens encore plus stupide quand je réalise qu'elle est blindée. Parmi toutes les portes, je devais tomber sur celle-ci. Mes poings se forment et mes ongles s'enfoncent dans mes paumes. Mon cauchemar ne prendra donc jamais fin. Je suis condamnée à la souffrance éternelle. Des larmes coulent et je m'écroule sur le sol de béton beige, en gémissant et tapotant le fer imperturbable. C'est trop tard. Je n'y arriverai jamais. Je frappe ma tête plusieurs fois contre cette maudite porte et pousse un cri.
Rien ne sert de se morfondre plus longtemps. J'ai déjà perdu trop de temps. J'essuie mes joues collantes avec les manches de ma robe et renifle plusieurs fois en frottant mon nez. Les points levés, je regarde le plafond où brille des étoiles fluorescentes et jure de réussir. Je me relève, malgré la douleur qui crève mon cœur, et m'apprête à poursuivre ma route avant de me raviser. Cette porte est trop différente des autres. Au-delà de son blindage, rien n'indique ce qui se trouve derrière.
Mes pensées divaguent et mon imagination prend le large. Elle abrite peut-être une sortie ou un moyen de communiquer avec l'extérieur. Je n'ai vu aucun objet à la technologie avancée depuis mon arrivée, mis à part nos bracelets. Toutefois, ce n'est pas parce que je ne les vois pas, que certains n'existent pas, dissimulés dans l'ombre. Un élan d'espoir m'envahit. J'abaisse la monstrueuse poignée. Elle ne bouge pas d'un seul pouce. L'entrée est verrouillée ou je n'ai vraiment pas de force dans les bras. Cependant, rien de plus logique, me direz-vous.
Une main se pose sur mon épaule et m'arrache un sursaut. Je me retourne et tombe nez à nez avec Summer. C'est la première fois que je le vois d'aussi près et la lueur infâme qui pollue l'azur de ses yeux me fige. Il avance d'un pas et je me retrouve bloquée contre la porte. Son sourire hérisse mes poils et quand ses bras s'élèvent vers moi, je ferme les yeux, en suppliant les cieux de m'épargner. Mais les cieux, et Summer, possèdent d'autres projets.
Des mains agrippent mes fesses et je manque de lui envoyer ma paume en pleine face. Malheureusement, la règle numéro cinq m'interdit de recourir à la violence et l'enfreindre revient à risquer une punition. Lui hurler dessus ne fera que davantage l'amuser. Le repousser ne fonctionnera pas non plus quand il s'avère bien plus fort que moi. Alors, le cœur battant, je le regarde sans vraiment le voir, ne sachant pas quoi faire.
Respire. Écoute. Analyse. Agit. Je me répète ces mots, encore et encore, mais rien ne me vient. Je me sens vide. Morte. Les lèvres de mon assaillant s'ouvrent et, soudainement, un éclair foudroyant me percute de plein fouet.
— Summer, retire tes mains.
Il resserre sa prise et glousse. J'aimerais exploser sa tête contre la porte blindée, entendre chaque craquement de sa boîte crânienne qui se brise, voir sa cervelle dégouliner le long du métal et s'écraser sur le parquet en un grand splash. Une vue divine. Seulement entre avoir envie de quelque chose et le faire, la différence se trouve aussi gigantesque qu'entre un fantasme et la réalité.
Dans un registre moins sanglant, l'insulter me démange, mais c'est un joueur. Le joueur avec qui Lise a sois-disant couché. Et les goûts de Lise en matière d'homme sont catastrophiques. Aussi, je m'efforce de garder mon calme et teste le pouvoir de la politesse en premier.
— S'il te plaît.
Il pince la pulpe de sa lèvre inférieure et s'exécute à mon plus grand soulagement, qui s'avère de courte durée. Son regard me déshabille et me donne des hauts le cœur. Je l'imagine en plein ébat avec Lise et impossible de sortir ces images de ma tête. Concentre-toi, ce n'est pas le moment de baisser sa garde. Et ils n'ont peut-être même pas couché ensemble, me rappelé-je.
— Bonjour à toi aussi, January, tranche-t-il. Tu te trouves dans une zone restreinte. Les pions ont interdiction de franchir cette porte. Donc, je ne veux pas te reprendre à réessayer ou tu seras punie. Et je me ferai un plaisir de choisir ton châtiment.
Au rictus répugnant qu'il affiche à cette pensée, la nausée monte. Sa main se plaque contre la porte, juste à la hauteur de mon cou. Il me surplombe et mon cœur vacille.
— Ok.
Un mot. Le seul qui parvient à franchir mes lèvres tant ses paroles nouent mes cordes vocales. « Choisir ton châtiment ». Si un jour c'est le cas, je devrai tout faire pour m'enfuir avant. Car je n'ose même pas imaginer ce qu'il réserve aux pions désobéissants.
— Tu attends quoi pour partir ? me balance-t-il avec désobligeance.
J'aimerais de tout mon cœur partir. Mais pour aller où ? Je suis perdue. Je ne trouverai jamais la cuisine à ce rythme et si je n'exécute pas la demande de March dans le temps imparti, Winter me punira. Car ce ne sont pas des menaces en l'air. Son statut de Capitaine lui confère le pouvoir de les mettre à exécution et je ne testerai pas ses limites ce soir. Cependant, suis-je prête à demander des indications à Summer ? Il est le premier à croiser mon chemin depuis que je suis sortie et si je ne rencontre personne d'autre... Seulement quémander l'aide de cet abruti fini, rien que l'idée me donne envie de vomir.
Prise entre le marteau et l'enclume, je me résigne donc à prendre une décision que j'abhorre.
— Je cherche la cuisine, mais je ne la trouve pas.
Summer explose de rire. Un rire vibrant. Un rire flamboyant. Je ne me savais pas si drôle. Mais le malheur des uns fait le bonheur des autres et je donne le sourire ce soir. S'il vous plaît, faites que j'ai de la chance, imploré-je.
— Je t'accompagne avec grand plaisir. Je ne voudrais pas qu'un de nos précieux pions meurt de faim. Surtout un si savoureux.
Son clin d'œil retourne mon estomac déjà bien secoué, mais ce monstre est mon seul espoir. L'espoir encore et toujours, impossible de se débarrasser de lui. S'il vous plaît, faites qu'il ne me demande rien en retour, supplié-je.
Nous sillonnons les couloirs. J'en reconnais certains, sauf si plusieurs se ressemblent. Quoi de mieux pour nous embrouiller un peu plus. Je ne connais même pas la surface totale de la villa.
— Alors, January, que penses-tu de Winter ? m'interroge brusquement Summer.
Le silence brisé, mes neurones s'affolent. Je ne sais pas comment répondre... Le plus simple se trouve peut-être le mieux.
— Je ne le connais pas très bien, bafouillé-je, malgré moi.
Le rire de Summer résonne à nouveau et je serre les dents. Je ne pouvais pas aligner trois mots correctement, m'agacé-je.
— Ah, January ! Tu m'épates. Tout le monde pense que les Ignorantes sont sans intérêt. Certains voulaient même vous supprimer du jeu. Quelle bêtise ! Vous avez un rôle clé. Celui d'attiser la haine. Et je pense que tu seras notre grande détestée de la saison. Peut-être même de l'histoire de The Virginity Game ! hurle-t-il, en levant les bras au ciel et riant à gorge déployée.
Je n'ai jamais été au centre de l'attention. Je n'ai jamais suscité de curiosité ou d'animosité. Je suis toujours restée parfaitement invisible. Et pourtant à cause de ce maudit jeu, je me retrouve sous le feu des projecteurs. Il y a de quoi rire, en effet.
Summer m'envoie une tape dans le dos et saisit mon bras si minuscule à côté des siens. Tous mes muscles se crispent à ce contact. Et je manque de trébucher quand il m'oblige à lui faire face alors que son sourire dément m'aveugle.
— Tu vois, vous avez toutes un rôle à jouer. Les Ignorantes sont les détestées, les Voyeuses, les enviées et les Capitaines, les adulées.
— Et les joueurs dans tout ça ? fulminé-je.
— Mais nous sommes bien sûr, les idolâtrés.
Mes sourcils se froncent. Summer adore ce jeu. Il aime être vénéré tel un dieu.
— Oui, voilà ce que le public veut. De l'agressivité. Du dégoût. De la rancœur. Continue sur cette voie. Tu vas enflammer les foules, Jay, s'esclaffe-t-il, tel un fou furieux en cavale.
— Ne m'appelle pas comme ça, vociféré-je.
Mes mains se plaquent sur ma bouche. Et merde.
— Oh, oh, oh, oh, oh. La petite Jay s'énerve. Tous aux abris. Quel caractère de cochon grillé, rit-il.
Summer essuie les larmes de joie aux coins de ses yeux abject que je rêve d'arracher et de broyer sous ses orbites ensanglantées.
— Je te prie de me pardonner. Mais dorénavant, je t'appellerai Jay, ce surnom te va si bien et je sais que tu n'attends que ça.
Je mords l'intérieur de ma bouche pour éviter de lui balancer les pires insultes et comprime mes poings que j'aimerais plus que tout enfoncer dans sa figure. Cependant, je ne dois pas perdre de vue mon objectif. Atteindre la cuisine en un seul morceau.
— Et donc, Jay, tu n'as pas répondu à ma première question. Comment trouves-tu Winter ? Je sais bien que tu ne le connais pas, tu viens à peine de le rencontrer et il n'y a qu'une seule personne sur cette Terre qui le connaît très bien. Même moi, après toutes ses années, j'ai encore des doutes sur qui il est vraiment. Je voulais plutôt savoir comment tu le percevais. Est-ce qu'il te plaît ? C'est ton genre ou tu préfères les hommes plus chauds et souriants ?
— Comme toi ? laissé-je échapper.
Ses yeux légèrement en forme d'amande s'éclaircissent soudainement et s'enivrent.
— Jay ! Tu lis dans mes pensées ! Si ce n'est pas de la connexion ça ! Je ne remets pas en cause mes capacités, hein, je suis aussi doué que Winter, voire même encore plus doué. Mais tu es née en janvier et Winter est le premier homme que tu as rencontré. Il est la glace, le froid hivernal, quand je suis la chaleur, le soleil estival. Alors, que, ou plutôt qui, préfères-tu ?
Bouche bée, des centaines de répliques traversent ma tête. Seulement aucune ne peut franchir mes lèvres sans me mettre plus en danger.
— Mince, nous voilà déjà arrivés. Voici la cuisine !
Summer se décale et me montre une porte où « Cuisine » s'inscrit en lettres noires. En dessous, un écriteau annonce : « Règle d'entrée : Être en sous-vêtement ». Ma mâchoire se met à trembler et mes narines s'écartent alors que j'inspire profondément. Je vais le tuer ! Je me doutais qu'il y aurait un prix. Toutefois, je ne pensais pas qu'il serait si élevé et pour seulement quatre virages, j'espère les taxes comprises.
— Qu'est-ce que tu attends pour entrer ? Tu n'as pas faim ? À moins que tu ne préfères que nous continuions notre conversation. Les deux me vont. Je serais ravi de te servir d'encas, susurre-t-il.
Mon pouls s'accélère. Summer ne bougera pas. Voilà donc pourquoi il m'a si gentiment accompagné. Un vrai opportuniste. Mais je suppose que savoir saisir sa chance quand elle se présente est une qualité. Une qualité létale. J'aurais mieux fait de me débrouiller seule... Arrête de regretter, si tu n'avais rien dit tu serais encore perdue, intervient la voix de ma conscience. Alors pour une fois prend ton courage à deux mains et assume ta décision. Difficile quand le joueur a malheureusement envie de jouer.
— Hum, peut-être que tu as besoin d'aide.
Summer dénoue la ceinture de ma robe, qui tombe à mes pieds ratatiné, et les manches glissent le long de mes épaules. Agrippée à la soie, je me retourne vivement et il rit. Ne pas le frapper. Ne pas le frapper. Respire. Écoute. Analyse. Agit. Je ne peux plus entendre ces mots aujourd'hui. Ils commencent tous à trop tirer sur la corde et j'ai peur qu'elle lâche. Toutefois, elle tient encore.
Mon front se détend, ma mâchoire se relaxe et mes neurones s'activent. Summer ne partira pas avant que je me sois déshabillée et si je mets trop de temps, il se fera un malin plaisir de le faire pour moi. Pas d'autre choix donc que de me montrer en sous-vêtements devant les caméras et accessoirement le monde entier. Sauf si les scénaristes ne montrent pas cette scène. Elles sont si nombreuses et tant de secrets alourdissent l'air. Mais celle-ci les inspirera-t-elle ? Est-ce le début d'une histoire ?
Pathétique. Allons, ce n'est que ton corps. Ce n'est rien d'autre qu'une enveloppe de chair. Les acteurs et les actrices le font bien, alors toi aussi, tu peux le faire. Tu n'as qu'à prétendre que tu joues un rôle, me conseille la voix de ma conscience. Mais je suis mauvaise en théâtre. Eh bien, c'est le moment de progresser ! réplique-t-elle.
Des doigts effleurent mes épaules et la réalité me frappe tel un tsunami enragé. Je recule et d'un mouvement franc, enlève ma robe seule. Je l'ai fait. Je suis en sous-vêtements. J'ai mis les premiers trouvés, ils sont en dentelles noires... Oublie, me sommé-je. Non, rétorque la voix de ma conscience. Tu ne dois pas oublier, tu dois simplement jouer ton rôle. Mais ça fait terriblement mal. Alors juste pour cette fois oublie où tu es, qui tu es, mais n'oublie pas qui ils sont.
Les yeux clos, j'attends le départ de Summer. Cependant, le souffle de sa respiration fétide se trouve toujours aussi fort.
— Jay, ouvre les yeux s'il te plaît, me somme-t-il d'une voix pacifique.
Je le sens approcher et je recule aussitôt. Mon rythme cardiaque s'emballe. Mon cœur bat si vite qu'il pourrait forger une arme meurtrière et transpercer Summer comme son regard doit sûrement me transpercer de toute part. J'ai envie de partir en courant et de cacher mon corps si ingrat, mais je suis pétrifiée.
— Jay, tu es magnifique. Vraiment tu es de toute beauté. Ton corps...
— Arrête ! aboyé-je. Pas un mot de plus.
Comment ose-t-il se moquer de moi ainsi ? Je lui tourne le dos, bien décidée à entrer. Une fois la porte passée, je serai en sécurité. Sauf s'il te suit, me rappelle la voix de ma conscience. Sauf s'il me suit, répété-je. Je patiente quelques secondes de plus, mais Summer ne tente rien. J'abaisse la poignée et mon souffle se coupe comme un plongeon raté, un beau plat du ventre, brusque et foudroyant. La chaleur de sa main contre la froideur de mes fesses me dégoûte et me laisse proche de l'implosion.
— Non, arrête, m'étranglé-je.
Sa main ne bouge pas. Sa bouche, en revanche, ne s'arrête plus.
— Allons, ma Jay adorée, je sais que tu en as envie. Tu n'as pas répondu tout à l'heure quand je t'ai demandé qui de Winter ou de moi te plaisait le plus. Et même si j'avais très envie d'entendre mon nom traverser tes lèvres enivrantes, ce n'est pas grave. Tu ne peux pas me mentir. Car, je sais déjà tout. Ton adorable colocataire m'a tout raconté. C'est elle qui m'a conseillé de t'approcher ainsi pour te mettre dans mon lit. Elle m'a suggéré de me montrer le plus entreprenant possible, parce que tu adores les hommes qui te touchent en premier, malgré la froideur que tu dégages aux premiers abords. Tu as simplement besoin d'être réchauffée par un homme chaud comme la braise, prêt à enflammer ton corps et ton cœur. Tu es donc bien tombé, c'est tout moi ! Je te ferai atteindre les cieux et tu ne voudras plus en descendre.
Mon cœur ne bat plus. Mon esprit ne fonctionne plus. Mes poumons ne se remplissent plus. Où suis-je, qui est-il, qui suis-je ? Je ne sais pas. Sa main remonte et ses doigts effleurent ma colonne vertébrale. Il m'attrape par la taille. Je suis au bord des larmes. Encore.
Lise. Jamais elle ne dirait de pareilles inepties. Mais, et si je ne la connaissais pas aussi bien que je le croyais ? Et si c'était la vérité ? Lise déteste les pions, plus particulièrement les Ignorantes, et je lui ai menti. Je l'ai trahi. Pourquoi me défendrait-elle ? Pourquoi me protégerait-elle ? Elle a bien le droit de se venger.
— Elle t'a dit non, gronde une voix rauque.
Summer me lâche et se retourne un vile rictus collé aux lèvres.
— Oh, mais qui voilà ? Si ce n'est pas mon joueur préféré ?
Immobile, je regarde les deux joueurs qui se fixent comme deux chiens enragés prêts à se jeter à la nuque de l'autre.
— Mon cher Winter, je suis le joueur et Jay est un pion. Je ne l'ai pas pénétré, alors je fais ce que je veux.
— Jay ? Comment oses-tu ? Je t'interdis de l'appeler comme ça ! Tu te prends pour qui ? Et tu connais les règles, alors arrête ça tout de suite.
— Oui et toi aussi, murmure Summer, en faisant la moue.
— Dégage, je ne me répéterai pas.
Winter lui jette un regard meurtrier et Summer lève les mains en signe de reddition. Il se retourne tout de même vers moi et me chuchote à l'oreille :
— J'espère que tu es aussi bonne que ta copine, parce que j'ai pris mon pied avec elle et elle m'a assurée que tu ne me décevrais pas.
Ses mèches blondes comme le blé effleurent ma joue et ses épis perforent mon cœur.
— Summer ! tonne Winter.
— Ça va, ça va. Je m'en vais.
Il s'éloigne et dans une dernière révérence lance :
— Voilà, Prince Winter, j'espère que vous êtes satisfait, je vous la laisse pour ce soir.
Mes jambes chancellent. L'envie de m'effondrer et de m'enfoncer dans le sol pour ne plus jamais en ressortir m'écrase. Mais le destin n'est pas décidé à me laisser m'en tirer si facilement. Des mains veloutées se déposent sur mon ventre et un menton frappe ma clavicule. Tout mon corps se raidit un peu plus. Je suis à bout. De souffle, d'énergie, de tout.
— Jay, tu m'as tellement manqué.
Me voilà de nouveau aussi impuissante que dans la salle de classe. Mon regard se plante sur ses doigts si longs et épais comparés aux miens. Ses doigts qui pourraient me rompre le cou. Ses doigts qui n'ont rien à faire là. Je les attrape et les broie de toutes mes forces aussi faibles soient elles. Je me retourne et envoie valser ses doigts rebutants.
— Ma belle Jay, j'ai vraiment envie de te faire l'amour, murmure Winter d'une voix suave.
Ses yeux brillent de mille feux. Personne ne m'a jamais regardé ainsi. Personne ne m'a jamais fait une telle déclaration. L'étincelle d'un espoir pervers et trompeur s'avère toujours là... Quelle idiote. Et pourtant, Winter pourrait me permettre de mettre fin à des années de tourmente. Lui ou un autre, qu'est cela change au fond ? Personne ne m'aimera jamais pour de vrai. Certes, mais...
Où es-tu ? Dans The Virginity Game. Quel est le but du jeu ? Garder sa virginité jusqu'au bout. Qu'est-ce que tu comptes faire ? M'échapper le moment venu.
Qui est-il ? Winter, un joueur et mon kidnappeur. Est-ce que tu crois ce qu'il te dit ? Bien sûr que non ! C'est un menteur et je ne serais même pas étonné qu'ils soient tous les deux de mèches pour augmenter les chances du premier au détriment du second.
Qui es-tu ? Je suis moi et je ne couche pas avec les joueurs. Est-ce que tu en as envie ? Non. Est-ce que Winter t'attire ? C'est quoi cette question, m'offusqué-je. Réponds-moi ! ordonne la voix de ma conscience. Est-ce qu'il te dégoûte ? Sans aucun doute. Est-ce qu'il t'effraie ? Totalement. Est-ce que tu as envie de coucher avec lui ? J'ai envie d'être libre. Ce n'est pas une réponse, oui ou non ? Je n'y survivrais pas. Dans ce cas, est-ce que tu vas coucher avec lui ? Jamais. Est-ce que tu vas le laisser jouer avec toi et faire comme bon lui semble ? Certainement pas. Est-ce que tu es faible ? Je suis une peureuse, je n'ai aucun courage et je suis facilement intimidée. Mais je ne succomberai pas à ses charmes. Je ne lui ferai pas confiance. Je n'ai qu'à étouffer cette lueur fallacieuse. Peu importe si je reste vierge toute ma vie ! Oui, c'est ça ! Maintenant, dis-moi, est-ce que tu as envie de jouer avec lui ? ...Oui. Est-ce que tu vas le faire ?
Je me retourne vers lui et m'approche de son oreille.
— Je n'en ai absolument pas envie, susurré-je.
Les commissures de ses lèvres se relèvent. Winter ne me prend pas au sérieux. Je n'aurais pas dû jouer. Je ne suis pas celle qui joue. Je suis celle qui obéit. Je ne suis pas le joueur. Je suis le pion.
— Menteuse, répond-il, en esquissant un sourire démoniaque.
Et comme pour me prouver qu'il a raison, une de ses mains capture ma gorge quand l'autre s'empare de ma taille.
— As-tu déjà embrassé un homme, Jay ?
L'odeur boisée de son haleine s'immisce dans mes narines.
— Tu connais la réponse, non ? bredouillé-je, asphyxiée par son souffle.
Sa bouche frôle la mienne et je manque de m'évanouir.
— Est-ce qu'ils t'attiraient ? Est-ce que tu as aimé qu'ils t'embrassent ? Est-ce que tu veux que je t'embrasse ?
— Non, articulé-je avec difficulté, en tentant de mettre de la distance entre nous.
Mais Winter affirme sa prise.
— Ouch, ça fait mal. Tu as laissé des types qui ne t'attiraient même pas t'embrasser et tu ne veux pas de moi ?
Je parviens à reculer d'un pas. Toutefois, nous sommes toujours aussi proches. Il ne me laissera pas m'échapper aussi facilement.
— Ils... ils ne m'ont pas... kidnappé.
— Vraiment ? Avais-tu envie de les embrasser ?
— Je... je...
— C'était il y a quelques années, mais je sais que tu n'as pas oublié la sensation de leur bouche, de leur langue, de leur salive. N'as-tu pas envie de tout effacer et de recommencer à zéro ?
Perdue, mes neurones désorganisés ne parviennent pas à cogiter ensemble et mes sanglots menacent d'éclater très bientôt. Car je n'ai pas du tout envie de me replonger dans les souvenirs du passé.
— Laisse-moi en paix, s'il te plaît.
— A vos ordres, ma belle January.
Les yeux clos, j'attends qu'il me libère. Mais Winter est le diable. Et le diable obtient toujours ce qu'il veut. Peu importe les dommages collatéraux. Ainsi, ses lèvres se plaquent sur ma bouche. Repousse-le. Sa langue se fraye un passage sans difficulté et s'enroule autour de la mienne. Il joue avec, comme si elle était sienne. Sa salive imprègne mon palais et je demeure pétrifiée.
Tu attends quoi ? Repousse-le ! C'est ça que tu veux ? s'égosille la voix de ma conscience. Bien sûr que non. Mais sa réaction si je le repousse me terrifie et ce qu'il risque de me demander après m'épouvante. Première leçon : la création de contenu et si je ne m'y plie pas, si je n'offre pas aux téléspectateurs ce qu'ils attendent...
Dommage que le courage ne s'achète pas. En même temps, je ne suis pas sûre d'en posséder les moyens. Alors, j'attends, telle une poupée désarticulée que le calvaire prenne fin et Winter me laisse finalement respirer de nouveau. La tête basse, c'est maintenant la mélancolie qui noie ma bouche. Je repense à cette soirée fatidique, celle où je l'ai rencontré, lui, et ma vision se floute. Si seulement nos chemins ne s'étaient jamais croisés. Arrête de ressasser, concentre-toi sur l'instant présent, me somme la voix de ma conscience inarrêtable. Mais le présent est aussi douloureux que le passé...
— Jay, je ne laisserai personne d'autre te toucher. Tu es à moi depuis le premier jour où mes yeux se sont posés sur toi. Et je me répéterai jusqu'à ce que tu l'acceptes. Je suis le seul capable de t'arracher les chaînes brisant tes ailes et je vais tout faire pour te voir voler librement.
Il scelle ses paroles en plaquant ses lèvres contre les miennes et me quitte. J'entre dans la cuisine et fond en larmes.
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