Le stade
Trois mois passèrent et la situation ne s'était pas améliorée. La mère d'Anatole pensait qu'il était en pleine crise d'adolescence et qu'il devenait insolent. Il ne lui parlait plus et elle lui en voulait pour ça. Il n'avait plus revu sa console depuis sa dernière partie d'Arkham Asylum avant d'aller au parc avec son frère. Ethan lui en voulait toujours pour son comportement devant le film. Anatole avait tenté de lui faire des excuses, mais son petit frère ne voulait rien entendre. La relation n'avait jamais été aussi tendue entre eux.
Anatole avait la boule au ventre, encore plus que d'habitude. Il avait peur de ce que Chris allait lui faire, mais il avait aussi peur d'aller en morale. On allait forcément lui demander pourquoi il n'était pas venu au cours la semaine dernière. Au moins, il n'avait pas raté grand-chose si les autres n'avaient fait que parler.
Anatole arpentait les couloirs en se rapprochant du local 28 où il avait cours. Il se rangea devant la porte, au milieu du couloir désert, regrettant déjà son week-end. Le rouquin s'était peut-être ennuyé, mais ça valait mieux que ce qu'il subissait à l'école.
La sonnerie retentit pour marquer le début de la journée, retentissant dans les tripes d'Anatole comme le bruit du marteau d'un juge sur un condamné à mort. La sentence prononcée, les élèves commencèrent à affluer.
Le jeune garçon vit une quantité de regards malveillants le scruter de haut en bas avec dégoût, mais l'un d'entre eux était encore plus menaçant que les autres, différenciant Satan de ses démons.
— Hé ! Face de Troll ! On vient en cours ? Tu es au courant que c'est morale ? Bref, un cours pour les gens civilisés et pas pour les trolls des montagnes.
Chris se trouvait devant Anatole, une cannette de bière ouverte à la main.
— Et tu sais comment on reconnaît les trolls ?
Anatole fit non de la tête, trop intimidé par le tas de muscles qui se trouvait devant lui pour répondre. Il vit Penelope arriver dans le couloir.
Il se sentit soudain honteux et ne voulait pas se faire humilier devant elle.
— À l'odeur ! répondit Chris en renversant sa bière sur Anatole.
Penelope, qui était à présent derrière Chris, éclata de rire. La jeune fille était aussi belle que cruelle, mais son rire de sirène ne faisait plus d'effet sur Anatole. L'adolescent n'était plus sous son charme, car son cœur venait de se faire déchiqueter entre les dents éclatantes de la fille dont il désirait l'amour hier encore.
Le garçon aux yeux vert pâle rassembla tout le courage et le peu d'honneur qu'il lui restait pour se réfugier à l'arrière du rang sans pleurer toutes les larmes de son corps.
Les rires des autres élèves retentissaient toujours dans le couloir quand le professeur arriva pour les faire rentrer en classe. Anatole n'eut d'autres choix que de s'asseoir dans le fond, à côté du banc vide qu'occupait habituellement Alessandro.
— Je vais vérifier les préparations à domicile, déclara le prof au grand étonnement d'Anatole.
Les préparations ? Penelope lui avait dit qu'ils n'avaient rien fait au cours précédant et maintenant il y avait un devoir ? Il n'avait même pas de feuilles dans son cours. Le professeur avançait entre les bancs pendant que la panique grandissait dans la tête de l'adolescent.
— Tu n'as pas fait ta prépa ?
— Je n'étais pas au courant, j'étais absent.
— Quand on est absent, on se remet en ordre.
— Je l'ai fait ! Mais on m'a dit que....
— Tut tut tut. Pour se remettre en ordre, on prend le journal de classe de quelqu'un et on vérifie par soi-même. Donne-le moi.
— Mais.
— Donne-le moi
Anatole aurait voulu protester. C'était injuste ! Même s'il avait fait ce que le prof venait de lui dire, comment aurait-il pu faire son devoir sans les feuilles nécessaires ? Il se contenta cependant de tendre son journal d'une main tremblante en craignant déjà la réaction, de sa mère quand elle prendrait connaissance de la note.
Ce prof était inhumain et il était censé, lui apprendre la morale ?
Le rouquin serra le poing en attendant que le cours passe, la rage emplissant son être. Après une éternité, la sonnerie retentit. Mais le titulaire semblait ne pas en avoir fini avec Anatole.
— Je peux te parler cinq minutes ?
Un frisson parcourut l'échine du garçon à l'idée d'être à nouveau en retard en chimie.
— Tu n'as pas justifié ton absence au cours précédent. Je vais t'accompagner au centre Psycho-Médico-Social afin qu'on t'explique l'importance de la ponctualité. Tout le monde n'a pas la chance d'avoir reçu une éducation convenable, ajouta-t-il avec un regard appuyé.
C'était le pompon ! Ce prof ne le connaissait pas et osait remettre son éducation en cause en jouant au gentil ?! La révoltait grondait au plus profond d'Anatole. Il prit sur lui et accompagna le professeur jusqu'au centre PMS. Le titulaire frappa à la porte et ouvrit sans attendre de réponse.
L'étudiant aperçut une femme — la psychologue — afficher une mine désagréable qui se changea en un sourire radieux quand elle reconnut le professeur de morale.
— Bonjour Karine. Excuse-moi de te déranger, mais monsieur Evrard, ici-présent, n'est pas venu à mon cours la semaine dernière. Je me disais que tu pouvais peut-être en parler avec lui...
— Bien-sûr !
— Je vous laisse alors, ajouta le prof avec un sourire dragueur.
La psy répondit avec un grand sourire, mais dès que la porte se referma, ce dernier se transforma en rictus réprobateur.
— Je peux savoir pourquoi tu sèches les cours ?
— Je ne séchais pas, je...
— Non ! Pas d'excuses ! À voir ta tête, tu n'as pas la moindre idée de l'importance du cours de morale et de philosophie ! C'est un cours qui va t'ouvrir l'esprit et t'apprendre à penser par toi-même.
— Parce que je suis trop con pour le faire sans aide.
Anatole répliqua avec un flegme incroyable. Ce n'était pas son genre de répondre en jouant la provocation, mais il était à bout.
La psychologue ouvrit grands les yeux en attendant de trouver quelque chose à répliquer.
— Oui ! Ton impertinence le prouve ! Les travaux qui te sont demandés à ce cours ont justement pour but de développer ton esprit. Et il en a grand besoin ! En plus, tu as le professeur le plus compétant en la matière.
— Le plus compétant ? C'est pour ça qu'il ne veut même pas écouter ce que j'ai à dire ? C'est pour ça qu'il se permet de...
— Je ne te permets pas de parler de cet homme de la sorte !
— Vous ne comprenez pas ! Il laisse les autres élèves...
— Ça suffit !
— Il reste planté là que sans rien faire alors que...
— Monsieur Evrard, vous ne comprenez donc pas que vous, un gamin, ne peut pas contredire la parole d'un homme aussi respectable que votre professeur qui a fait ses preuves depuis tant d'années déjà ? Vous croyez vraiment que l'on va croire vos mensonges concernant son cours que vous n'avez même pas suivi ?
Anatole n'eut plus le courage de répliquer. Des mensonges ?! Elle ne l'avait pas laissé s'exprimer ! Et ça se disait psychologue ? L'adolescent se leva de sa chaise et renversa tout ce qui se trouvait sur le bureau en hurlant. Des dossiers, des stylos, des feuilles, des cadres photo, volèrent dans les airs et s'abattirent au sol dans un vacarme assourdissant.
La psychologue cria aussi, mais de frayeur quand le poing du garçon s'abattit sur la table en faisant résonner toute la pièce. Il s'en alla ensuite précipitamment.
— Cinq heures de retenue ! vociféra la psy qu'il fit taire en claquant la porte de toutes ses forces.
Anatole partit se réfugier aux toilettes. Il ferma la porte et alla s'appuyer sur un des nombreux lavabos. Il tremblait de tout son corps et ses jambes se serraient effondrées s'il ne se cramponnait pas à l'évier.
Il gardait la tête baissée, essayant de se contenir, de ne pas hurler pour ne pas attirer l'attention. Il releva légèrement le menton et ses yeux croisèrent son reflet. Il voyait un garçon en colère. Un garçon qui explose de l'intérieur de manière irréversible, venant de franchir le Rubicon par impulsivité et le regrettant déjà amèrement. Il n'y aurait pas de retour en arrière.
Des larmes coulèrent abondamment de ses yeux transformant son image en celle d'un être trop faible pour supporter les conséquences de ses actes. Cet autre lui qu'il voyait ne tarda pas à le dégoûter. Pourquoi était-il si faible ? Pourquoi ne pouvait-il tout simplement pas rester fort et arranger les choses par lui-même comme un super-héros l'aurait fait ? Pourquoi était-ce un loser qu'il voyait, indigne d'être ne serait-ce qu'un super-vilain de la trempe d'Elijah Price ?
Elijah Price était le méchant du film Incassable. Il avait une maladie faisant que ses os se brisaient au moindre choc et Anatole avait toujours trouvé que c'était un frustré de la vie qui méritait son sort.
Aujourd'hui, le jeune homme se trouvait en dessous de lui. Cette pensée lui était intolérable. Il envoya son poing dans la glace pour briser le reflet de cet être faible et le détruire à jamais. Des éclats voltigèrent dans un fracas presque mélodieux à l'oreille du jeune en perdition et furent projetés dans toute la pièce.
Un des morceaux de verre blessa Anatole à la joue en faisant apparaître du sang. Certains fragments s'étaient logés dans la main de l'élève pendant l'impact en répandant le liquide rouge de sa vie au sol. Cette vision lui était plaisante. Comme en regardant «Sleepy Hollow» trois mois auparavant, il voulait voir du sang. De la douleur. Anatole ramassa un morceau de verre et s'entailla le bras dans une zone qu'il savait inoffensive. Ça lui plut. Il recommença. Encore. Et encore. Jusqu'à se calmer. Le rouquin n'avait même plus la force de hurler ni de pleurer. Il se contenta de rester allongé au sol, le regard inexpressif durant une heure.
La sonnerie retentit pour la troisième fois de la journée et, jugeant avoir assez d'ennuis comme ça, Anatole se leva pour se rendre en cours.
Son bras lui faisait mal, mais ça ne lançait plus autant que durant les premières minutes. Il ne ressentait rien. Au début, il en avait eu un peu peur. Maintenant, il se disait que ce n'était pas plus mal. Sa rage évacuée, les autres émotions lui semblaient trop faibles et superflues.
L'adolescent avait profité de cette période de calme intérieur. Il lui fallait poursuivre les cours et il avait déjà séché chimie, ce qui ne lui fit ni chaud ni froid. Il ne s'inquiétait même plus de la punition que lui donnerait sa mère quand elle apprendrait ce qu'il s'était passé.
Il s'approcha à nouveau de l'évier et se lava les bras ainsi que sa joue recouverts de sang.
Un mois s'était écoulé depuis l'accident. Madame Evrard était furieuse de ne plus reconnaître son fils qui semblait agir sans raison. Et son frère ne lui pardonnait toujours pas sa jalousie qui grandissait de jour en jour. L'impassibilité du rouquin n'avait durée qu'un court laps de temps. Désormais, il ressentait à nouveau la haine et le désespoir, seules émotions qui berçaient son quotient. Il ne parvenait même pas à se souvenir de la dernière fois qu'il avait été heureux. Sans doute était-ce le dernier jour des vacances, quand il avait vu son frère et Jérémy partir main dans la main... Mais ce souvenir n'évoquait plus que le ressentiment qu'ils soient heureux et pas lui. Il voulait être à leur place et plus le temps passait, plus cette image devenait obscure et empreinte de jalousie.
Comme tous les jours, Anatole se rendait à l'école avec la boule au ventre. Il y allait seul, son frère ne prenait pas la peine de l'attendre.
C'était mercredi et les premiers flocons de neige venaient s'empêtrer dans les bouclettes du rouquin. La route lui semblait interminable et il avait l'impression que la neige le gelait de l'intérieur. L'adolescent détestait cette sensation depuis l'enfance, mais aujourd'hui son corps était en accord avec son âme. Il se sentait à l'agonie mentalement et physiquement.
Il se surprit à aimer ça. C'était comme si la souffrance de son esprit était assez forte pour se propager dans son corps et le soulager quelques instants. Quelques instants seulement, car une fois les porte de l'établissement scolaire passées, il se sentit plus mal qu'il ne l'avait jamais été.
Ça faisait cet effet-là un peu plus intensément tous les matins. Il savait qu'il allait devoir endurer des souffrances encore pires que la veille mais plus supportables que celles du lendemain. Chaque pas lui coûtait un immense effort, chaque pas épuisait un peu plus ses dernières forces. Il se sentait comme un zombie. Sa mâchoire et ses poings serrés étaient tout ce qu'il lui restait d'humain avec la sensation de nausée.
À part ça, il se sentait mort depuis des semaines. La haine et la tristesse étaient les seules choses qu'il ressentait encore.
Autant mourir.
Cela faisait des jours et des jours que cette pensée tournait en boucle dans son esprit. Il ne s'était juste pas encore décidé à passer à l'acte.
Le mercredi, il commençait par deux heures d'éducation physique, le cours qu'il exécrait par dessus-tout. Il s'était toujours senti nul en étant le dernier de la classe depuis sa plus tendre enfance. Après chaque cours, il se sentait comme un déchet misérable, un incapable en dessous de la moyenne, un sous-homme.
Ses pas laborieux le conduisirent devant le gymnase. Anatole avait survécu aux semaines précédentes avec beaucoup de difficultés, mais cette fois-ci, le prof avait annoncé une séance particulièrement éprouvante. L'angoisse nouait encore plus le ventre du garçon en lui donnant le sentiment qu'il vomirait le peu d'honneur et d'humanité qu'il lui restait dans les secondes à venir.
La sonnerie retentit avec cruauté, condamnant le jeune homme à vivre un des pires instants de sa vie. Le professeur arriva et les garçons ne tardèrent pas non plus. Tous le regardaient comme des loups affamés regarderaient un agneau qu'ils s'apprêtaient à déguster lentement.
Le prof leur fit signe de rentrer et ils allèrent dans les vestiaires. Les garçons enfilèrent leur short et leur T-shirt en vitesse, pressés de débuter le cours.
— Bien, dit le prof quand ils furent tous en file devant lui. Aujourd'hui, ça sera spécial. J'ai préparé une séance de champion ! Dépêchez-vous, c'est pas tout près ! Les vélos vous attendent à l'entrée.
Un murmure d'excitation se fit entendre dans la salle. Anatole était à l'avant du rang et se liquéfiait sur place. Chris donna un coup de coude à un de ses amis en regardant le rouquin.
— Je sens, qu'on va bien s'amuser aujourd'hui.
Il ne parlait pas seulement de la séance, mais de ridiculiser Anatole. Une fois de plus.
Les étudiants suivirent le prof à l'extérieur, les jambes et les bras nus sous la température hivernale. Ils enfourchèrent chacun un vélo et suivirent l'enseignant qui avait déjà démarré. Anatole pédalait avec peine, ses muscles étaient paralysés par le froid et il zigzaguait. Une fois de plus, il était loin derrière les autres. De temps à autre, un élève se retournait en rigolant de lui. Anatole se demanda s'il était possible de tomber plus bas, ne se doutant pas qu'il aurait bientôt une réponse à sa question.
L'aîné des frères Evrard était à bout de souffle quand le professeur s'arrêta enfin. Un rang se forma bien vite pour suivre ce dernier à l'intérieur d'un étrange complexe sportif dont les murs gris indiquaient la splendeur révolue.
Derrière ces murs, se trouvait un stade à ciel ouvert. Un terrain de football était au centre de la piste qui semblait parsemée d'obstacles, mais Anatole n'eut pas le temps d'identifier clairement de quoi il s'agissait, car la voix du professeur l'arracha à sa contemplation du lieu de son exécution.
— Vingt pompes, les garçons !
Tous les étudiants, à l'exception du roux, eurent un sourire intrigué et s'attelèrent joyeusement à la tâche : un regard noir de l'enseignant suffit à faire capituler l'adolescent que la volonté avait quitté depuis longtemps : un zombie n'a ni détermination, ni force, ni courage. Il crut que ses bras ne tiendraient pas, mais il réussit à parvenir au bout de la tâche.
— Je vous ai préparé un petit parcours. Les actions à effectuer me semblent évidentes donc je n'explique pas. Rester attentifs au coup de sifflet. Partez !
Anatole se mit en route après tout le monde. Le teint écarlate, le jeune homme courut à vitesse modérée. Les autres étudiants sprintaient, mais il en aurait été incapable. Il n'était pas arrivé au premier obstacle qu'un coup de sifflet retentit.
— Abdos ! hurla le prof.
Tous les adolescents se couchèrent au sol en un éclair et débutèrent la tâche imposée. Chris y parvenait à une vitesse et une facilité déconcertante. Il interpella son ami.
— Hé ! Ryan ! Regarde un peu Face de Troll ! On dirait une anguille qui se dandine !
Ils éclatèrent de rire bruyamment ce qui n'échappa pas aux oreilles du concerné. Les yeux d'Anatole s'embuèrent de rage quand le sifflet retentit une nouvelle fois, marquant la fin de ce calvaire et le début d'un autre.
La course reprit brutalement, plongeant le fan de DC Comics dans une sorte de transe. Ses forces faiblissaient un peu plus à chaque seconde, son corps souffrait autant que son esprit et plus rien n'avait d'importance. Faire un pas après l'autre, c'était l'unique objectif qu'il poursuivait. Achever cette séance d'entraînement. En finir avec cette séance de torture.
Le garçon vit ses camarades de classe s'arrêter. Il accélérera la cadence et les rejoignit deux minutes plus tard. Ils soulevaient des mini-haltères de cinq kilos. C'était lourd. Anatole vacilla. Il tint bon. Il fallait faire quinze tractions à chaque bras. Il en fit sept et courut à nouveau, refusant de se laisser distancer au point d'être désemparé face aux obstacles que présentait le parcours. Anatole respirait fort plaçant un pas devant l'autre. Le peu de fierté qu'il éprouvait encore voulait prouver à Chris qu'il était du genre tenace. L'obstacle suivant était constitué de petites barrières assez serrées qu'il fallait franchir en levant les genoux.
Tous les garçons effectuaient l'exercice à une vitesse prodigieuse. Le dernier venait de terminer quand Anatole arriva. Les jambes du garçon étaient engourdies par l'effort et sa respiration se faisait laborieuse. Une sensation de froid s'était emparée de sa gorge qui mourait de soif sous la température glaciale.
À bout de forces, il leva la jambe droite et enjamba la première barrière. La réception fut scabreuse et il perdit l'équilibre avant de se ressaisir et de faire passer l'autre jambe devant la seconde barrière. Le rouquin se demandait comment les autres faisaient pour aller aussi vite alors qu'il lui avait fallu une dizaine de seconde rien que pour faire le premier pas.
— Evrard ! Du nerf ! Et que ça saute!
Les étudiants se stoppèrent malgré la compétition de la course d'obstacles pour se retourner en direction d'Anatole. Chris hurla quelque chose qui n'était pas audible depuis la distance à laquelle le jeune homme aux yeux verts se trouvait. Mais les autres reprirent les paroles en chœur et la clameur s'éleva à ses oreilles.
— Plus vite ! Plus vite ! Plus vite ! Plus vite !
Ce moment de honte pouvait encore se changer en gloire. Une lueur d'espoir apparut dans les yeux pâles du garçon qui n'avait pas eu un tel regard depuis des mois. Il se battait contre la mort. Il se battait pour la vie. Il se battait pour cette ultime chance qui s'offrait à lui. Son avenir en dépendait.
— Plus vite ! Plus vite ! Plus vite ! Plus vite !
C'était maintenant ou jamais.
Anatole rassembla son espoir, son courage, sa volonté et sa force, il respira un grand coup et accéléra. Ses jambes se levaient aussi vite qu'il le pouvait, le garçon fit abstraction de la douleur de ses mollets comme Batman faisait abstraction de la douleur des coups dans un combat. L'effort était intense, il était rouge et un gémissement s'échappa de sa bouche pour témoigner de ses ardeurs.
— PLUS VITE ! PLUS VITE ! PLUS VITE ! PLUS VITE !
Anatole donna tout ce qu'il pouvait donner et dans un hurlement de guerre, passa à la vitesse supérieure. Au-delà de la limite de son corps. C'est pourquoi, cinq barrières plus tard, son pied droit ne se leva pas assez haut. L'adolescent s'effondra en emportant les barrières avec lui comme de vulgaires dominos. Les encouragements se transformèrent en rire et le cœur d'Anatole se fissura d'un coup sec, brisé en un million de petits morceaux ; un par vacherie qu'on lui avait faite, irréparable.
— On y retourne !
Le prof cria de continuer et siffla de tout l'air de ses poumons.
Anatole se releva péniblement et poursuivit l'entraînement sous son regard noir, les sanglots étaient prisonniers de sa gorge tandis que ses larmes se mêlaient à la sueur de son front. Il n'avait même plus l'énergie de vivre et courir lui semblait insurmontable. Le professeur attendit que les étudiants aient fini de faire le tour du stade et soient arrivés devant lui au complet pour donner un dernier coup de sifflet.
— Gainage !
Anatole se laissa tomber sur ses genoux comme un homme que l'on s'apprête à abattre. Il posa ensuite ses mains au sol et commença à étendre son corps sur l'appui de ses bras flageolants. Les autres formaient une planche bien droite, mais l'effort était trop grand pour l'adolescent qui s'effondra au bout de quelques secondes. Le professeur savait exactement ce qui allait se passer ensuite et c'est pourquoi il s'éclipsa.
— Je vous rejoins devant l'entrée.
Il s'éloigna au pas de course alors que les étudiants se relevaient.
Anatole resta au sol, trop faible pour se relever. Un cercle d'élèves se forma autour de lui alors qu'il tentait se relever en vain.
— Et alors, on est fatigué ?
C'était Chris qui revenait l'achever. Il laissa sa question en suspens.
— J'attends une réponse, Face de Troll !
Il donna un coup de pied digne du plus grand footballeur dans le ventre du garçon. Anatole recula d'un demi-mètre et vomit toutes ses tripes. Il trembla encore plus en sanglotant sous le coup de l'humiliation. Son corps épuisé lui faisait souffrir le martyr et il était prêt à implorer la pitié pour lui fournir ce dont il avait tant besoin.
— De... l'eau...
Sa voix n'était qu'un faible murmure, mais tous l'entendirent parfaitement.
Des doigts moqueurs se pointèrent dans sa direction face à ses larmes et des rires s'élevèrent face à ses tremblements de plus en plus violents.
— C'est de l'eau que tu veux ? demanda Chris avec perversité.
Incapable de prononcer le moindre mot, Anatole hocha fébrilement la tête.
— Alors tu en auras !
Chris défit sa braguette et urina sur le visage de sa victime en prenant plaisir à la voir souffrir. Le rouquin se contorsionna en hurlant pendant que le liquide chaud se répandait sur son visage. De l'urine entra dans sa bouche qui poussait un cri perçant et se mélangea à ses larmes qui coulaient de plus belle. Une fois son affaire terminée, Chris regarda une dernière fois sa victime. Il savait son œuvre terminée. Face de Troll ne se remettrait jamais de ça.
— À la revoyure, lança-t-il avant de projeter son pied dans le visage d'Anatole, faisant voler ses lunettes en éclats.
Ce dernier hurla à s'en déchirer les cordes vocales, la douleur qu'elle soit physique ou psychologique, était trop forte pour lui. Chris quitta les lieux de l'humiliation, suivit par ses fidèles disciples, puis les élèves qui comprirent que le spectacle était terminé.
Le professeur vit qu'Anatole manquait à l'appel, mais il ne l'attendit pas et rentra à l'école.
Le rouquin resta au sol, se recroquevillant sur lui-même. Il pleura toutes les larmes de son corps avant de se relever. Le verre de ses lunettes étant brisé, il ne voyait pas grand-chose. Le garçon tituba jusqu'à la rue désertée à cette heure de la journée.
Il ne rentrerait plus à l'école.
La douleur était trop grande. Plus jamais il ne remettrait les pieds dans cet établissement de merde, ni même dans ce quartier de merde qui l'avait tant fait souffrir. Il rentra cependant chez lui. Trébuchant par moments, il parvint à rejoindre sa maison. La porte d'entrée n'était jamais fermée à clé. Il l'ouvrit et pénétra dans son hall d'entrée, toujours en pleurs.
Anatole contempla l'endroit qu'il connaissait pourtant bien pendant plus d'une minute. Il ne réfléchissait plus. La vie l'avait déjà quitté.
Sa mère travaillait et son frère était en cours, il savait qu'il ne serait pas dérangé.
Comme un automate, ses pieds le menèrent dans la remise. Une épaisse corde se trouvait au sommet d'une caisse sur l'étagère. Il monta sur le compartiment le plus bas de l'étagère pour la prendre. Sa conscience l'avait quittée pendant qu'il contemplait le hall de ce qu'il avait espéré appeler "maison" une dernière fois. Il ne savait pas vraiment ce qu'il faisait. Il ne pensait plus à rien, ne ressentait plus rien.
Une seule obsession guidait ses pas. Il était dans un état second. Anatole pénétra dans son repaire. Il embrassa la pièce du regard une ultime fois et accrocha la corde que ses doigts avaient nouée instinctivement à la poutre qui dépassait du plafond. Il la plaça bien haute. Ensuite, il prit une chaise et la plaça en dessous. Le jeune homme aux bouclettes rousses se plaça dessus et enroula la corde autour de son cou.
Il eut une dernière pensée pour son frère. Il regrettait de ne pas avoir accompli son rôle et de ne pas l'avoir assez soutenu. Il était trop tard de toute façon. Plus rien n'aurait pu le retenir maintenant qu'il avait perdu toute l'humanité qu'il lui restait. Chris avait gagné. Il ne voulait plus qu'une chose : être libéré. Il n'y avait qu'un pas à faire pour assouvir cette obsession, et ce pas, il le fit.
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