Chapitre 6 - Mon Ombre Déformée
De retour au bar, pour la deuxième fois aujourd'hui. Il est 7 heures du soir. Je n'ai rien mangé à midi, mais je pense que le petit déjeuner m'a calé, avec en plus toute la panique d'il y a 12 heures.
Mais je n'ai toujours pas faim.
"De retour un peu tard, Gaster."
"Oui, excuse-moi, je ne me sentais pas de revenir à midi."
"Pas de soucis, c'était pour rigoler." Il me lance un nouveau sourire. Cette fois, j'ai compris, alors je regarde autre part. Je m'assois. "Tu veux comme d'habitude?"
"Oui, s'il te plaît."
Il verse de la bière dans un verre long et le place devant moi. J'entends la porte d'entrée claquer derrière moi.
Je regarde.
C'est Alphys, encore une fois.
Elle marche lentement vers le comptoir, puis se hisse sur un des tabourets comme elle le peut de sa petite taille. Elle y parvient.
"B-bonjour, m'sieur."
"Bonjour," je réponds en même temps que Grillby. On se regarde, et maintenant je ne sais pas si elle s'adressait à lui ou à moi.
"Je voudrais du jus d'orange et des frites, s'il vous plaît."
Grillby lui hoche la tête et prépare son assiette.
"E-et, je voudrais savoir, si je p-peux toujours devenir votre apprentie-"
"Je ne prends pas d'apprentis." je l'interromps. "Mais je peux répondre à tes questions, si jamais tu en as."
Si je garde mes distances, elle ne sera pas mise en danger par ma présence.
Qui serait nécessaire si son père ne s'occupe pas bien d'elle.
Oh, quel magnifique paradoxe, n'est-ce pas.
"J'habite pas très loin d'ici. Presque au bout de Snowdin," j'ajoute, "tu reconnaîtras ma maison, il y a un os sur la porte d'entrée et mon nom, 'Dr. Wingdings Gaster', sur la boîte aux lettres." Je pointe du doigt la direction de ma maison. "Et si je ne suis pas là-bas, je suis ici, ou au laboratoire de Hotland."
"Merci." dit-elle d'une toute petite voix. Grillby pose le jus d'orange et les frites devant elle, et elle se sert.
"Et, dis, petite. Il est où, ton père?"
Elle s'arrête, un bref instant, pour avaler puis me regarder avec ces yeux gigantesques. J'ai l'impression qu'ils grandissent à chaque fois que je regarde autre part, c'est incroyable.
"I-il est à la maison. Il dort."
Je me souviens du mien, de père. Il faisait souvent des siestes, aussi, mais pas à l'heure du dîner. Il était toujours présent à table.
Puis il est mort, et je n'ai plus jamais mangé à ma maison à la surface depuis.
"Et il n'y a pas ta mère pour préparer le dîner?"
"Non, j-je vis seule avec mon père. C'est moi qui prépare le dîner, mais il dort."
Je regarde Grillby, qui me regarde en réponse. On a sans doute tous les deux compris que pour elle, il était hors de question de le réveiller. Même pour manger.
"J'espère qu'il se réveillera vite. Et t'habites où?"
"P-plus bas dans Snowdin, dans l'amas de maisons au nord du carrefour."
Je revois Snowdin, le carrefour, et je vois à peu près où ça pourrait être.
"Et, m'sieur, v-vous pensez que je pourrais être scientifique?"
Je la regarde. Elle est toute petite, mais a l'air d'être bien pleine d'énergie. Il ne faut pas grand chose pour être scientifique. Il faut juste une quantité suffisante de connaissances dans un ou plusieurs domaines scientifiques. Points bonus si il y a de la passion ou une rapidité d'esprit.
"Bien sûr que oui. Pourquoi?"
"Mon p-père dit que c'est... pas... fait pour moi, et j'ai pas envie de vous déranger si je suis trop bête pour ça."
"Tout le monde est capable d'apprendre les sciences s'il le veut. Tu le veux, pas vrai?"
"Oui..?"
"Alors t'as ce qu'il te faut pour au moins commencer à en apprendre plus. Tout dépend de toi. Tu y arriveras si tu veux y arriver."
Je devrais me le dore plus souvent ça, tiens. Si je ne voulais pas apprendre les sciences, je ne serais pas scientifique. Je mérite donc peut-être mon titre.
"J'ai juste p-peur d'être trop bête pour comprendre."
"Si tu ne comprends pas quelque chose que je te dis, ce n'est pas de ta faute mais de la mienne, et ça sera ma responsabilité de trouver une manière plus simple d'expliquer quelque chose de telle manière où tu comprendras."
"E-et si c'est pas la manière de l'expliquer mais la chose en elle-même?"
"C'est toujours la manière de l'expliquer. L'intelligence ne dépend pas de ta capacité à comprendre les sciences, mais à comprendre les explications données. Et encore une fois, les explications peuvent être modifiées et vulgarisées pour expliquer exactement la même chose." C'est ce qui explique pourquoi je suis plus con qu'une chaise à trois pieds malgré avoir le statut de Docteur.
"Sinon, je ne serais pas scientifique."
Je pousse mon verre vide vers Grillby, qui le reprend pour le laver. Alphys continue de manger. "M-ma mère me tuerait si elle savait que je vous parlais." murmure-t-elle la bouche pleine.
"Hah! Ma mère voulait à tout prix que je sois mage. Et devine qui c'est qui a eu un doctorat et qui n'ose plus utiliser sa magie depuis la guerre?" J'ouvre mon pouce et le pointe vers moi. "Cet imbécile ici présent!"
Mais ma mère aurait quand même été fière de moi.
Et puis qu'est-ce que ça change, elle est morte. Par ma faute, en plus.
"Et puis de toute façon, ta mère ne peut pas contrôler ce que tu fais."
"M-mais moi si, et je ne veux pas décevoir qui que ce soit."
"Tu ne décevras personne en apprenant comment fonctionne le monde."
Moi j'y arrive, mais c'est parce que je suis W.D. Gaster, une ordure monumentale.
"Je p-pense que si."
"Si les autres sont déçus par un choix que tu fais qui ne les affectera pas, c'est leur problème, pas le tien. Tu vaux bien plus que ce que les autres pensent de toi."
Elle me regarde encore avec ces yeux immenses, puis se remet à manger. Seulement pour de nouveau se tourner vers moi. "Mais je servirais à quoi, après ça?"
"Bah, je sais pas moi. Tu voulais pas devenir scientifique? Tu pourrais m'aider, ou même me succéder. Ou tu pourrais devenir médecin, soigner les monstres qui en auraient besoin. Il est aussi possible de devenir conseillère du roi, avec les connaissances que je pourrais te donner."
"C'est c-cool. Je peux servir à quelque chose."
"Tout le monde sert à quelque chose." Ah bon? Alphys trouvera forcément un moyen de servir à quelque chose, c'est l'avantage d'être jeune. Moi, j'ai fini de grandir, je ne peux servir qu'à peu de choses, et pour l'instant, j'en suis incapable. Je ne sers à rien.
Je ne suis pas sûr d'avoir servi à grand chose dans ma vie, si ce n'est être assez incompétent pour aider les humains à tuer ceux qui m'importaient le plus.
"Mais, je sers à rien, p-pour l'instant. Y'a des gens qui servent à rien, des fois. Je veux servir à quelque chose."
"Des fois, c'est dur de se rendre compte à quoi sert une personne. Mais tout le monde à son rôle à jouer dans le jeu de la vie."
Je regarde dans le vide. "Chaque vie, chaque existence, a fait des choix qui au bout du compte ont changé ou vont changer le cours de l'histoire. L'Univers aujourd'hui n'est que le résultat de nombreux effets papillon."
"On a t-tous un rôle à jouer." Elle prend une dernière bouchée de frites, avant de rendre l'assiette à Grillby et de le payer. "Il faut juste que je trouve le mien."
"Non."
Elle me regarde, surprise, avec ses yeux encore plus grands que d'habitude, je ne sais pas trop comment.
"Tu dois définir le rôle que tu as à jouer dans l'histoire. Si on avait un destin, ça voudrait dire qu'on ne choisit pas de faire les choix qu'on fait. Alors que si."
Sinon, ça veut dire que la mort de ma famille n'est pas de ma faute, parce que je n'aurais pas choisi de ne pas leur venir en aide à temps.
J'ai fait un choix, que je n'avais pas l'intention de faire, mais que j'ai tout de même fait.
Je dois prendre responsabilité.
"D-donc j'ai fait le choix... de décevoir mes parents, à l'instant, en venant vous voir?"
"Mais ils ont d'abord fait le choix d'être déçus par quelque chose qui ne va rien changer pour eux."
"Et des fois, des choses arrivent sans que ce soir un choix, ni à cause de toi." ajoute Grillby. "Il arrive que des gens ne t'aiment pas sans raison valable. Ce n'est pas à cause de toi, et tu ne peux pas le changer. Il faut juste les laisser dans leur misère haineuse et faire ta vie. N'essaye pas de plaire aux autres, tu vas juste finir aussi misérable qu'eux."
Facile pour toi de le dire, Grillby. Tu plais à tout le monde. Surtout à moi, mais ça, il ne faut pas le dire.
"Les gens misérables vont être jaloux de ceux qui peuvent vivre leur vie sans se soucier de ce que pensent les autres." continue-t-il.
"M-mais ça n'importe pas à qui que ce soit, que je sois misérable. Si je déçois les autres pour ne pas être misérable, c'est un peu égoïste, non?"
"Non! Tu mérites d'être heureuse." Il est hors de question qu'elle mette le bonheur des autres avant ses besoins d'être vivant et conscient. Les personnes altruistes, c'est bien, mais les personnes auto-sacrifiantes, ça fait pitié.
Ne serais-ce pas de l'hypocrisie de dire ça? Peut-être, mais moi, je ne mérite pas le bonheur, pas après la souffrance que j'ai infligé.
Elle n'a rien fait de mal. Elle mérite d'être heureuse, et de vouloir l'être.
"B-bon, j'ai fini de manger et j'ai payé, je devrais rentrer avant que mon père se réveille. Je ne l'ai pas prévenu, parce qu'il dormait déjà, et si il ne me retrouve pas dans la maison au réveil, je vais me faire gronder."
Elle saute du tabouret et s'en va, rapidement et silencieusement.
Je sors des pièces de ma poche et les mets sur le comptoir.
"Gaster, je t'en supplie, ne me paie pas, on est amis à ce stade."
"Et tu es un barman, et moi ton client. Il n'est que juste que je te paie."
"Alors juste la moitié."
Je pousse la somme totale vers Grillby.
"J'insiste. Juste la moitié. S'il te plaît."
Il effleure ma main avec la sienne, chaude, sèche et claire, et la bouge de bas en haut, me caressant le bras. "Nous sommes amis, ça me met mal à l'aise de te faire payer le prix total, comme tous les autres clients."
Cette sensation est tellement agréable. Je serais prêt à insister encore pour qu'il reste comme ça.
Je pense comme un pervers. Il faut que j'arrête.
Je pousse sa main. "D'accord, t'as gagné. Je ne paie que la moitié."
Grillby prend la moitié des pièces et me les tends. Je les prends après un moment s'hésitation.
"Au revoir, Grillby. Et merci."
"Euh, au revoir, et merci pour quoi?"
"À demain."
Je marche sans un mot de plus vers la sortie. Je sais même pas pourquoi je l'ai remercié, à vrai dire, mais ce n'est pas important.
Je suis plus préoccupé par la manière dont Alphys pense d'elle-même. Je ne suis peut-être pas la personne la plus intelligente de l'underground, loin de là; mais je sais lire entre les lignes. Et il est hors de question qu'Alphys ne se laisse partir pour plaire aux autres, ou pour servir aux autres, ou pour satisfaire les besoins des autres. Ça ne mène personne nulle part de bien.
Il est hors de question qu'Alphys ne marche dans mes pas.
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