08 - Cécilia
Cécilia
Lundi 7 juillet
Lincolnshire
— Je les déteste ! m'exclamai-je fermement et avec conviction.
— De qui parles -tu ? m'interrogea Imogen en levant la tête de son bouquin.
— De la famille royale. Je les déteste tous.
— Sissi ! s'écria-t-elle avec effroi. Ne parle pas aussi fort voyons, maman pourrait t'entendre et ça déclencherait la troisième guerre mondiale. Es-tu folle ? Et puis, je suis sûre que tu exagères. Comment peux-tu détester des personnes à qui tu n'as pratiquement jamais parlé ?
— Très bien, alors je déteste le prince Edward ! Est-ce que ça te va ?
— Ça irait mieux si tu baissais d'un ton. Je ne veux pas que maman soit d'une humeur exécrable lorsque nous irons faire les boutiques aujourd'hui. Le périple semble être déjà suffisamment éreintant sans que tu n'ajoutes ta touche personnelle de drama queen. Maintenant, tais-toi, j'aimerais au moins finir mon chapitre avant qu'elle n'arrive.
Imo replongea son nez dans son bouquin, tandis que je me laissai tomber dans le canapé, et finis même par m'y allonger, le regard posé sur le plafond du salon. Et je soupirai. Une fois, deux fois, trois fois. À la quatrième fois, Imo me rappela à l'ordre et je m'excusai.
Ma sœur reprit sa lecture, tandis que je râlai intérieurement contre le Prince, la Reine Mère, le Prince consort et même la Reine. Mon dieu, si maman pouvait entendre mes pensées, elle me ferait passer un sale quart d'heure. Car, dans cette demeure, il était interdit de mal parler de la sacro-sainte monarchie et des membres qui en faisaient partie. J'avais si hâte de terminer cette dernière année d'étude, de trouver mon premier job et de déménager à Londres avec Imogen. Rien qu'elle et moi, sans maman ou Rose, et surtout sans leur cercle social et les événements auxquels on nous obligeait à participer. Imogen était excusé pour la plupart d'entre eux. D'une part parce que maman savait qu'elle ne pourrait jamais la faire rentrer dans le moule, duquel étaient sorties mes deux autres sœurs, mais aussi parce qu'Imogen ne vivait plus sous le toit familial et ne devait donc plus subir les règles de la maison, comme cela était le cas pour moi.
Je rêvai de ma future vie nuit et jour. Je rêvai de Londres, de mon boulot, de la routine que j'instaurerai loin des commentaires de maman et de ses espoirs de me voir épouser, a contrario d'un prince, ne serait-ce qu'un vicomte.
— Imogen ! Cécilia !
La voix de notre mère nous retira de notre concentration et nous fit soupirer en même temps. L'ayant remarqué, nous nous lançâmes un regard, puis échangeâmes un rire avant de nous lever, l'air désespéré.
— Si ça peut te remonter le moral, dis-toi qu'on est ensemble dans cette galère.
Imogen avait raison. Hélas, cela n'eut pas l'effet escompté. Rien ne pouvait atténuer l'horreur de devoir passer toute une après-midi en compagnie de notre mère. Pire, lors d'une après-midi shopping. Et pourtant, nous aimions ça. Nous pouvions flâner dans les magasins pendant des heures, Imogen, Abigail et moi. Rose avait toujours été trop occupée pour nous accompagner, tout comme maman. Mais l'invitation pour l'anniversaire du prince nous avait donné suffisamment d'importance à ses yeux pour nous accorder quelques heures de son temps si précieux.
Qui n'aimerait pas avoir l'attention de ses parents ?
Imogen et moi, sans l'ombre d'un doute.
Nous arrivâmes dans le hall d'entrée où notre mère patientait en feignant d'être là depuis une éternité, le regard sur la montre, le pied gauche tapotant le sol.
— Vous voilà enfin, nous accueillit-elle comme à son habitude.
— Tu avais dit treize heures, répondis-je.
— Et ?
— Il est midi cinquante.
Je la toisai, incapable de contenir mon agacement.
— Être à l'heure, c'est être...
— En avance, lui coupa la parole Imogen avant de se diriger vers la porte. Nous y allons ?
Imogen adressa un large sourire à maman. Elle était d'humeur à laisser couler, alors que j'étais dans l'état d'esprit tout à fait inverse. Je n'avais pas envie d'y aller, de passer du temps avec notre mère et encore moins de me rendre à cette foutue soirée d'anniversaire qui aura lieu dans six jours. Maman allait être absolument insupportable, ingérable et étouffante durant ce laps de temps.
Et elle se montra à la mesure de sa réputation durant les quelques heures qui suivirent. Imogen et moi n'eûmes pas notre mot à dire sur la robe. Nous fîmes une bonne dizaine de boutiques, essayâmes une trentaine de robes chacune, mais maman n'étais jamais satisfaite. La jupe de la robe était tantôt trop courte, tantôt trop longue. Il n'y avait pas assez de tutus, ce n'était pas assez coloré ou cela l'était trop. Et il fallait faire attention aux décolletés, et exit les robes avec un dos nu ou avec les épaules dénudées.
Enfin, alors que tout espoir s'était évaporé sous les soupirs et critiques de maman, la dernière boutique nous permit de trouver la robe parfaite, toujours selon maman, pour nous. Une robe rose pastel pour Imogen, qui fit la grimace une fois que maman eut le dos tourné, et une bleu orageux avec de la broderie sur les manches et le col pour moi. De mon côté, je ne fis pas la grimace. Le bleu avait toujours été ma couleur, je ne m'en sortais donc pas trop mal.
Mais c'était là la seule chose positive que je pus retirer de cette journée... et même de toute la semaine. Car maman devint insupportable un peu plus à chaque heure qui s'écoulait. Jusqu'au matin de jour fatidique où elle nous asséna encore, et toujours, de ces précieux conseils dont nous avions été gavés à la naissance, et que nous ne pouvions pas oublier. Et ce, alors que nous venions à peine de nous réveiller et que nous avions encore le ventre vide.
Nous étions dans la salle à manger. Imogen se préparait un bol de céréales, en ayant reçu un commentaire sarcastique de la part de notre mère sur le choix peu recommandé de son petit-déjeuner. Imogen n'avait rien répondu, pas encore tout à fait réveillée, et absolument pas prête à affronter une querelle de si bon matin. Je m'étais retenue aussi, surtout convaincue par le regard d'Imo qui me disait plus ou moins que ça n'en valait pas la peine. Maman s'était remise à déblatérer ses conseils, comme si nous n'avions rien retenu de ces vingt dernières années. Elle s'était ensuite tournée vers moi et m'avait lâché une réflexion sur mon entêtement, m'ordonnant de plus ou moins la fermer... Pas dans ces mots précis, certes, mais l'idée était la même.
— Est-ce que tu peux me lâcher ? lui lâchai-je sans l'ombre d'une hésitation.
Maman cligna plusieurs fois des yeux et, du coin de l'œil, je remarquai qu'Imogen s'était figée telle une statue, sa cuillère suspendue à mi-chemin entre son bol et sa bouche.
— Je te demande pardon ? rétorqua maman d'une voix outrée.
— Laisse-moi tranquille, répondis-je en incitant sur chacun des mots. Laisse-moi prendre mon petit-déjeuner en paix. Laisse-moi respirer. Accorde-moi au moins deux minutes de paix. C'est pas assez clair ? Je viens de me réveiller et tu me gonfles déjà avec tes foutus conseils et remarques désobligeantes. Tes conseils, ça fait vingt ans que je les connais. Je ne suis pas une idiote.
— Apparemment si, sinon tu ne te serais pas aussi mal comportée avec le prince la dernière fois.
Ce fut à mon tour d'être choquée par ses propos. Ma mère venait clairement de me traiter d'idiote, sans aucune hésitation et sans aucun regret.
— C'est quand même grâce à l'idiote que je suis qu'Imogen et moi avons été invitées à son anniversaire. Aucune de tes autres filles n'a été invitée les années précédentes, que je sache. Alors, tu peux me répéter autant de fois que tu veux que je sois une jeune femme sans saveur et sans caractère, tu peux essayer de m'ordonner d'être une plante verte, mais c'est grâce à moi qu'on a reçu une invitation, et tu le sais aussi. À moi, maman. Pas à toi et les courbettes ridicules que tu exécutes depuis des décennies.
— Ça suffit ! s'écria-t-elle d'une voix stridente. Je ne te permets pas de me parler comme ça, Cécilia. Je...
— Parfait ! Je ne voulais pas te parler justement, alors je m'en vais.
J'attrapai une tranche de pain sur la table avant de me lever de ma chaise et de faire quelques pas. Mais je m'arrêtai net avant de faire demi-tour, d'attraper le bol d'Imogen et sa main, avant de la tirer suffisamment pour qu'elle se levât à son tour. J'avais déversé ma colère sur maman, qui était toujours silencieuse après mes dernières paroles, mais je ne voulais en aucun cas qu'Imogen en prît pour son grade après mon départ. J'avais la certitude que maman l'aurait fait.
Nous sortîmes de la pièce sans un mot, sans un bruit, jusqu'à ce que je claquai la porte derrière moi. Nous ne nous adressâmes pas la parole durant le trajet, mais une fois que nous fûmes à l'abri dans ma chambre, Imogen se tourna vers moi d'un air choqué.
— Non mais t'es devenue folle ?
— Imoge...
— Tu viens de crier sur maman ! me coupa-t-elle la parole.
— Oui, je sais, je suis désolée, je ne voulais pas te...
— C'était génial !
Imogen était passée du choc à une sorte d'allégresse, et je devais avouer que je n'aurais absolument pas deviné son changement radical d'émotion. Non, je m'étais plus attendue à être engueulée par ma grande sœur, pas à la voir se réjouir de la prise de tête qui venait d'avoir lieu quelques minutes plus tôt.
— Je n'ai pas pu, sur le moment du moins, apprécier ce qui se passait, mais c'est incroyablement jouissif de voir maman se faire remettre à sa place par quelqu'un.
— Je... je pensais que tu allais me disputer.
Je clignai plusieurs fois des yeux, toujours surprise par la réaction d'Imogen. Peu à peu, un poids énorme fut ôté de mes épaules en comprenant qu'elle était de mon côté, comme toujours.
— Bon, disons que j'aurais préféré que tu attendes au moins l'après-midi, ou tout du moins que tu me laisses le temps de prendre mon petit-déjeuner tranquillement dans la salle à manger... Enfin, aussi tranquillement qu'il était possible avec ses commentaires. Mais soit, je ne t'en veux pas du tout. J'aurais adoré avoir le même courage que toi.
— Pas sûre que ce soit du courage, plutôt un ras-le-bol général soupoudré par une certaine naïveté. J'irai même jusqu'à dire stupidité, mais tu risques de me contredire.
— C'était pas du tout stupide ni naïf. C'était génial.
— Et si j'avais empiré la situation ? Elle risque d'être encore plus ingérable et exécrable maintenant.
— Ou alors, elle ne va plus nous adresser la parole.
— Parce que tu crois qu'elle arrivera à rester muette avant un tel événement ? Je crois que tu es trop optimiste.
— Non, je crois juste qu'elle n'osera plus t'approcher, de peur de te mettre dans une humeur horrible et que tu agresses le prince lors de sa fête.
Ce que disait Imogen n'était pas dénué de logique. Il fallait simplement espérer que maman eut le même genre de pensées qu'elle.
Nous restâmes enfermées plus d'une heure dans ma chambre, jusqu'à ce que mon estomac émit un bruit tout droit sorti des enfers. J'avais à peine eu le temps de manger mon petit-déjeuner, et je savais que je n'allais pas pouvoir rester toute la journée dans cet état. Après un deuxième gargouillement, et un soupir d'Imogen qui était plongée dans une nouvelle lecture, je me rendis à l'évidence et quittai la chambre. Je fis au plus vite, mais aussi avec toute la discrétion dont je pouvais me doter, pour rejoindre les cuisines. Dix minutes plus tard, j'étais à nouveau de retour dans ma chambre avec une assiette, soulagée de n'avoir croisé personne. C'était à croire que la maison était vide.
— T'empiffre pas trop, commenta Imogen en remarquant mon assiette, apparemment la famille royale ne lésine pas sur les quantités quand ils organisent des fêtes.
— Je ne compte pas me laisser mourir de faim, surtout pour eux.
Je mangeai donc à ma faim, avant de me laisser à mon tour distraire par un des nombreux livres de ma bibliothèque. Nous passâmes l'après-midi à lire. Nos lectures respectives furent entrecoupées par des conversations et par des rires.
Si le bonheur devait se résumer à un seul moment, je choisirais cette chambre, avec elle.
Mais le bonheur ne durait jamais éternellement, et maman réapparut deux heures avant notre départ...
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro