Chapitre 9 - Tuteur Tueur
Assis derrière le comptoir, je tourne un index sur la bordure de mon verre à moitié vide. La lumière traverse le verre et la bière et dessine des motifs très particuliers sur la table. Grillby travaille. Je ne fais rien. On ne perd pas les bonnes habitudes, me semblerait-il. En réalité, on n'en perd aucune, du moins pas aussi facilement que le verbe "perdre" pourrait laisser penser, mais on a bien plus tendance à s'attacher à ce qui nous procure une sensation de joie ou de bien-être qu'à des choses qui nous font mal.
Ça expliquerait pourquoi je viens aussi souvent ici.
La porte derrière moi claque, pas très fort. Je me retourne, pour voir Alphys marcher discrètement jusqu'au comptoir avant de se hisser sur le tabouret à côté du mien. Sa tête basse, le regard au sol.
"Bonjour, Alphys."
Elle ne m'adresse pas la parole. Elle me regarde juste avec ses grands yeux, hésitante.
"Le Roi m'a demandé de prendre un apprenti, et non seulement est-tu le choix le plus judicieux, mais en plus tu es le seul choix que j'ai. Bien sûr, je ne te prends pas si tu n'as pas l'envie ou le temps."
Son regard s'illumine, et elle me fixe de ses yeux verts tremblants, la bouche bée. "O-oh, merci beaucoup, m'sieur."
"Tu prendras quoi, petite?"
Alphys tourne sa tête vers Grillby. "Un jus d'orange et des frites, s'il vous plaît."
"On dirait que toi aussi, tu as l'habitude de commander la même chose à chaque fois que tu viens ici."
"D-de toute façon, je n'ai pas beaucoup de choix. Ici, il y a que de l'alcool, et je n'aime pas la viande"
C'est sûr que cet endroit ne doit pas être très accueillant pour des enfants.
Grillby pose un verre de jus et des frites devant Alphys. "Tiens, bon appétit." Elle se jette sur les frites avant de dire "merchi" la bouche pleine.
"Dis moi, t'étais bien affamée."
"J'ai rien mangé au petit déjeuner."
Pourquoi est-ce que j'ai envie de dire que c'est de la faute de son père? Laisser son enfant aussi jeune cuisiner pour elle-même n'est pas normal, alors pourquoi est-ce qu'il aurait la courtoisie de la laisser se faire un petit-dej?
"Bon, hé bien, bon appétit. Si jamais t'en as envie, tu peux venir avec moi juste après."
Je vide mon verre. En le reposant, je jette un coup d'œil vers l'assiette d'Alphys, qui a presque terminé. "Oui, je pense que je vais venir. Mon père va me crier dessus quand je vais rentrer, mais c'est pas très grave." Elle prend une poignée entière de frites pour vider l'assiette, s'empifre, et pose l'argent nécessaire pour payer son repas sur la table. Je le fais à mon tour.
"Merci, Grillby."
Il me hoche la tête avec son sourire magnifique, puis je descends du tabouret. Avant de me mettre à sortir, j'attends qu'Alphys descende du sien, comme elle le peut. Elle atterrit sur ses deux pattes arrières au sol, et nous nous mettons à marcher vers la porte.
Une fois dehors, Alphys attrape mon pantalon et s'aggripe dessus. "Lâche moi, tu vas juste te fatiguer à suivre ma jambe. Marche juste à côté de moi." Elle lâche mon pantalon après un moment de réflexion et trotte d'un pas rapide à ma droite.
"Suis moi, je connais un raccourci."
Elle me regarde, puis nous montons au nord du carrefour. "Bonjour," addresses-je à la personne sous capuche. "Nous allons à Hotland." Je pose mes deux pieds sur la barque, et Alphys fait de même. "À Hotland nous allons!" dit-il, avant que sa barque ne se mette à courir sur l'eau jusqu'à notre destination. Une fois arrivés, nous descendons, et le ferryman repart comme il est revenu.
"Nous sommes presque arrivés." Et à peine quelques pas effectués, le laboratoire se montre. Alphys accélère sa course et s'arrête quelques mètres devant moi, admirant le bâtiment aux murs métalliques et blancs. La porte s'ouvre devant elle. Elle en profite pour jeter un coup d'œil à l'intérieur. "Je peux rentrer?" demande-t-elle, accompagnant sa question d'un regard interrogateur. "Oui, tu peux. Mais attends moi avant de prendre l'ascenseur." Elle hoche la tête et entre dans le laboratoire. Je n'ai jamais vu qui que ce soit d'aussi excité avant, ou du moins pas depuis longtemps. J'ai perdu cette excitation et cette joie il y a longtemps, et je ne suis pas prêt de la retrouver.
J'entre dans le laboratoire à mon tour, et les portes se ferment derrière moi. Les lumières sont déjà allumées, et Alphys attend impatiemment devant la porte de l'ascenseur, remuant sa queue comme un chiot heureux. "Tu peux l'appeler." Un sourire se dessine sur son visage et elle appuie sur le bouton à côté de la porte, et il ne faut que quelques secondes pour que l'ascenseur ne s'ouvre. Nous entrons à l'intérieur. J'appuie sur le bouton de l'étage d'en dessous, et les portes se ferment, puis l'ascenseur descend lentement.
Les portes du premier étage du sous-sol s'écartent, et nous traversons. "Je vais te faire un petit tour du labo." Alphys accélère sa marche pour aller à la même vitesse que moi. Nous faisons un tour dans la salle aux tables d'opération et aux robinets, la salle aux lits, la salle aux miroirs, la salle aux ventilateurs, la salle aux bibliothèques, la salle aux frigos...
"P-pourquoi est-ce qu'il y a un gros trou là?"
Le trou béant qui devrait être sous la DT Extractor.
"Cette salle n'est pas terminée, il manque une machine, qui sera assemblée ici, juste au dessus du trou. Je te conseille de ne pas poser beaucoup de questions sur ça; tu n'as pas besoin de savoir ce qui se passe ici tant que je n'en ai pas fini avec tout ça."
Alphys s'arrête, devant la grande ouverture. L'ombre dans le précipice semblant devenir toujours plus grande, toujours plus imposante. Chaque seconde passant, elle se penche plus vers le trou.
"Alphys, viens ici. Ne perds pas de temps à essayer de voir le fond; il n'y en a pas. Le trou est trop profond pour voir quoi que ce soit en bas. Et la chute serait mortelle."
Elle fait quelques pas en arrière, puis me rejoint. Nous sortons de la salle, pour aller vers une table, plutôt basse comparée à ma taille. Je m'assois derrière. "T'as envie de faire quoi aujourd'hui?"
"Je sais p-pas, j'ai pas envie de vous déranger."
"Bon. Assieds-toi à côté de moi, et regarde ce que je fais. Pose moi des questions si jamais tu ne comprends pas quelque chose."
"Il n'y a pas de chaise."
Je regarde à côté de moi. Effectivement, Alphys ne peut pas s'assoir à côté de moi si elle n'a nulle part où s'assoir. "Il y a une chaise dans la salle avec les bibliothèques et l'ordinateur. Va chercher ça."
Elle hoche la tête et cours vers l'autre côté du laboratoire.
Je sors quelques cahiers et feuilles froissées de mon sac. Des pages mal numérotées, des chiffres piteusement griffonnés sur le papier, des bavures de tous les côtés, et pourtant, j'arrive à tout déchiffrer.
Alphys revient, peinant à respirer. Je me tourne vers elle qui porte sa chaise triomphante. "Je l'ai!" déclare-t-elle avant de presque jeter l'objet à côté de moi. "Hé, doucement, comme tu peux le voir à cet étage je n'en ai pas dix mille, des chaises!"
"Cet étage? Y'en a d'autres?"
"Ceux d'au dessus, tu y étais déjà, et ceux d'en dessous sont plus vides qu'un corps mort n'est vide de son âme."
"Un corps mort..? Mais les monstres se transforment en poussière..."
Les humains, eux. non.
"A-ah, oui. Les Hommes."
"Bon, viens, assieds-toi."
Elle se fait toute petite pour se mettre presque entièrement en boule sur la chaise. Mains et pieds sur l'assise. Épaules haussées autour du cou.
"Détends-toi Alphys, tu n'as rien à craindre ici."
Elle m'observe de ses grands yeux verts pour s'assurer de mon honnêteté, et se décide enfin de s'assoir correctement. Elle joint ses mains en boule sur ses cuisses puis regarde mes mains, posées sur le bureau.
J'ouvre un de mes nombreux cahiers. Des chiffres, des chiffres à l'infini. Une fois la dernière page utilisée atteinte, je pose le cahier et relis ce que j'ai fait la dernière fois. 2x - 8x^2 est égal à je sais plus quoi. On dirait qu'il me reste 3 pages libres. Je les tourne. Une, deux, trois.
"Vous faites quoi?"
"Je compte les pages qu'il me reste dans mon cahier. Il m'en reste trois."
"Et ce qui était écrit sur la dernière page, c'était quoi?"
"Oh, juste un calcul en rapport avec la corrélation entre le LV d'un individu et la puissance de son âme; incluant son ATK, qui est simplement la puissance de ses attaques, sa DEF, qui est sa capacité à parer ou résister à des coups, et son HP, qui équivaut à peu près au nombre d'attaques basiques qu'il peut recevoir avant de..."
Alphys fronce des sourcils en regardant dans le vide.
"...Je sens que je t'ai perdu..."
Elle secoue sa tête. "Hein, n-non, j'ai écouté, le, euh. l-le HP... du... LV..."
"LV, ou LOVE, c'est Level Of Violence. ATK, c'est Attack. DEF; Defense, puis HP, c'est une abréviation de Health Points."
"A-ah. Désolée de ne pas avoir compris avant."
"Ce n'est pas de ta faute. Tu te rappelles? Si tu ne comprends pas, c'est parce que j'ai mal expliqué. Et donc c'est ma responsabilité de mieux m'exprimer."
"Oh."
Elle regarde de nouveau la page visible du cahier. "Et donc? Qu'est-ce que vous avez trouvé pour l'instant?"
"Hé bien, euhm." Je relis les pages et les pages de calculs. Les chiffres s'enchaînent, et au sommet de mon génie, je n'ai pas laissé de notes, donc je n'ai aucune idée de quels variables et quels nombres correspondent à quoi.
"Je sais plus. Ne prends pas exemple sur moi et légende et décris ce que tu fais." Je repère un 1, qui est le LV de base. "Par exemple," dis-je en sortant un stylo sans pour autant quitter ce 1 du regard, "ici j'aurai dû mettre que le 1 correspond au LV. Et même, j'aurai dû écrire tout ça avec des variables." Je gribouille une formule avec des lettres, symboles opératoires et quelques rares nombres en dessous de la dernière ligne de calcul.
"M'sieur, vu que le LV détermine tout le reste... C'est quoi, au juste?"
"Level Of Violence. En causant la mort de quelqu'un, ton LV augmente. Tu es sans doute au courant des stats - le LV est l'un d'eux. Toi, ton LV est de 1, car tu n'as la puissance que d'une seule âme: la tienne. Du moins, je tiens à l'espérer."
Elle sort son âme - un cœur blanc à l'envers - et avec un tout petit mouvement, ses statistiques s'affichent. HP 69/70, ATK 4, DEF 49, LV 1.
Des statistiques vraiment très, très étranges pour une petite fille comme elle.
Si on oublie que son père la maltraite peut-être.
"En général, si ton LV n'augmente pas, tes autres stats non plus. Dans ce cas les stats seront presque toujours un multiple de 5, souvent un multiple de 10."
"Pourquoi j'ai une DEF de 49 alors?"
"Je te pose la même question, Alphys. Pourquoi as-tu eu tellement besoin d'une DEF aussi élevée qu'il a augmenté de lui-même?"
Elle se fige. La main de laquelle elle tient son âme tremble, elle fixe le nombre inscrit comme sa DEF. "J-je, euh, je sais pas."
"Excuse-moi pour cette question. C'était..." Ignoble. "Mal communiqué."
"Et vous, c'est quoi vos stats?"
Oh merde.
"C'est..."
"Si c'est privé, eh b-bah il n'est que juste que vous me montriez les vôtres en retour."
Inspire, Gaster. Elle est encore enfant. Elle ne va pas juger. Elle ne va rien dire, elle va être sage et discrète.
Je sors, de deux mains tremblantes, mon âme fellée. Puis avec un petit tapotement dessus, mes statistiques s'affichent.
LV 12.
ATK 393.
DEF 499.
HP 333/570, bloqué à ce maximum.
"Vous... Vous avez... causé la mort de gens..?"
Elle recule, sur sa chaise. Elle tombe par terre. Se relève rapidement. Tout ça sans me quitter du regard.
"Alphys-"
"C'est... V-vous aviez une b-bonne raison, hein?"
"Oui! Oui, je crois."
"Pourquoi? Pourquoi avez-vous tué des gens?!"
Ça devait arriver, hein? Ça devait se passer comme ça. On dirait bien que le destin est inscrit dans le marbre. Je n'ai jamais eu un choix. Et tout le monde finit par le savoir. Je ne suis pas assez fort pour avoir le contrôle de ma propre vie.
"La... La guerre."
Elle s'arrête de reculer, se rendant compte de ce qui s'est vraiment passé. Ses deux mains s'approchent de son visage. "Vous..."
"Je suis un vétéran. Je..."
"Pourquoi est-ce que vous ne me l'avez pas dit?!"
"Parce que j'estimais que tu n'avais pas besoin de savoir!" Je me redresse, la chaise tombe derrière moi. Alphys sursaute au bruit de l'impact. "Jusqu'à maintenant, en tout cas. Je préfère largement lorsque personne ne sait. Ça évite toutes les... Questions... Plus qu'indiscrètes, et ça évite aux gens mal intentionnés de savoir comment prendre avantage de moi."
"V-vous deviez être jeune..."
"Je devais avoir ton âge quand j'étais au front. J'étais peut-être un peu plus vieux. J'étais à peine rentré en adolescence. C'est pour ça que je ne veux pas que qui que ce soit sache. La guerre forme et modifie les esprits, et qui sait comment se comporterait un monstre qui a été torturé et forcé à tuer lorsqu'il n'a même pas entamé la puberté?"
"C'est de là que vient votre... Fissure au visage?"
Un coup d'épée, ce qui m'a coûté la vue de mon orbite droit.
"Oui. La fissure au crâne, celles à mon âme, les trous dans mes mains. Mais ça c'est ce que j'ai subi, pas ce que j'ai fait. Je peux t'assurer que tu ne veux même pas avoir une idée de ce que j'ai fait. La guerre, c'est ça"
Je m'approche d'elle. Je dois faire quatre têtes de plus qu'elle, et encore, c'est quand elle ne se fait pas plus petite qu'elle ne l'est. On dirait qu'elle veut avoir l'air vulnérable.
"Elle fait des meilleures personnes des abominations."
Elle ferme les yeux et place ses bras devant elle.
"Range ta chaise. Tu ferais mieux de rentrer, et d'oublier tout ça. On n'en parle plus. Et on se revoit demain."
Elle laisse son corps reprendre une position normale. Elle hoche encore la tête, cette fois rapidement, je n'aurai pas remarqué si j'aurai cligné de l'œil. Elle court ranger sa chaise. Je relève la mienne, et remets toutes mes affaires dans mon sac. Alphys revient et nous rentrons sans un seul mot.
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