01 - Edward
Edward,
Mardi 17 juin
Ascot
« Et c'est reparti » soupira une voix dans ma tête alors que mon regard détaillait le moindre centimètre carré de mon reflet. « C'est reparti pour le cirque » ajouta-t-elle sur le même ton.
Un cirque qui m'obligeait à porter un costume à trois pièces avec une queue-de-pie, bien évidemment l'indétrônable cravate et, surtout, un chapeau haut-de-forme. J'ignorais comment j'allais bien pouvoir survivre à cette première journée sans me sentir prisonnier par ce foutu chapeau ou étouffer dans ce costume. La météo était des plus somptueuses : trop ! Comment allais-je réussir à respirer dans tout cet accoutrement avec une température qui allait friser, d'après les dernières données météo, les vingt-huit degrés ?
Et impossible d'ôter l'un ou l'autre sous peine de déclencher un véritable scandale : à Ascot, c'était une interdiction pure et dure que tout invité respectait. Et comme je faisais partie de la famille royale, j'étais d'autant plus obligé de faire attention. J'étais passé à la loupe et je ne voulais même pas imaginer les titres des journaux de demain si j'osais retirer l'un ou l'autre. Cette idée me fit d'ailleurs frissonner : je préférais, de loin, mourir de chaud, que de me retrouver aux premières unes.
Les courses hippiques d'Ascot étaient l'un des événements mondains les plus importants de l'année. Cinq jours de chevaux, de champagnes et de rencontres. Grand-mère, papa et maman y prenaient beaucoup de plaisir. C'était probablement l'événement qu'ils aimaient le plus dans l'année, en dehors des anniversaires et de Noël. Ils aimaient passer du bon temps, rencontrer les nombreux nobles qui espéraient tous grappiller une minute de leur temps. C'était comme une fête pour eux.
Une fête interminable dont je me serai bien passée. Heureusement, j'allais pouvoir compter sur la présence de mon meilleur ami, Mickael, qui avait été invité avec son père dans la loge royale cette année. Ma relation avec lui avait dû jouer, bien qu'il aurait eu moins de chance d'être invité si son père n'avait pas été marquis. Il y avait peu de personnes dans la loge royale qui ne possédait pas un titre de noblesse... ou beaucoup, beaucoup d'argent.
— Edward, pour l'amour de Dieu ! s'écria la voix de mon père depuis le couloir.
Je sursautai légèrement : j'étais si pris par mes pensées que j'en avais oublié tout le reste, le temps et mon père y compris. Ce dernier fit irruption dans ma chambre alors que je tournai le dos au miroir sur pied.
— C'est bon, je suis prêt ! m'exclamai-je avant qu'il pût blasphémer à nouveau.
— Nous ne pouvons pas être en retard, Ed. Nous sommes...
— La Famille royale, le coupai-je en sachant pertinemment ce qu'il allait dire. Nous n'avons pas le droit d'être en retard, car nous sommes l'image de l'Angleterre. Oui, je sais papa. Je te prie de m'excuser. Je suis prêt, nous pouvons y aller.
Mon père fronça les sourcils et plissa les yeux. Je le vis ouvrir la bouche avant de se rétracter et de s'écarter du chemin.
— Très bien, sors le premier dans ce cas. Je refuse de revenir une nouvelle fois dans cette chambre. Bien que la prochaine personne qui serait venue te chercher aurait été ta grand-mère et, crois-moi, elle n'aurait pas apprécié de devoir remonter les escaliers une nouvelle fois.
— Une nouvelle fois ?
— Sophie n'a pas eu l'air d'apprécier sa tenue du jour, m'expliqua-t-il brièvement. Je suis sûre qu'elle se fera une joie de te donner de plus amples détails dans la voiture.
— C'est parfait, je pourrais donc me plaindre avec elle de mon accoutrement. Grand-mère va adorer ce voyage. Elle va tellement adorer qu'elle va supplier maman de lui donner une calèche pour elle toute seule à partir de l'année prochaine.
— Parce que tu crois qu'elle n'a pas déjà essayé de l'obtenir ?
— Et qu'a dit maman ?
— Qu'il était hors de question d'utiliser une calèche pour une seule et unique personne.
— Et j'imagine qu'elle refuserait de monter avec oncle Charles ?
— Ce serait un affront pour elle. C'est la Reine Mère, ne l'oublie pas.
L'oublier ? Comment le pourrais-je ? Impossible d'oublier la place qu'occupe grand-mère dans la famille, mais surtout dans cette institution.
— Allons-y maintenant.
Je ne me fis pas prier davantage et contournai papa afin de rejoindre le couloir. Je descendis ensuite les escaliers et retrouvai la petite troupe composée de maman, grand-mère, Alex et Sophie, ainsi que d'autres membres de la famille conviés à participer à la traversée d'Ascot en calèche. L'arrivée de la Famille royale était toujours un événement très attendu du premier jour. C'était une arrivée en fanfare, et notre présence était grandement sollicitée les jours suivants. Avec un peu de chance, au vu de mes examens, je n'aurais qu'à montrer ma présence aujourd'hui avant d'être excusée pour le reste de la semaine et les retrouver pour le samedi. C'est du moins ce qui était convenu et j'espérais qu'il n'y eut aucun changement de programme.
Je me glissai entre les deux membres de ma fratrie. Alex, qui avait eu dix-huit ans il y a deux mois, n'était pas très loin de me dépasser. J'espérais secrètement qu'il arrêtât de grandir afin que je puisse garder cet avantage. J'aimais être l'aîné, être le plus grand, et pouvoir le taquiner à ce sujet. Car, hormis ces deux points, nous nous ressemblions beaucoup physiquement lui et moi. La même mâchoire carrée, merci papa, et des yeux bleu azur, merci maman.
Sophie, quant à elle, entrait tout juste dans l'adolescence du haut — bien j'étais encore plus grand qu'elle d'une tête et demie — de ses treize ans. C'était de maman qu'elle avait tout pris : c'était son portrait craché au même âge. Bien que maman était plus souriante sur les photos. Je l'observai plus longuement, sa tenue en particulier. Je cherchai ce qui avait bien pu l'agacer, mais elle était très jolie dans sa robe blanche à fleurs turquoise. Le chapeau qu'elle portait était très correct et élégant, rien de ridicule.
— Tu peux me dire pourquoi tu as une tête jusque par terre ? l'interrogeai-je d'une voix basse.
— Je déteste cette robe, me répondit-elle en marmonnant.
— Pourquoi ? Je la trouve très jolie moi.
— Elle me boudine de partout.
Sophie avait la tête baissée et le regard fixé sur le sol, de sorte qu'elle ne me vit pas froncer des sourcils face à sa réflexion. Intérieurement, je soupirai. À ces âges-là, les adolescents étaient peu sûrs d'eux. Je le savais, car j'étais passé par là moi aussi. Qu'importait ce qu'on me disait, je n'en croyais pas un mot.
— Eh bien, moi, je te trouve très belle, Sophie. Et je suis sûre qu'Alex pense la même chose. N'est-ce pas Alex ?
— Assurément, répondit ce dernier d'une voix distraite.
Je me tournai vers Alex, toujours perplexe face au peu d'aide que je recevais de sa part. Je lui lançai un regard interrogateur et Alex hocha négativement la tête avant de hausser les épaules avec une moue exaspérée. Apparemment, aucun membre de cette fratrie ne s'était levé du bon pied ce matin. Il y avait les hormones de l'adolescence pour Sophie, la lassitude d'Alex que je peinai à comprendre et à contrecarrer, et il y avait moi et... comment appeler mon état ? Probablement un peu de lassitude également, entre autres choses.
Je n'avais pas envie d'aller à Ascot cette année, c'était un fait. J'avais passé tous ces derniers mois à festoyer, à boire, à draguer. Depuis quelques semaines, je m'étais focalisé sur mes études, mais je saturai un peu des deux. J'aurais aimé pouvoir me retrouver seul un peu, partir quelques semaines pour explorer un coin reculé du monde.
Je pensais cela, mais je savais qu'une fois que je serai entouré par la foule de nobles, et surtout de filles, je prendrai plaisir à leur parler et à user de mes charmes. L'un d'entre eux était mon titre, et c'était sans honte que je l'utilisais. Si je ne pouvais pas faire confiance sur la longue durée à cause de lui, autant qu'il me servit à quelque chose. Je savais que c'était en grande partie pour ça que les filles s'intéressaient à moi, et non pour ce que j'étais vraiment. Je ne me souvenais d'ailleurs pas de la dernière fois que j'avais eu une véritable conversation avec un membre du sexe opposé qui ne faisait pas partie de la famille...
Cela me plaisait dans un sens de ne pas devoir faire autant d'effort. Mais la partie de moi, la partie responsable, commençait à angoisser à l'idée de ne jamais trouver l'épouse que tous me souhaitaient... que tous exigeaient.
J'avais une limite de temps désormais. Il me restait un an d'études. Un an que je comptais bien mettre à profit pour m'amuser avant de me mettre à chercher la bonne, encore fût-il qu'elle existât...
Ce qui me chagrinait le plus dans cette histoire, c'est que cet objectif n'avait rien de romantique. C'était purement pour l'avenir de cette institution, de la Monarchie, de l'Histoire anglaise que je me devais de la trouver. L'amour n'était qu'un concept abstrait auquel je ne croyais pas, même si mes parents avaient eu cette chance de se trouver. Je n'étais pourtant pas dupe : je connaissais trop de mariages arrangés dans notre entourage. Des mariages de convenances, avec certes une certaine affection — du moins je l'espérais — mais pas de réels sentiments amoureux.
Ce n'était qu'une illusion, et je ne devais pas m'y accrocher.
Je fus soustrait de mes pensées par la voix de maman qui nous convia à sortir. Nous prîmes la route pendant une dizaine de minutes, avant d'être arrêtés près des calèches dans lesquels nous montâmes. Je me retrouvai avec grand-mère, Alex et Sophie.
— Nous avons failli être en retard, me fit remarquer la première.
— Je sais, grand-mère, je te prie de m'excuser pour cela.
— As-tu passé une bonne nuit ?
— Oui.
— Es-tu malade ?
— Non, pourquoi me demandes-tu cela ?
— Ne t'en fais pas, m'adressa Alex, elle m'a posé les mêmes questions.
— À moi aussi, renchérit Sophie d'une voix râleuse.
— J'essaie juste de comprendre ce qui ne va pas, se défendit grand-mère en soupirant. Vous avez tous trois le moral dans les chaussettes aujourd'hui. Cela arrive que l'un de vous n'aille pas bien, mais les trois à la fois ? Quelque chose doit m'échapper, c'est une trop grande coïncidence.
— Grand-mère, je te promets qu'il ne s'est rien passé et que nous ne nous sommes absolument pas concertés pour coordonner notre humeur, lui assurai-je avec un large sourire. Je te promets également de me montrer joyeux et chaleureux dès que nous aurons démarré. Alex et Sophie feront de même, j'en suis persuadé. N'est-ce pas ? les interrogeai-je avec plein d'espoir.
Tous deux acquiescèrent sans attendre, ce qui fit sourire grand-mère, satisfaite d'avoir obtenu ce qu'elle voulait.
La calèche prit la route peu de temps après notre arrivée, et grand-mère se mit à parler de chevaux : le sujet le plus important de cette semaine. J'étais persuadé qu'elle souhaitait surtout poursuivre la conversation sur un sujet plus léger afin d'éviter que Sophie ou Alex ne parussent trop déprimés lorsque nous entrerons sur les champs de courses d'Ascot. C'était très peu recommandé d'avoir une tête jusque par terre, en plein événement public, avec qui plus est des caméras qui seront braquées sur nous tout au long du chemin.
De plus, grand-mère — tout comme maman et papa — avait une véritable passion pour les chevaux. Elle en possédait d'ailleurs plusieurs, dont deux qui allaient concourir ici, à Ascot. L'un d'eux était l'un des favoris de la saison et avait toutes ses chances pour remporter la course.
Nous arrivâmes sur la pelouse des champs de courses peu après maman et papa. Il n'était pas difficile de deviner à quel moment la foule les avait aperçus tant leurs applaudissements nous étaient parvenus aux oreilles à une vitesse folle. Je jetai un regard vers la gauche, en direction des nombreux gradins d'Ascot et sa foule d'invités par milliers.
De là où j'étais, je ne pouvais distinguer qu'une foule de haut-de-forme et de chapeaux de toutes les couleurs. Les couvre-chefs étaient une règle importante et ne pouvaient être ôtés sous aucun prétexte. Les femmes avaient bien plus de liberté et de choix, et elles rivalisaient d'ingéniosité et d'élégance pour se faire remarquer.
L'hymne national se mit à retentir alors que nous n'étions qu'à la moitié du chemin. Cela me permit de revenir à la réalité et faire taire ces voix dans ma tête qui s'était soudainement intéressées à la mode. Grand-mère, presque au même moment que les premiers accords envahissaient l'espace environnant, avait commencé à faire des petits signes à la foule. Je fis de même, le sourire aux lèvres. Je jetai ensuite un coup d'œil à Sophie et Alex, histoire de m'assurer que tous deux faisaient de même, et ce, dans une humeur égale à la nôtre. Je fus soulagé de voir que c'était le cas. Ils étaient déjà suffisamment tristes aujourd'hui, pour une raison ou une autre, je n'aurais pas voulu qu'ils se fissent réprimander par grand-mère à la première occasion.
La délégation arriva face à l'entrée du bâtiment. Nous laissâmes descendre grand-mère en premier avant de rejoindre les membres de la Famille royale et nos invités. Les applaudissements n'avaient guère cessé alors que nous nous dirigeons vers la loge royale.
« Que le spectacle commence » pensai-je en prenant une grande respiration.
**
Joyeux Saint-Valentin !
J'espère que ce premier chapitre vous a plu. On se retrouve bientôt pour le deuxième avec, comme vous l'avez sûrement compris, Cécilia !
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro