VI. Le bordel
Line avait encore du mal à croire où elle était.
Décidément, Fidal était plein de ressources. Assise dans leur alcôve privée, elle sirotait un cocktail dont elle n'arrivait pas à identifier l'alcool et écoutait son ami d'une oreille distraite. Les tentures qui donnaient un peu d'intimité étaient confectionnées dans un tissu qui avait vu de meilleurs jours. La décoration de la salle était assez chargée, comme si l'on avait essayé de rassembler tout ce qui pouvait encore avoir un peu de valeur dans la même pièce. Son dos reposait contre un coussin qui présentait quelques endroits rapiécés avec soins. À chacun de ses mouvements, elle sentait l'odeur de poussière s'en échapper et ce n'était pas l'encens qui brûlait non loin de là qui arrivait à couvrir cette odeur.
— Prends celle que tu préfères Line, je te l'offre.
— Hein, pardon ?
Elle cligna des paupières pour se focaliser sur Fidal et comprendre de quoi il parlait. Une femme vint s'installer devant eux. Elle portait un kimono sombre en soie qui, bien que ceinturé, laissait voir son décolleté et sa poitrine généreuse. Le tissu lui collait au corps comme une seconde peau et s'arrêtait juste en dessous de ses fesses. Chacun de ses pas écartait les pans entre ses cuisses, dévoilant la naissance de celles-ci. Ses longues jambes drapées de bas noirs en nylon se terminaient par des talons aiguilles complétant sa tenue des plus affriolantes. Line remonta son regard vers son visage. Sa bouche charnue et légèrement rosie appelait aux baisers. Un grain de beauté sur le coin de ses lèvres faisait écho à certaines peintures anciennes que Line avait vues chez Fidal, témoins des canons de beauté d'une autre époque. Un nez délicat mais franc, était entouré de deux yeux noirs et fardés. Avec son teint pâle, elle était magnifique. Ses cheveux bruns relevés, à l'aide de deux aiguilles en métal ouvragé, en un chignon parfait ne laissaient échapper aucune mèche et lui donnaient une allure sophistiquée. Une odeur de savon chatouillait les narines de Line à chacun des mouvements de la courtisane.
— Auriez-vous besoin d'un massage ? proposa la jeune femme. J'ai des techniques de pression pour vous remettre sur pieds si vous avez des douleurs, par exemple au cou ou au dos.
Line ne comprenait pas ce qu'on lui suggérait. La masseuse avait l'air sérieuse et son offre semblait sans ambiguïté. Un peu gênée, elle secoua la tête et la demoiselle s'en alla sans mot dire.
— Je n'ai pas bien saisi, Fidal. Qu'est-ce qu'on fait ici ? interrogea Line.
— Je te paie une prostituée de luxe ! Tous les talents possibles dans des corps de déesse.
— Donc je peux avoir une cantatrice en nuisette ?
Fidal commença à esquisser un signe vers quelqu'un avant que Line ne l'interrompe.
— Je plaisante ! Je veux bien prendre un verre, mais le reste, ça sera sans moi.
Une autre femme à l'allure orientale s'approcha d'eux. Un voile transparent lui recouvrait les cheveux, son soutien-gorge était composé de pièces rondes et métalliques qui provoquaient un bruit de tintement à chacun de ses gestes. Elle portait autour du cou un pendentif au bout d'une cordelette représentant un disque d'argent qui luisait au gré des lumières de la salle.
— Je peux prédire votre avenir en lisant les lignes de la main, en tirant les cartes ou en interrogeant les esprits. La dame de la chance peut tout voir.
Line se leva et laissa sa place à la voyante d'un geste de la main.
— Je t'en prie Fidal, ne te prive pas pour moi.
Tout excité, le jeune homme accueillit la courtisane près de lui. Les paroles de leur conversation s'éteignirent au fur et à mesure où Line s'éloignait, son verre à la main. Elle commença à observer les autres clients. Il y avait là des membres de gangs reconnaissables à leurs tatouages qui côtoyaient de riches Coriens trahis par leurs vêtements colorés et extravagants. Des ingénieurs d'Aerie, reconnaissables par leur aspect soigné, leurs ongles courts et propres, assortis pour certains d'une paire de lunettes, se trouvaient dans la même pièce qu'un Terrien défiguré. Les sorties entre collègues des techniciens supérieurs de l'usine de traitement des eaux étaient fréquentes et faisaient partie de la culture d'entreprise. Ils étaient toujours en groupe, exclusivement masculin. Ils se détendaient de leur longue journée de travail. Le Terrien, lui, était reconnaissable par les chaussures montantes pleines de boues au même titre que l'imperméable long qu'il portait. Il semblait afficher un masque de colère constant sur son visage dont il manquait la partie droite. Celle-ci semblait avoir fondu comme la cire d'une bougie. Une affection aux champignons, qui était chose courante au niveau le plus bas de la cité, qui n'avait pas été traité à temps. Il y avait des endroits dans Fowloon qui attiraient tout type de personnes, tant qu'elles en avaient les moyens. Cela lui rappela les fois où elle s'était rendue à un match dans l'arène.
Elle chercha Bryte du regard, celui-ci s'était accoudé au bar, les surveillant de loin, mais leur laissant une certaine intimité. Elle se dirigea vers lui et prit place sur un tabouret à sa droite.
— Merci, pour tout à l'heure, dit-elle pour engager la conversation.
— C'est normal, je suis payé pour ça.
Elle se tenait à présent à quelques centimètres du combattant et avait à nouveau toute la liberté de détailler ses formes. Rares étaient les hommes en Aerie qui avaient comme loisir la musculation. La norme, et la mode étaient plutôt aux silhouettes filiformes. Line se rendit compte que sa main était à deux doigts de toucher son deltoïde lorsque son regard croisa celui de l'intéressé. Elle posa ses doigts sur le bar, embarrassée, et reporta son attention sur son verre.
— Je suis désolée que vous vous retrouviez à jouer les baby-sitters d'adolescents attardés, s'excusa Line pour changer de sujet.
— Je ne vous cache pas que cela paie bien. Et puis, votre ami Fidal n'est pas si « attardé » que ça, vu qu'il m'a embauché pour votre sécurité.
— Je suis persuadée qu'il était venu seul avant aujourd'hui, et qu'il a eu des ennuis. Il réfléchit uniquement la seconde fois.
Elle observa Fidal au loin. Il avait la paume tendue en avant et la jeune femme lui caressait délicatement les lignes de sa main. Peut-être un peu trop, vu le regard fiévreux de son ami. Il était vraiment du genre impulsif et cela ne la surprendrait pas qu'il disparaisse quelques minutes dans un coin plus reculé. Elle tourna la tête vers son interlocuteur et s'aperçut qu'il ne l'avait pas quitté des yeux depuis qu'elle était venue s'asseoir à côté de lui.
— Est-ce que je pourrais vous poser une question ? demanda-t-elle.
Bryte était étonné qu'on lui demande son avis, généralement quand on lui posait une question, il devait répondre. Il essayait de deviner ce que cette jeune femme pourrait bien lui demander. Les interrogations auxquelles il répondait étaient toujours les mêmes, et certaines étaient purement rhétoriques :
Comment faites-vous pour avoir autant de muscles ?
Qu'est-ce que cela faisait d'être le plus fort ?
Est-ce que vous vous sentez privilégié de côtoyer des Aériens ?
Êtes-vous libre ce soir ?
Mais celle qui revenait le plus souvent depuis sa retraite...
— J'imagine que vous vous demandez pourquoi je ne combats plus.
Line prit une gorgée de son verre avec un petit sourire malicieux. Elle avait déjà sa petite idée sur la question et était ravie de pouvoir exposer son intuition.
— Vous ne combattez plus, car c'est devenu trop dangereux. Les accidents durant les affrontements commençaient à être trop fréquents. Étant un champion, vos luttes ne sont pas à mort, mais les incidents, ça arrive. Les autres combattants ou leurs sponsors ont montré des signes d'impatience quant à votre position de tenant du titre. Ne parvenant pas à vous détrôner à la loyale, ils ont employé des moyens plus détournés pour vous évincer. C'est votre vie que vous mettiez en jeu si vous continuiez, conclut-elle en le regardant droit dans les yeux.
Bryte prit quelques secondes à la fixer puis lâcha un rire franc qui dépassa légèrement le volume sonore moyen de la pièce. Le lutteur changea de posture sur son tabouret pour se placer en face d'elle, manifestement intéressé par la tournure des évènements. Line poursuivit sur sa lancée.
— Les coups bas et diverses machinations sont monnaie courante sous le soleil. Je voulais savoir ce que vous ressentiez lorsque vous posiez le pied dans l'arène ?
— Un but. Une utilité, répondit-il sans même prendre le temps de réfléchir. Le seul objectif était de battre l'adversaire. Rien autour ne comptait. Je ne vais pas dire que la gloire qui en découle ne me plaît pas. Mais avoir un objectif est bien mieux que de vider du sable d'un côté pour le remplir de l'autre.
— Avoir un objectif..., commença-t-elle avant de s'interrompre abruptement.
L'oreille de Line reconnut un son familier. Un timbre éthéré, transparent et suave qui emplissait l'air déjà chargé du bordel. Elle tourna la tête pour chercher sa provenance. Une jeune femme sortit de derrière un rideau en tenant dans ses mains l'instrument qu'elle aurait reconnu entre mille. Son intérêt pour Bryte s'était totalement brisé. La conversation fut arrêtée comme si elle n'avait jamais eu lieu et l'homme laissé de côté comme s'il n'avait aucune importance. Elle descendit de son tabouret et approcha d'un pas rapide, avide comme un loup se jetant sur sa proie.
— Excusez-moi, vous pouvez en jouer ? demanda Line émerveillée.
La courtisane s'arrêta un instant, détaillant la cliente qui lui faisait face. Les habits de Line ne la trompaient pas. Elle pouvait distinguer le teint hâlé de son visage dont la capuche ne cachait plus les traits. Les Aériens étaient ceux qui payaient le mieux, mais aussi ceux qui avaient les demandes les plus exotiques.
— Je sais en jouer, oui. Mais ce n'est pas gratuit et mes prestations se limitent à ça.
— Est-ce que vous pourriez m'apprendre ? continua-t-elle.
Pour une demande exotique, c'en était bien une. C'était la première fois que quelqu'un lui réclamait de lui enseigner l'instrument. Line pouvait voir la réticence de la jeune femme suite à sa requête.
— Écoutez, je vous paierais. Je sais que vous ne pouvez pas tout me transmettre en un coup. Je pourrais prendre des rendez-vous plusieurs fois par semaine. J'ai moi-même l'instrument, je n'aurais même pas à emprunter le vôtre, insista Line, ne voulant pas lâcher l'affaire.
Cependant, Line doutait de pouvoir trouver l'argent nécessaire. Son père ne lui en donnait que très peu et la plupart de ses sorties étaient payées par Fidal. Il pourrait sûrement l'aider, mais pas à répétition.
— On pourrait faire un duo. Vous pourriez facturer plus cher à vos clients et garder ma part, proposa-t-elle en dernier recours.
Une lueur de cupidité s'afficha dans le regard de la joueuse de flûte. Ce partenariat pourrait lui ouvrir des portes en Aerie. Elle pourrait quitter ce trou à rat si jamais elle plaisait assez à cette adolescente. Une Aérienne ne supporterait pas de travailler ici indéfiniment et elle finirait par lui proposer de monter pour lui donner les cours, voire de rester là-haut.
— Je pense que c'est un arrangement possible...
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro