14. Erchomai
« J'arrive. »
↳ Thomas Shelby ↲
Le regard fixé derrière la vitre de la fenêtre, Rose pouvait à peine voir au-delà du dense rideau de pluie s'écrasant sur le gravier. Des gouttelettes frappèrent le verre comme de la grêle dans les Alpes françaises et des rafales de vent soufflèrent contre les volets en de forts éclats, les faisant claquer dangereusement.
Rose s'approcha d'un pas. Ses sœurs avaient l'habitude de danser sous les gouttes de pluie ; elle avait l'habitude de les fuir. Elle n'aimait pas l'idée que le ciel puisse pleurer, mais désormais elle n'aimait pas l'idée que le ciel ne le fasse pas.
— Vous restez dîner, mademoiselle ?
Dans l'entrée vaste et sombre d'Arrow House, les yeux gentils et le sourire plein d'espoir de Frances la réconforta plus qu'un chocolat chaud au coin du feu.
— Charles aimerait beaucoup cela. Il essaie de jouer du violon avec les bulles de son bain.
Rose sourit. Au cours des dernières semaines, elle avait jonglé entre les leçons de violon avec Charlie, les accords commerciaux avec Thomas et les disputes houleuses avec les French Kissers pour les convaincre que c'était une bonne idée.
Nicolas avait été présent aux premières négociations, mais depuis, il était évident que les deux hommes auraient préféré s'étrangler l'un l'autre plutôt que se serrer la main, et Rose s'était vite trouvée seule à seule avec Thomas Shelby et ses yeux indéchiffrables, mais parfois, il fallait faire des sacrifices pour la bonne cause.
Alors entre leurs verres partagés et leurs réparties incessantes, les French Kissers et les Peaky Blinders se mirent enfin d'accord. Thomas vendrait l'absinthe et la liqueur de Rose dans ses pubs et les enverrait aux Etats-Unis, où la Prohibition en ferait des boissons encore plus rentables et, en échange, elle vendrait ses whiskys dans ses bars et lui donnerait accès aux ports sur la côte nord française afin qu'il puisse passer en contrebande des pièces automobiles et du Scotch single malt en France.
Cela la choquait, à quel point il était aisé de faire des affaires avec lui, à quel point ses objectifs et ses plans s'accordaient aux siens. L'image qu'elle avait peinte de lui passait d'ennemi à allié.
— Non, je devrais partir avant que cette averse se transforme en tempête.
Un éclair traversa les cieux, illuminant le monde pendant quelques secondes. Rose vit l'herbe mouillée, le début de la soirée. Ce soir-là, le ciel était composé de nuages lourds, pas d'étoiles. Puis le tonnerre retentit au même moment que lui, mais pas aussi fort.
— C'est trop tard pour ça. Je pense que vous devriez rester.
— Rester..., murmura Rose en se retournant, et le monde redevint normal quand leurs yeux se rencontrèrent comme ils le faisaient toujours, comme si quelque chose se produisait dans l'espace au même temps que cela. Jusqu'à ce que la tempête se calme ?
Se tenant contre la large cage d'escaliers, Thomas laissa sa cigarette répondre par la négative à sa place. La fumée en dégringola sans se presser, déposant un voile entre eux.
— Cela ne passera pas jusqu'au matin.
Rose grogna.
— Comme c'est pratique. Je ne serais pas surprise si c'était vous qui aviez ordonné cette averse. Votre monopole s'étend-il à la météo également, à présent ?
Il mena la cigarette à sa bouche, et l'éclat de la foudre traversa ses yeux en même temps qu'il traversait le ciel.
— Je ne suis pas Dieu.
Elle retint un rire.
— Pas encore.
Il s'éloigna des escaliers, s'approchant d'elle. Soudain, la fumée entre eux n'était plus tant un voile qu'une passerelle.
— Passez la nuit ici, Rose. La tempête ne risque pas de décamper. Et je vous interdis de conduire dans ces conditions.
Elle fit un pas vers lui, passant d'un danger à un autre encore plus grand. Frances était partie. Même si elle avait été là, Rose ne l'aurait pas vue.
— En quel honneur ?
— En l'honneur de l'insomnie que j'aurais si vous passez la porte maintenant.
— Le chantage ne fonctionne pas avec moi, Thomas.
Il sortit une main de sa poche tandis que les ombres de la maison étaient soudainement collées à ses pommettes saillantes, aux longues courbes de ses cils. La pluie dehors semblait tomber directement sur son cœur, l'inondant avec quelque chose qu'elle ne voulait pas ressentir. Qu'elle ne pouvait pas ressentir.
— Ce n'est pas du chantage, c'est la vérité.
Le tonnerre éclata entre eux, chargeant l'air d'électricité.
— Je resterai, dit-elle. Je ne veux pas que mon partenaire commercial soit épuisé. Mais vous devriez avoir conscience qu'il y a plus de chances que vous soyez frappé par la foudre que vous couchiez avec moi.
Il fit un geste de sa cigarette ardente vers elle, et elle sentit la brûlure au bout de son regard.
— Je suis bookmaker, Rose. Ne me parlez pas de probabilités.
***
Les lampes étaient allumées, mais la lumière vacillait comme si elle allait s'éteindre à n'importe quelle seconde. Dehors, le tonnerre se rapprochait des éclairs, et le portrait de Thomas pendu au mur, près d'un cheval blanc majestueux entouré d'un cadre doré, avait l'air aussi sacré et inatteignable que l'autel d'une église.
— Tu n'as pas l'impression qu'il te regarde ? demanda Rose à Charles. La peau douce de son coude était ridée lorsqu'il baissa les yeux. L'orage à l'extérieur n'était rien comparé aux pois dans son assiette. Qu'il te demande de finir tes légumes ?
Charles déplaça son regard des petits pois au tableau, mais ses sourcils déjà froncés le devinrent simplement encore plus. Thomas était resté à table pendant environ cinq minutes avant de se lever et retourner dans son bureau, la nourriture froide dans son assiette immaculée. Charlie avait bien plus que Rose et les autres enfants de son village, mais pas un foyer. Rose n'avait jamais eue une maison silencieuse ; le rire de sa famille faisait autant partie des fondations du lieu que le toit ou les murs.
— Non, bouda le petit enfant, repoussant l'assiette comme s'il y avait une grenouille dedans. C'est pas bon.
— Parfois, les choses qui sont bonnes pour nous ont mauvais goût.
Rose ramena l'assiette vers lui. Charlie la regarda, soupira et saisit sa fourchette d'une main très réticente.
— Si je mange ça, est-ce que mes yeux seront aussi verts que les tiens ?
— Encore plus verts, sourit-elle. Bien, et si l'on jouait à un jeu après manger, hein ? Cache-cache ?
Ses yeux scintillèrent comme du marbre au soleil, et il opina du chef et prit une grande bouchée de petits pois. Cette nuit-là, le manoir sortit de son silence tandis que Rose pourchassait Charles dans la maison, le faisant tournoyer et le chatouillant à chaque fois qu'elle le trouvait. Ses rires furent gravés dans les murs et atteignirent la cuisine, où Frances et les autres domestiques s'arrêtèrent pour l'écouter. La bouteille d'opium au bureau de Thomas demeura fermée et même la nature sembla se calmer au son du garçon dont la maison était enfin devenue un foyer.
***
Tout le monde était au lit depuis longtemps quand Thomas quitta son bureau, mais il y avait de la lumière filtrant d'une pièce quand il fit un pas dans le hall. La foudre et le tonnerre s'étaient calmés et seule la pluie tonnait à présent, retentissant sur le toit en un incessant murmure.
Thomas s'arrêta devant la porte. C'était la salle de musique où Rose et Charles tenaient leurs leçons, et il s'y rendait rarement. Il attrapa la poignée, la porte grinça puis s'ouvrit. Rose était assise sur le rebord de la fenêtre, le clair de lune tombant sur son dos et changeant l'or de ses cheveux en argent.
Elle regarda par dessus son épaule et sourit, et pendant une seconde Thomas pensa qu'il pouvait être en train de rêver. Elle n'avait pas l'air réelle. Elle était plutôt comme les anges sur lesquels Jeremiah et les autres prêtres prêchaient.
— Difficile de dormir ? demanda-t-il de sa voix, qu'il n'avait pas utilisée depuis un moment, basse et rauque.
Il referma la porte et se demanda combien d'autres il aurait à ouvrir pour se frayer un chemin vers elle. Rose hocha la tête. L'une de ses mains était tendue vers le violon, le touchant à peine.
— J'espèce que cela ne vous dérange pas que je me promène dans la maison. C'était le seul endroit que j'ai trouvé où mes pensées se sont endormies et qui m'a apporté un peu de paix.
Thomas s'assit sur le canapé en cuir, sa main fouillant dans sa poche d'un geste machinal. Il n'avait pas pris sa boîte de cigarettes avec lui, mais il y avait bien d'autres mauvaises habitudes. Des choses qui tuaient tout autant qu'elles soignaient.
— C'était quand, la dernière fois que vous avez joué ?
Elle se mordit la lèvre et croisa les bras, ses mains s'éloignant du violon comme un lapin s'enfuyant du terrier.
— Avant que l'on me tire dessus. J'ai peur que mon bras me trahisse. Ou que la musique ne soit plus là quand j'essaierai d'en faire.
Thomas ne savait rien de la guérison, ce n'était pas un mot que les hommes comme lui expérimentaient ou donnaient aux autres. Mais il y avait une ombre dans sa voix et il avait besoin qu'elle disparaisse.
— Allez-y.
— Quoi ?
— Prenez-le et essayez.
Ses boucles se secouèrent en même temps que sa tête.
— Vous voulez que vos employés me détestent quand j'aurais réveillé toute la maison ? Ou Charles ?
— Ils travaillent dur. Les gens qui travaillent dur ont le sommeil profond. Et vous ne parviendriez pas à réveiller mon fils même si vous jouiez de la trompette à côté de ses oreilles.
Elle haussa un sourcil, ses lèvres réagissant à ses mots en une courbe grâcieuse.
— Ne me dites pas que vous avez déjà essayé.
Il croisa les jambes, sa chemise blanche et sa veste bordeaux se resserrant quand il le fit.
— Jouez, Rose. Ce n'est que moi.
Elle passa son regard du violon à lui. Ses yeux dirent des choses que sa bouche n'aurait jamais osé dire.
— Avec vous, ce n'est jamais « que vous ».
Elle se retira du bord de la fenêtre et saisit le violon du pupitre, le tenant comme si c'était une arme. Il encaissa les balles quand elle parla.
— Thomas, qui voyez-vous quand vous me regardez ? Si je joue, qui allez vous entendre ?
Il n'y avait pas beaucoup de choses qui pouvaient le surprendre, et encore moins qui le faisaient constamment. Mais Rose était Rose. Il aurait pu passer le reste de sa vie à essayer de la déchiffrer qu'il n'aurait pu compléter un puzzle dont les pièces changeaient tous les jours. Peut-être que ses pièces ne s'accordaient pas entre elles. Peut-être qu'elles ne s'accordaient qu'aux siennes.
— Grace n'était pas violoniste.
— Mais elle chantait. Rose baissa les yeux. Les ombres sous ses cils semblaient déposer des larmes sur ses joues. Je vous l'ai dit. Je ne suis pas là pour remplir le vide qui vous habite. J'en ai moi-même un. Et deux vides ne font pas un tout.
Thomas se moquait de pas mal de choses, mais il appréciait lorsque quelqu'un pouvait être à la fois violent et doux dans son honnêteté. Il croisa les mains sur ses genoux, son dos calé contre le canapé.
— Si vous jouez, je vous entendrai vous. Personne d'autre.
Elle opina du chef. Les mots qu'elle prononça ensuite étaient plus bas d'un décibel.
— Vous pensez encore à elle, n'est-ce pas ?
— Oui, dit-il.
Ils ne parlaient pas que de Grace. Il y avait aussi un homme qui, même loin, gardait Rose toujours éveillée. Et Thomas ne savait toujours pas son nom.
— Tout le temps, je suppose ?
— Non. Je ne pense jamais à elle quand je suis avec vous.
Rose soupira, du genre de soupir qu'un guerrier lâcherait avant d'aller en guerre. Elle plaça le violon entre son épaule et son cou et joua. Joua comme si elle s'y enivrait. Comme si c'était le violon qui battait et pas son cœur. Et il écouta, comme un homme dans le désert aperçoit une oasis mais ne peut l'atteindre.
Rose était tout comme un mirage. Elle observait la nuit par la fenêtre. Peut-être qu'elle le voyait, cet homme qui était tatoué dans son dos. Mais quand elle le regarda, et quand leurs yeux se fixèrent, Thomas sentit quelque chose tirer violemment sur sa poitrine – quelque chose qu'il pensait avoir enterré avec sa femme.
***
Rose se réveilla tôt ce matin-là. Thomas n'était nulle part, et elle se rendit en cuisines pour aider Frances à préparer le petit-déjeuner, seulement la gouvernante la chassa en arguant que ses mains de violoniste n'étaient pas faites pour les couteaux. Si seulement elle savait.
Elle chercha Charles, le trouvant entouré de jouets de chevaux dans le séjour. Mais Charles avait la tête baissée, aussi quand il la releva, le monde fit de même. Le monde ne pouvait pas être heureux s'il ne l'était pas. Les enfants créaient les règles.
Rose s'agenouilla au sol près de lui, lui rapprochant un cheval noir.
— Tu veux aller voir les chevaux ? Les vrais ?
Charlie secoua la tête en empoignant le jouet.
— Mon papa voulait travailler avec des chevaux quand il était petit. Mais il n'est plus petit.
— Ça non, dit-elle en caressant gentiment sa tête ; ses cheveux avaient la couleur du sable quand il rejoignait la mer. Peut-être qu'un jour elle pourrait l'emmener à la plage. Frances lui avait dit qu'il n'y était jamais allé. Tu es triste, Charlie ?
— Oui.
Si simple, si honnête. Les gens grandissaient quand ils apprenaient à mentir.
— A cause de ton père ?
— Non. Il releva les yeux vers elle, ses grandes prunelles bleues larmoyantes et lointaines. Quelque part dans le passé. Ma maman me manque.
Ses mots la frappèrent comme s'il avait lancé un boulet de canon en plein dans sa poitrine. A présent, il n'était plus le seul à être dans le passé.
— Ma mère me manque aussi.
Rose essaya de parler par-dessus l'étau dans sa gorge. Elle devait dire quelque chose qui n'éclaterait pas davantage le monde de ce garçon. Son cœur était encore en verre. C'est seulement en grandissant qu'il le changerait en acier, comme elle et Thomas l'avaient fait.
— Tu aimes les jardins ?
Charlie opina du chef. Il serrait désormais le petit cheval, comme s'il pouvait lui rendre une partie de sa mère.
— J'en ai un chez moi, je t'y emmènerai un jour. Il est plein de jolies fleurs, tu sais ? Mais il y en a une qui se démarque par sa beauté. Donc, si je t'y emmène, laquelle voudras-tu cueillir la première ?
— La plus jolie !
— C'est ce que fait Dieu au-dessus de nous, tu vois ? Il nous surveille et cueille les meilleurs d'entre nous pour lui tenir compagnie, car il se sent très seul.
Si les bonnes sœurs avec lesquelles elle avait travaillé et contre lesquelles elle s'était emportée pouvaient l'entendre... Rose n'avait plus de foi en elle, mais cela ne l'empêcherait pas d'en donner aux autres.
— Alors on est tous des fleurs ?
— Oui, on est tous des fleurs.
Son regard s'obscurcit. La moue sur sa bouche semblait porter le monde.
— Alors Dieu... Va te cueillir la prochaine fois ?
Rose ne trouva aucun mot en elle. Aucune réponse ne suffisait à cette question.
— Non, il ne le fera pas, répondit-elle tandis que sa tête se tournait vers la porte.
Thomas s'y tenait, contre l'embrasure, les observant. Puis il entra et prit son fils dans ses bras. Sa voix était faite du matériau le plus ferme quand il parla.
— Je ne le laisserai pas faire.
— Mais c'est Dieu – Tante Polly dit qu'on ne peut pas Le battre.
— Elle dit la même chose à mon sujet. Et Dieu comprendra. Il regarda Charles, tapotant le bout de son nez. Il comprendra que je me sens très seul ici aussi, et qu'il ne peut pas m'enlever toutes les fleurs.
— Alors Rose va rester ? demanda Charlie, plein d'espoir.
Elle se leva, ses yeux luttant contre Thomas par-dessus l'épaule de son fils. Ne le fais pas. Ne lui promets pas une vie que tu ne peux pas lui donner. Mais Thomas ignora ses pupilles et hocha la tête.
— Rose va rester.
***
Sous les nuages sombres, les mouettes dessinaient des cercles en l'air. La mer s'écrasait contre les rochers, roulant sur le sable en un baiser langoureux. Et la brise apportait l'odeur du sel auprès de Rose tandis que l'écume léchait ses pieds.
Elle regarda la ligne du ciel. Si elle tendait la main, peut-être attraperait-elle l'horizon. La France était de l'autre côté et, même si tout était différent, l'océan était le même. Charles courait entre eux, poursuivant les mouettes et ramassant des coquillages. Ses empreintes dans le sable étaient les plus petites que Rose ait jamais vu. Elle tourna la tête vers Thomas. Sa bouche était à deux doigts de sourire.
— Alors... Vous admettez enfin que c'était une bonne idée ?
— Non.
Rose étouffa un rire.
— Vos lèvres disent le contraire.
Cela avait nécessité tout son pouvoir de persuasion, mais il était venu. Et à présent, la voilà qui essayait d'ignorer la manière dont son tricot de coton Henley collait à son corps, ou celle dont ses yeux glacials détaillaient son maillot de bain rouge en semant des frissons sur sa peau.
Elle se retourna et se rua dans l'eau froide sans une hésitation. Charlie trébucha en la suivant, ses petites mains gigotant dans l'air, et Rose le prit dans ses bras avant de le faire tournoyer. Bientôt, ils se couraient après sur le littoral, s'aspergeant d'eau pendant que les vagues enveloppaient les chevilles de Rose comme un amant qui venait mais ne restait jamais.
Rose s'arrêta, son visage hors de l'eau contre l'horizon comme une sirène charmant les marins vers la mer.
— Allez, Thomas, appela-t-elle en penchant la tête, l'arc de ses lèvres se courbant en un défi. Quand avez-vous vécu pour la dernière fois ?
Il secoua la tête, Rose leva les yeux au ciel et prit Charlie par la main, le ramenant auprès de son père.
— Ton père ne sait pas s'amuser, pas vrai ?
— Non ! acquiesça Charlie, tirant la langue avant de se ruer sur les dunes.
— Vous déteignez sur lui, dit Thomas quand Rose s'affala près de lui. Ses cheveux étaient ébouriffés par le vent, et il ressemblait à l'idéal de beauté que les peintres avaient toujours voulu atteindre. Peut-être que l'art et la guerre étaient pareils – ils faisaient tous les deux saigner. Il a passé la semaine à répondre à mes questions par « oui » ou « non ». Surtout « non ». Ça rend fous les domestiques.
Rose esquissa un grand sourire.
— C'est mon garçon.
Elle sentit l'hiver arriver plus tôt que prévu dans sa colonne vertébrale et marqua une pause.
— Je ne voulais pas dire ça...
— Je sais ce que vous avez voulu dire. Et d'une certaine manière, c'est votre garçon. Plus le vôtre que le mien, d'ailleurs.
Elle l'observa.
— Cela ne sera jamais possible. Ce petit vous aime. Et vous l'aimez, mais vous ne le montrez pas. Vous ne devriez pas avoir peur de ce qu'il y a dans votre cœur. Il a besoin de son père, mais vous avez encore plus besoin de votre fils.
Elle laissa la brise fraîche emporter ses mots vers lui.
— Papa ! Rosie !
Charlie revint avec un pissenlit dans les mains, le nez enfouis dans ses pétales lorsqu'il chuta sur le sable.
— Si tu souffles sur les fleurons, tu peux faire un vœu. Comme ça.
Rose en prit un et souffla dessus. Charles gloussa avant de faire de même. Ils regardèrent les graines s'envoler, et Rose en chercha un autre avant de le tendre à Thomas.
— Vous voulez faire un vœu ?
— Je ne prie pas pour que les choses arrivent, dit-il par-dessus le bruit de l'océan. S'il y avait bien une chose qui lui ressemblait ici, c'était ça. Je fais en sorte qu'elles se produisent.
***
Small Heath, Birmingham
Ses chaussures noires et polies ne firent aucun bruit quand il sortit de la Cadillac. Il donna un coup de pied dans un caillou. La grimace qui l'avait escorté durant tout le voyage ne fit que s'accentuer lorsqu'il observa les rues désolées. C'était un endroit sombre et sinistre, qui sentait trop les chevaux et la boue. Mais il pensait que quelqu'un comme Thomas Shelby, qui s'était élevé si haut, ne pouvait que provenir d'un tel bas quartier. Seuls les hommes qui venaient de rien avaient l'ambition de tout avoir.
Pour autant, il aurait préféré un lieu plus agréable. Ses chaussures étaient neuves, après tout.
— Bon Dieu, Tavish, où est-ce que tu nous emmènes ?
L'homme de l'autre côté de la voiture claqua la portière et cracha au sol. Son manteau Chesterfield voleta dans le vent. Même le lion tatoué sur son cou semblait rugir de mépris.
— Je croyais que tu avais dit qu'elle était à Londres.
— Elle est à Londres. Tavish attendit que les autres hommes le rejoignent. Certains étaient déjà arrivés pour préparer le terrain. Mais ils n'étaient que la cavalerie alors que lui était le Général. Mais pourquoi se contenter d'attraper une mouche quand on peut en avoir deux ?
Callan cracha de nouveau. Ses yeux étaient deux blocs de glace, et pourtant le pistolet dans son étui continuerait de le brûler jusqu'à ce qu'il puisse le dégainer.
— J'espère qu'elle en vaut le coup. La prison est un paradis comparé à ce trou à rats.
— Allez, dit Tavish. Allons boire un verre.
Aucun son ne retentissait hors le fracas de leurs bottes sur les pavés tandis qu'ils se rendaient au pub. The Garrison – La Garnison – lisait-on sur la devanture. Tavish ricana. Tout était lié à la guerre pour ces hommes, telle une religion sacrée. Mais pour lui, il n'y avait qu'une chose de sacrée, une pour laquelle il avait fait tout ce chemin : le doux sang d'une rose.
Il ouvrit grand les portes, soutenant le regard de tous les clients à l'intérieur. Le pub était bien éclairé, et il n'y avait pas de poussière sur les vitrines. Même de loin, Thomas Shelby avait une réputation à honorer.
Tavish s'assit sur un tabouret et Callan le suivit. Les autres hommes s'assirent derrière eux, couvrant leurs dos.
— Du whisky, dit-il sans jeter un regard au serveur. Sec.
L'homme de l'autre côté du comptoir opina du chef, posant sa serviette sur son épaule.
— Irlandais ou écossais ?
Des jurons chahuteurs s'élevèrent parmi les hommes dans son dos. Callan grogna, aussi fort que la trompe d'un éléphant. Sa main reposait sur son pistolet. Il avait la gâchette facile, surtout quand son ego était concerné. Mais Tavish sourit. C'était un sourire lent et cynique, comme celui d'un léopard avant de se jeter sur sa proie.
— Écossais.
— Je ne vous ai jamais vu dans le coin. D'où venez-vous ? demanda le barman en attrapant une bouteille avant de la vider dans une rangée de verres.
— T'as toujours pas compris, espèce de demeuré ? se moqua Callan.
Son accent était plus fort que celui de Tavish. Peu importe où il allait, il emmenait toujours son pays avec lui.
— On vient d'un pays où tous les whiskys sont écossais et où les serveurs savent ne pas poser de questions.
Tavish posa son verre, il n'en avait pas pris une gorgée.
— Ouiche ! confirmèrent Callan et les autres en levant leur verre.
Mais Tavish gardait ses yeux sur le barman, comme un animal se coucherait des heures durant juste pour attraper sa proie. Il n'y avait pas d'urgence. Le plaisir venait avant tout de la chasse.
— Où puis-je rencontrer le propriétaire ? questionna-t-il en faisant lentement tourner les bagues sur ses doigts.
Une cicatrice rouge courait le long de son majeur. A ses côtés, Callan continuait de taper du pied par terre.
— Arthur Shelby ? Le serveur se gratta le crâne. Aux dernières nouvelles, à Winson Green.
— La prison, acquiesça Tavish. Je parlais de son frère.
Le britannique parcourut les hommes du regard. Cela rappela à Tavish une souris ne comprenant qu'elle était en danger qu'après être prise au piège.
— Thomas ? Je ne l'ai pas vu ici depuis des lustres. Je crois qu'il passe le plus clair de son temps en Warwickshire. Si j'avais un manoir comme le sien, c'est sans doute ce que je ferais.
— Et à Londres ?
— Ouaip. Il me semble qu'il s'y trouve une femme qui lui plaît drôlement.
— Oh, vraiment ?
Tavish se leva, jetant quelques livres sterling sur le comptoir. Callan retira son doigt de la détente.
— Pourquoi me demandez-vous cela, monsieur ?
— Pour lui donner une longueur d'avance. Tavish fit volte-face et s'éloigna. Il n'y avait plus rien d'écossais dans sa voix ; la vengeance n'avait pas d'accent. Vous allez l'appeler, comme ça il saura que je suis à ses trousses. Il est plus amusant de chasser dans ces conditions.
***
Plus tard cette nuit-là, seul dans son bureau, Tommy voyait encore Rose asperger Charles d'eau. Il la voyait parler de jardin et de Dieu, le faisant rire alors qu'il était sur le point de pleurer. La voyait donner à son fils toute la joie qu'il ne pourrait jamais trouver à chaque fois qu'elle lui souriait.
Il repensa à ces souvenirs, à comment son cœur semblait prêt à imploser dans sa poitrine. Rose n'avait rien à faire là, dans son cœur. C'était trop petit pour elle. Même le monde était trop étroit pour elle. Et Tommy pensait que si Dieu existait vraiment, c'était seulement en elle.
Mais chaque Dieu avait son Lucifer et, dans le cas de Rose, il approchait.
Mais aucun appel ne résonna cette nuit-là. En effet, Callan avait la gâchette facile.
*
Ce chapitre est l'œuvre de endIesstars ; je ne fais que le traduire en français.
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