02 - Cécilia
Cécilia,
Vendredi 20 juin,
Ascot
— Suis-je vraiment obligée d'y aller ?
Ma mère soupira si fort que je n'eus pas besoin de ses mots pour comprendre la réponse. Oui, j'étais vraiment obligée d'y aller, et j'en étais quelque peu désespérée. J'aimais les chevaux, mais dans un cadre plus intimiste... ce qui était tout le contraire d'Ascot. J'allais encore suivre mes parents et mes sœurs, en traînant des pieds ces trois prochains jours, prête à prendre mes jambes à mon cou par la même occasion.
— Ton père y tient beaucoup, me fit savoir maman d'une voix sèche. Et nous sommes invités dans la loge royale cette année. Toute la famille sera là, tu imagines ce qu'on dirait si tu n'étais pas là ?
— Que je prends mes études d'avocate très au sérieux, probablement. Ou bien, on ne le remarquerait pas. Qui remarquerait l'absence de la cadette d'une famille de quatre filles ? Mes trois sœurs sont polies, avenantes et ont suffisamment de discussions pour que personne ne remarque mon absence.
— Ton père le remarquerait. La Reine Mère le remarquerait.
— Papa comprendrait que je suis en plein examen de fin d'année, répondis-je du tac au tac. Et la Reine Mère ne me connaît même pas.
— Cela suffit, Cécilia. Tout le monde est prêt et le programme a déjà été choisi. Il ne te reste plus qu'à enfiler ton plus beau sourire. Qui sait, peut-être qu'avec un peu d'effort, tu arriveras à passer une belle journée, me lança-t-elle avant de quitter la pièce.
Je restai là, pantoise, les yeux fixés sur la porte qu'elle venait de franchir. Je détestais lorsqu'elle me parlait sur ce ton, avec un certain dédain dans sa voix. Il y avait des jours où j'avais envie d'étriper ma mère et je devais bien avouer qu'être loin de la maison toute l'année était un certain réconfort, voire une libération à ce sujet. Lorsque je revenais à la maison, j'étais heureuse de pouvoir retrouver mon père et mes sœurs, mais j'appréhendais chaque discussion avec ma mère.
J'étais fatiguée de cette relation. Celle où je devais marcher sur des œufs, me retenir d'exploser et encaisser ses commentaires dédaigneux sans broncher.
Il y avait bien longtemps que je n'avais plus cherché à comprendre son comportement, mais cela restait tout de même douloureux.
Je m'activai et attrapai mon chapeau que je plaçai délicatement sur ma tête, une fois positionnée devant le miroir. Je ne pouvais pas faire attendre maman plus longtemps, au risque de ramasser une remarque cinglante une fois que je serai descendue les rejoindre dans le hall d'entrée. Tous devaient déjà y être : mes chers parents, mes trois sœurs aînées, ainsi que deux de leurs compagnons.
— Voilà la petite dernière, lâcha Abigail d'une voix pleine d'affection. Nous pensions que tu t'étais perdue, ajouta-t-elle alors que j'étais près d'elle désormais.
— Perdue dans mes pensées, à la recherche d'un courage que je n'ai pas trouvé.
— Qu'est-ce qui t'a poussé à descendre si ta recherche n'a pas été fructueuse ?
— À ton avis ? répliquai-je d'un ton las.
Abigail jeta un regard derrière moi, sûrement vers maman. Comme ce n'était pas le bon moment pour une dispute de famille, elle se contenta de déposer sa main sur mon avant-bras et d'y exercer une légère pression tout en me souriant. Elle non plus ne s'entendait pas trop avec maman. La seule sœur de la famille qui avait la meilleure relation avec notre mère, c'était Rose, l'aînée. Elle semblait s'apprécier toutes les deux, et nous avions parfois du mal à comprendre pourquoi tout était aussi différent pour Abigail, Imogen et moi. Heureusement, nous pouvions compter l'une sur l'autre pour passer de bons moments et nous épauler.
Et puis, il y avait papa. Notre merveilleux papa, si aimant et attentionné. Aucune de nous trois ne comprenait d'ailleurs comment un homme tel que papa avait pu tomber amoureux de la femme acariâtre qu'est maman. Peut-être n'avait-elle pas toujours été comme ça, et alors une nouvelle question naissait : que s'était-il passé ?
— Monte avec nous, me proposa gentiment Abigail. Il reste une place dans notre voiture.
Je déclinai son invitation, non sans un pincement au cœur. Mais même si je voulais éviter maman, il était hors de question de laisser Imogen seule avec elle... même si papa était là pour calmer l'humeur de notre mère. Et puis, j'aurais trop eu l'impression d'être la troisième roue du carrosse, avec Abigail et son compagnon, et Rose et son mari. Chaque jour, je sentais cette solitude, je n'avais donc pas la patience de me prendre des réflexions — qu'importait qu'elles fussent bien intentionnées — de la part de l'aînée de la famille.
Maman tapa plusieurs fois dans ses mains avant d'annoncer à tout le monde qu'il était temps de partir. La petite troupe se mit en marche, et Imogen, qui s'était faufilée jusqu'à moi, et moi fûmes les dernières à sortir de la propriété. Nous arrivâmes devant la voiture et nous glissâmes sur le siège arrière, au côté de maman. Papa prit place à l'avant. Lorsque nous fûmes tous installés et nos ceintures bouclées, le chauffeur démarra la voiture.
Je me retrouvai désormais entre notre mère qui ne disait pas un mot et une Imogen que je percevais à bout de nerfs. Je ne l'avais pas aperçue suffisamment en arrivant dans le hall d'entrée, mais maintenant que le silence avait envahi tout l'habitacle, l'ambiance tendue était palpable. Je me demandais si Imogen avait eu droit, elle aussi, à des commentaires de la part de maman. J'espérais sincèrement que cela ne fut pas le cas, mais je connaissais suffisamment maman pour savoir qu'elle n'avait sûrement pas pu s'empêcher de faire une remarque sur le poids d'Imogen. Elle était légèrement enrobée depuis l'adolescence et se faisait tanner depuis autant de temps. Cette situation me rendait malade, car ma sœur était, pour moi, la plus belle de la famille. Ce n'était pas faute d'avoir essayé d'expliquer à maman qu'Imogen était très bien comme elle était, mais j'avais l'impression de parler à un mur...
Nous restâmes silencieux durant tout le trajet et j'avais fini par regarder vers Imogen au bout d'un moment : le poids du regard de maman se faisait de plus en plus pesant au fil des minutes. Je n'étais pas assez courageuse pour lui tenir tête aujourd'hui ni pour me prendre sagement une autre remarque. Je devais l'éviter le plus possible, c'était la seule solution. Imogen devait être du même avis, car je ne voyais rien de son visage que ses cheveux relevés dans un chignon et l'arrière de son chapeau rose pâle. Son regard était perdu sur la route, et ses doigts tapotaient nerveusement les uns sur les autres.
J'entendis maman soupirer lourdement. Je sentais qu'elle n'était plus qu'à quelques secondes de lâcher une autre remarque cinglante. Heureusement, la voiture s'arrêta avant que cela eut pu se produire et je descendis soulagée : une fois que nous serions dans la loge royale, papa et maman se mêleraient à la foule des nobles et riches, tandis qu'Imogen et moi resterions à l'opposé de leur position à savourer les petits fours et autres délices.
— Dès qu'on peut, me murmura-t-elle à l'oreille d'un ton désespéré, on fuit. À la première occasion, on se tire d'ici Céci.
J'acquiesçai d'un signe de tête, tout en riant alors que nous rejoignîmes l'entrée.
— Crois-moi, lui adressai-je sur le même ton, je préférerai mille fois avoir le nez plongé dans mes bouquins que d'être ici.
— Tu aurais dû rester à Oxford.
— Je sais... Mais j'ai eu peur.
— Je sais, on a tous peur des représailles de maman.
— Hormis Rose, laissai-je échapper bien malgré moi.
Habituellement, j'arrivais à faire taire cette petite jalousie que j'avais envers l'aînée de notre sororité. J'aimais Rose, sans le moindre doute. Mais je ne pouvais nier que je l'enviais, que je l'admirais, que j'aspirais à certaines parties de sa vie. Pas tous, heureusement. Mais j'aurais aimé avoir la même relation avec maman, ou ce don qu'elle avait pour se faire aimer de tous et toutes. Elle savait quoi dire, quoi porter, quoi faire. Elle était parfaite. C'était du moins ce qu'elle voulait paraître à chaque instant. Mais je me demandais quand cette image se briserait. Personne ne pouvait l'être à chaque instant. Un jour où l'autre, Rose finirait par dire ce qu'elle avait sur le cœur, par faire une gaffe.
Une partie de moi, une sombre partie je devais l'avouer, avait « en quelque sorte » hâte que ce jour arrivât. Non pas contre Rose, mais plus contre maman.
Et je me détestais de penser cela. Je détestais cette jalousie qui faisait naître en moi des pensées inavouables.
Nous étions désormais dans un des couloirs de l'hippodrome et Imogen et moi fermions la marche, tandis que papa et maman étaient loin devant. Abigail, qui était juste à quelques pas, se tourna vers nous et nous lança un sourire plein de courage. Et du courage, il allait nous en falloir. Nous aimions sortir, nous aimions nous amuser, mais nous devions tous deux avouer qu'Ascot n'était pas notre tasse thé. Cela convenait bien mieux aux autres membres de la famille. C'était même la période de l'année que préférait papa, qui retrouvait avec joie tous ses amis. Quant à maman, c'était là qu'elle partait « à la chasse ». C'était ici qu'elle avait trouvé le futur mari de Rose, Nicholas, qui héritera du titre et de la propriété de son père, le Comte de Wellington. Et puis, il y avait Abigail, qui épousera dans quelques mois le deuxième fils d'un marquis.
Imogen et moi étions les deux seules célibataires... Et les deux seules à prendre nos jambes à notre cou lorsque maman nous présentait un charmant noble. Ses deux cadettes aspiraient à une tout autre vie que la sienne. Je voulais travailler, défendre les autres, et Imogen avait très vite trouvé sa voix : elle était dessinatrice. Elle avait choisi cette voie par passion. Toute sa vie était dictée par la passion et, malgré les difficultés du métier, elle ne demandait jamais d'argent aux parents. Elle se démenait seule, vivait correctement dans un petit appartement à trente minutes de Londres. Elle était libre et joyeuse...
Mais à chaque fois que maman était dans les parages, sa joie se transformait en une angoisse perpétuelle et je détestais ça.
— Encore perdue dans tes pensées ? me lança-t-elle avec amusement. Essaie de revenir un peu à la réalité. Je ne vais pas survivre si tu n'es pas avec moi.
— Je te prie de m'excuser, je pensais à mes examens, mentis-je.
— Ce n'est rien. Comme je te l'ai dit, on va fuir à la première occasion et tu pourras retourner réviser... jusqu'à ce que maman revienne, nous engueule et nous rappelle que notre présence est également attendue tout le week-end.
— Oh, joie !
Je levai les yeux au ciel alors que nous rentrâmes dans la loge royale. La Famille royale était aux premiers rangs, presque au complet : il manquait le fils aîné, et l'hériter, le Prince Edward. Nous prîmes place quelques rangés au-dessus des leurs. Il y avait soixante ou septante personnes dans la pièce, sans compter les serveurs. La Reine, le prince consort et la Reine Mère avaient l'air ravis de la course qui venait de se lancer. Si bien que maman décida d'attendre un peu avoir d'aller les saluer. Il aurait été bien impoli de les interrompre en plein milieu d'une course.
— J'aurais dû prendre un calepin et un crayon, maugréa Imogen. J'aurais au moins pu m'occuper.
— Maman te l'aurait arraché à la moindre occasion.
— Elle aurait été trop occupée à parader et à partir à la chasse.
— Pas faux.
— De quoi parlez-vous toutes les deux ? nous questionna Rose en s'approchant.
— De la course, répondis-je sans réfléchir. As-tu un cheval préféré cette saison, Rose ?
Notre sœur aînée nous jeta un regard suspicieux, bien consciente que le sujet de la conversation n'était pas les chevaux. Cependant, elle ne dit rien et se contenta de répondre à ma question. Ensuite, elle allait rejoindre Nicholas, glissant son bras autour du sien. Maman et papa allèrent ensuite saluer des amis à quelques pas d'eux. Imogen et moi, nous restâmes assis sur nos sièges, un sourire forcé sur le visage, et le regard complice.
— À ton avis, quel est le temps idéal pour faire acte de présence ? la questionnai-je très sérieusement.
— D'après maman, six bonnes heures je dirai. Pour papa, je dirai deux. Tablons sur quatre, qu'en dis-tu ?
— Quatre heures ici ? Oh mon dieu, j'ai besoin d'un verre de champagne.
— Rapporte-moi en un, me supplia-t-elle alors que je me levai.
— Autant ramener la bouteille !
« En espérant qu'une seule suffirait pour réussir à supporter cette journée » marmonna une voix peu confiante dans ma tête.
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