11. Toutes les routes mènent à Rose
« Désormais, tu es face aux fantômes dans ma tête. »
↳ Thomas Shelby ↲
Thomas pouvait encore sentir le pistolet pressé contre sa tempe. Il pouvait encore entendre les mots de Nicolas dans sa tête, sentir le goût des menaces dans sa bouche, voir la façade derrière ses paupières, et pourtant c'était les boucles soyeuses de Rose qu'il touchait encore de ses doigts et la senteur florale de son parfum qui tirait sur ses sens, persistant dans sa conscience bien plus longuement que la fumée d'une cigarette ou le whisky ne pourraient jamais le faire.
Pendant si longtemps, il n'y avait eu que lui et les chimères dans sa tête, mais maintenant Rose y était aussi et il ne savait pas comment la faire partir. Son esprit avait toujours suivi une trajectoire précise, fonctionné comme un échiquier, avait toujours calculé des actions et de méticuleux échecs et mat, mais tout comme toutes les routes menaient à Rome, dernièrement toutes les siennes menaient à Rose, comme si elle était la seule pièce sur le plateau qu'il ne pouvait déplacer.
Avec la faible lumière de l'après-midi frappant son dos et se déversant sur les feuilles posées sur son bureau acajou, Thomas écrasa les cendres de sa cigarette brûlée et attrapa une bouteille. La maison victorienne dans laquelle il séjournait avait plus de poussière et de toiles d'araignées que son manoir en Warwickshire mais beaucoup moins de fantômes, et le silence était, pour une fois, bienvenu. La plupart du temps, ses pensées étaient assez assourdissantes, mais il s'y était habitué ; c'était le calme dans son esprit qu'il ne pouvait pas supporter.
Il entendait des voix, parfois, et c'étaient rarement la sienne.
Thomas pinça l'arête de son nez, les petites lettres sur les papiers usés s'échappant de ses yeux. Sa vue déclinait de plus en plus, que ce soit pour lire des documents ou des gens. Comme ce chef des French Kissers, qui jouait telle une ombre dans le théâtre de son esprit et laissait Nicolas prendre une place centrale sur la scène. Quelque chose à ce sujet ne tenait pas debout. Thomas avait des soupçons, mais ils étaient tant tirés par les cheveux qu'il était tenté de ne pas les croire.
Il soupira, et l'horloge à pendule contre le mur sonna cinq heures. Son regard, de la nuance de l'océan quand il rencontrait l'horizon, erra dans la pièce avant de s'arrêter devant le tableau au-dessus de la cheminée, un méli-mélo de pétales violettes emportées par le vent. Thomas secoua la tête et pris une nouvelle cigarette. Il avait toujours tant de choses dans son esprit qu'il ne pensait pas beaucoup aux gens, mais curieusement, il revenait toujours à Rose. A comment quand Nicolas avait prononcé son prénom, il s'était entendu prononcer celui de Grace – c'était le même genre d'amour, et Thomas savait comme il se terminait.
L'horloge continua son tic-tac aussi bruyamment que le silence dans son esprit. Il avait un stylo dans une main et un verre de whisky irlandais dans l'autre lorsque Johnny Dogs fit irruption dans la pièce, ses cheveux ébouriffés par le vent qui faisait rage et les joues teintées par la saveur manifeste du vin doux.
— Tommy ! Tommy !
Thomas ne releva pas la tête, rétrécissant encore ses yeux vers les minuscules lettres écrites sur le contrat. Les plus importantes.
— Qu'y a-t-il, Johnny ?
— Une femme.
Thomas jeta son stylo sur le bureau, abandonnant les mots qui glissèrent à travers son esprit comme du sable sournois et insaisissable.
— Il y en a toujours une.
— Non, Tommy, c'est...
Comme les bourrasques hurlantes du dehors qui s'écrasaient contre la fenêtre, Finn Shelby déboula dans la pièce, sa casquette absente de sa tête tandis que ses doigts la tripotaient avec nervosité.
— Tommy, c'est Rose ! Putain de saignant à mort dehors !
La chaise heurta le sol quand il se leva. Il regarda vers la vitre mais ne la vit pas, et l'horloge continuait son tic-tac, seulement cette fois ses pensées étaient plus bruyantes. Et quelque chose dans sa poitrine aussi – quelque chose de désagréable et de dangereusement familier. Quelque chose qu'il pouvait encore moins voir que les petites lettres d'un contrat.
— Que s'est-il passé ?
Thomas empoigna un pistolet dans son tiroir et le cacha dans son pantalon, n'attendant pas la réponse de Finn alors qu'il se précipita vers la porte. Il ne se souvint pas sortir ou courir dans la rue ; sa mémoire ne lui revint que quand il la vit, sa main tenant son épaule pendant que le sang fuyait entre ses doigts et tachaient son manteau brun. Elle s'accrochait à Isaiah pour marcher, qui semblait aussi perdu qu'un enfant au marché.
— Tommy, elle est en train de mourir sur moi, elle a perdu beaucoup de sang ! hurla Isaiah.
Il n'était pas du genre à prier, mais sa bouche s'agita silencieusement en l'une des prières de son père.
— Johnny, Finn, rassemblez les hommes et allez voir ce qui se passe.
Thomas courut vers eux, et un pincement au cœur se répandit dans sa poitrine quand elle laissa tomber sa tête et gémis. Il la tint de l'autre côté, accordant à Isaiah un petit instant de répit.
— Rose, Rose ! Regardez-moi.
Ses doigts saisirent son menton, essayant de la garder éveillée car ses yeux étaient en train de se fermer. Ce n'était pas la femme qui peuplait son esprit. Son visage était pâle comme la neige au milieu de l'hiver et ses vêtements étaient une mosaïque de déchirures, permettant à Thomas d'entrapercevoir des bouts de peau contusionnée et des blessures encore fraîches causées par un couteau. Le pincement revint plus fort, cette fois aussi pointu que la queue d'un scorpion.
— Regardez-moi. Ne fermez pas les yeux, vous m'entendez ? Il faut vous emmener à l'hôpital.
— Pas... Pas d'hôpital, marmonna Rose, ses paupières battant comme les ailes déchirées d'un papillon. Elle fit un faux pas et glissa ; Thomas ajusta sa prise sur elle, et son cœur courait plus vite que son esprit pour la première fois depuis un long moment.
— Rose, restez avec moi, hein ? Restez avec moi.
Mais ensuite ses yeux se fermèrent et ses genoux fléchirent. Elle trébucha vers l'avant, le sang dans sa bouche se mêlant à ses larmes. Ses doigts essayaient de s'accrocher à quelque soutien, et une main froide se referma sur la sienne. Puis il y eut une seule voix dans le silence.
Rose.
***
— Rose, j'ai besoin que vous soyez réveillée, d'accord ?
Quelqu'un tapota sa joue légèrement, et ses yeux s'ouvrirent brutalement avant de plonger dans l'abîme des siens. Thomas était penché sur elle, pressant un vêtement sur son bras gauche pour stopper le saignement tandis que son autre main écartait les cheveux couverts de sueur de son front.
— Je dois extirper la balle.
Rose grogna, son dos protestant contre la surface dure d'une table en bois pendant que des voix étranges résonnaient dans l'air autour d'elle. Elle essaya de relever la tête mais c'était comme si tous ses neurones étaient en train d'être repassés, alors elle abandonna et baissa les yeux. La manche de son chemisier était coupée en lambeaux ; il y avait un trou dans son bras là où une peau douce se trouvait auparavant, des lignes de rubis liquide en coulant. Ses neurones semblaient avoir été remplacés par du coton, sa langue par de l'acier ; son corps était trop lourd et son esprit pas assez.
— Vous savez vraiment... comment vous y prendre ?
— J'ai fait la guerre, Rose, dit Thomas, les manches retroussées tandis qu'il trempait une paire de pinces à épiler dans de l'alcool.
Isaiah se tenait derrière son épaule, mais personne d'autre n'était dans la salle pour observer sa détresse. Puis Finn débarqua dans la pièce, le nez retroussé à l'odeur du sang, à la vue de la violence. Ses yeux noisette étaient imprimés sur une couleur qui n'avait jamais vu la guerre et Rose aurait simplement voulu que cela continue ainsi.
— Tommy, l'opium.
Il lâcha la drogue en poudre dans un verre de whisky avant de le tendre à Thomas, qui passa sa main sous la nuque de Rose pour qu'elle puisse en boire une gorgée.
— Buvez ça.
Elle avala le liquide dans sa bouche, l'engloutissant entièrement, sa gorge ne se plaignant aucunement de la brûlure. Puis les doigts de Thomas furent de nouveau sur son visage, un pouce rassurant sur sa peau pendant que ses yeux se pressaient contre les siens, et la cascade de grognements qui allait tomber de ses lèvres y restèrent.
— Il ne faut pas que vous bougiez, d'accord ? dit-il en enlevant le vêtement taché de sang de la plaie, et les poings de Rose se serrèrent quand un électrochoc courut dans ses veines. Finn, Isaiah, tenez-la.
Comme des soldats de plombs dans les mains d'un enfant, les deux hommes obéirent.
— Même avec de l'opium, ça va vous faire m...
— J'étais une putain d'infirmière pendant la guerre ! cria Rose en regardant Thomas, et c'était comme si son doigt était de nouveau sur la détente, crachant des balles qui lui revenaient dessus. Quand elle parla, une pointe de son ancienne véhémence tomba de son ton. Je sais que ça va faire mal ! Juste... Finissons-en.
Thomas n'avait jamais besoin qu'on lui dise quelque chose deux fois, et la mâchoire de Rose se contracta quand il étira la peau autour de sa blessure pour l'inspecter. Ses yeux se déplacèrent sur Finn, qui avait posé sa main près de la sienne.
— Là, prenez ma main.
— Putain ! s'écria Rose. Elle serra les dents quand Thomas versa du whisky sur la plaie et sa main empoigna celle de Finn. Maintenant que l'adrénaline avait disparu, cela faisait mal. Chaque part d'elle-même souffrait, surtout son futur. Sa main vola en direction de Thomas, attrapant son bras avec plus de force que sa perte de sang l'autorisait. Faites en sorte que je puisse jouer de nouveau.
— Ça sera le cas.
Thomas lui donna un hochement de tête sec et s'empara de la pince à épiler. Quand il la fourra dans sa chair à la recherche de la balle, Rose laissa échapper un juron, puis un autre, mais elle ne ferma pas les yeux. Elle les garda sur Thomas, compta les taches de rousseur sur sa peau jusqu'à ce que son regard descende le long de ses pommettes saillantes, de la cicatrice sur sa joue, et elle fut projetée à une autre époque, une époque durant laquelle elle était à sa place et lui à la sienne.
— Là.
— Putain de merde, maugréa-t-elle en français, des larmes picotant ses yeux lorsque Thomas trouva la balle et la sortit.
Son esprit s'embrumait, sa prise sur la réalité s'étrécit. Les formes devant elle devinrent des ombres, puis des ombres d'ombres.
— Lequel d'entre nous est-elle en train d'insulter ? demanda Isaiah, luttant pour maintenir Rose immobile tandis qu'elle se tortillait.
— Probablement moi, dit Thomas.
Quand il versa plus d'alcool sur sa blessure, ses yeux roulèrent en arrière et des mots incohérents sortirent de sa bouche. Elle sentit chaque bord de son corps en flammes, comme si quelqu'un avait allumé un feu en elle et avait transformé ses cellules en cendres.
— Mon Dieu ! hurla-t-elle, des lignes floues dansant dans son champ de vision jusqu'à ce que Thomas s'éclaircisse devant elle.
Le regarder était comme regarder une statue vivre parmi les humains ; pendant qu'Isaiah et Finn fronçaient les sourcils, Thomas ne s'arrêta pas devant son inconfort, tout comme elle ne l'aurait pas fait à sa place. Parce qu'avant que quelque chose ne guérisse, il fallait que cela blesse. Alors il appliqua de l'iode et ignora ses gémissements, et sa concentration ne faiblit jamais, car il lui avait promis qu'elle jouerait encore, et s'il y avait bien quelque chose à laquelle Thomas était loyal, c'était sa parole.
— Elle va s'en tirer ?
Les joues de Finn étaient cramoisies, ses mains donnaient des tapes dans son dos sans se soucier d'à quel point elle se cramponnait au sien.
— Oui. Heureusement, la balle a loupé l'os, donc il n'est pas fracturé. Elle a aussi manqué les nerfs. Si ça n'avait pas été le cas...
— Je ne serais probablement pas capable... de bouger mon bras de nouveau.
Rassemblant chaque dernière parcelle de vie qu'elle avait en elle, Rose s'appuya sur son coude sain, le sang se précipitant à sa tête quand la porte s'ouvrit brusquement et qu'une vague d'hommes inonda la pièce.
— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda Thomas, coupant un fil avec ses dents comme s'il n'y avait pas une femme ensanglantée sur sa table.
— Cinq hommes, Tommy.
L'homme qui avait parlé avait un accent épais, son costume sur mesure rendant l'état misérable dans lequel se trouvait Rose encore plus flagrant. Ils passèrent tous leurs yeux sur elle, et Rose fronça les sourcils. Elle avait toujours détesté qu'on la prenne en pitié. Surtout quand elle n'avait pas de raison de l'être.
— Ils ont parlé ?
— Ils l'auraient fait s'ils n'était pas tous morts. Je ne sais pas qui a fait ça, mais je n'aimerais pas me retrouver contre lui, Tommy. La pauvre dame a été chanceuse de s'échapper, qui sait ce qu'ils auraient fait à un si beau visage...
— Partez, coupa Thomas, son regard jeté sur Rose. Tous. Et faites disparaître les corps.
— Mais Tommy..., commença Finn, ravalant son courage devant les yeux de son frère.
Quand tout le monde dans la pièce sortit et que ce ne fut plus que Rose et Thomas et le tic-tac de la vieille horloge, il s'assit sur la chaise à côté d'elle et saisit son bras plus doucement qu'elle pensait qu'il le ferait.
— Je dois vous recoudre, ça va aller ?
Elle opina du chef, et une nouvelle fois, il ne perdit pas de temps. Elle tressaillit quand l'aiguille perça sa peau, et encore plus quand il parla.
— Vous savez, mes hommes semblent tous penser que vous étiez avec ces hommes et que vous avez miraculeusement échappé à quiconque les a tué. Mais comme j'ai du mal à croire aux miracles, je pense qu'il y a une autre explication, déclara-t-il. Il releva la tête des points de suture, ses yeux infiltrant les siens, l'enfermant dans une vérité à laquelle elle ne pouvait échapper. Il la voyait. C'était la raison pour laquelle il était le seul à ne pas s'apitoyer sur elle. Alors que s'est-il passé, Rose ? Qui a fait ça ?
Il regarda de nouveau les points de suture. Sa peau picotait encore aux endroits où ses doigts l'avaient touchée. Elle perçut le parfum de son eau de Cologne, un mélange de romarin, de jasmin, d'épices et d'excès de pouvoir, et le picotement se logea dans sa colonne vertébrale.
— Il y avait ce groupe dans une ruelle, ils attaquaient une femme. Alors je suis intervenue. L'un d'eux m'a tiré dessus. Alors je l'ai tué.
— Et les autres ?
— Je les ai tués aussi.
Thomas hocha lentement la tête, toujours de marbre. Il continuait à la recoudre, et Rose ne pouvait s'empêcher d'avoir l'impression qu'au contraire, il déchiquetait certaines parts d'elle-même.
— Vous saviez qui ils étaient ?
— Non.
— Visiblement, ils ne savaient pas à qui ils avaient à faire non-plus, dit-il. Il finit de coudre sa blessure pour en ouvrir une autre quand ses yeux entrèrent en collision avec les siens et qu'elle aperçut chaque morceau de lui en eux. Mais personne ne le sait vraiment, pas vrai ?
Elle se mordit la lèvre et ses ongles s'enfoncèrent dans ses paumes pour faire cesser l'animation dans sa tête, pour reprendre le contrôle, mais c'était vain. Thomas était l'aiguille, et peut importe à quel point il faisait mal, sa peau le réclamait.
— C'est plus facile d'être ce qu'on est quand les gens ne savent pas qui c'est, n'est-ce pas ? finit par dire Rose, ses doigts s'agrippant aux bords de la table quand il pressa un vêtement froid sur son visage. Comme vous, par exemple. Je sais que la plupart des gens vous regardent et voient un homme qui tue. Mais actuellement, je vous regarde et je ne peux m'empêcher de voir un homme qui sauve.
Thomas jeta le vêtement sur le bureau, sa main frottant son visage. Rose avait l'habitude des cercles sombres sous ses yeux – ils venaient des choses dans leurs têtes qui ne sommeillaient jamais.
— Les compliments ne m'empêcheront pas de découvrir ce que vous cachez, Rose.
— Eh bien, j'aurais essayé. Mais si vous trouvez, dites le moi, je vous en prie. J'aimerais le savoir, moi aussi.
Elle grimaça quand elle essaya de se lever et perdit l'équilibre. Les mains de Thomas la rattrapèrent rapidement, ce qui les surpris tous les deux, et puis sa respiration se troubla lorsque les émeraudes dans ses yeux touchèrent les saphirs dans les siens, et son corps la démangeait là où étaient ses mains et encore plus là où elles n'étaient pas.
— Une infirmière ne devrait pas savoir qu'elle doit se reposer ?
Rose pensa qu'il allait ôter ses mains de sa peau, mais l'une d'elles se déplaça sur son visage, les doigts traçant le contour de sa mâchoire avec délicatesse, de la même manière que les fleurets des pissenlits tombaient sur sa peau quand elle soufflait dessus dans les champs couleur de miel de France. Les champs sur lesquels des couchers de soleils tardifs et des étés chauds se posaient, jusqu'à ce que la guerre et la mort décidèrent d'en faire tout autant.
— Vous vous en êtes bien sortie, Rose.
— J'ai tué cinq hommes, Thomas. Ne me dites pas ça.
— Ce n'était pas la première fois, si ? Que vous avez pris la vie d'un homme.
Elle détourna ses yeux des siens, les posa sur son bras. La peur qu'elle ne puisse plus jamais porter un violon diminua quand elle vit le travail qu'il avait fait.
— Non. Je doute que ce soit la dernière fois. Vous savez, cette vie qu'on a tous les deux et que les gens pensent que nous choisissons, nous ne la choisissons pas. Elle nous choisit, et on ne peut s'en échapper. Parce qu'il y a une part de nous qu'on ne rencontre qu'au contact du sang. Le nôtre – ou celui des autres.
Thomas retira sa main et quelque chose en Rose souffrit, quelque chose qui ne venait pas de son bras mais d'un endroit bien plus dangereux. Quelque part, dans la maison, elle pouvait entendre les échos des rires birminghamiens.
— Reposez-vous, Rose. Je vous rapporterai quelques vêtements d'Ada et quelque chose à manger. J'espère que votre palais français n'est pas trop offensé par la nourriture anglaise, parce que c'est tout ce qu'on a.
Malgré tout, Rose sourit. Car quelque part en elle, tout ce qu'elle entendait était le battement de son cœur dans sa cage thoracique.
***
— Aïe, marmonna Rose entre ses dents.
Essayer de s'habiller avec un corps tabassé et un bras couvert de bandages s'avérait être un défi plus grand que ce qu'elle était capable d'affronter, et cela n'aidait pas que sa tête soit encore prise de vertiges, voulant à tout prix la traîner dans les abysses de l'inconscience. Elle lâcha un soupir lourd et se regarda dans le miroir sale. Les gouttelettes d'eau sur sa peau et les vêtements neufs ne la faisaient pas se sentir plus propre. Elle pouvait encore sentir le sang se coller à des parts d'elle-même qu'elle ne pouvait pas laver.
— Fils de pute !
Il y eût un toc-toc à la porte, puis sa voix remplit la salle de bains.
— Besoin d'aide ?
— Si cela ne vous dérange pas, dit-elle, faisant de son mieux pour lutter contre la brume dans son cerveau.
Thomas ouvrit la porte et s'approcha d'elle silencieusement, et les bruits dans les autres pièces devinrent plus lointains, comme s'ils provenaient de l'autre côté d'un tunnel. Rose ne savait simplement pas si elle avançait vers la lumière ou s'enfonçait plus profondément dans l'obscurité.
— Les entailles dans votre dos, les avez-vous nettoyées ?
— Non, malheureusement, être une contorsionniste ne figure pas parmi mes nombreuses qualités.
Thomas étouffa un rire.
— Eh bien, quelqu'un doit le faire si vous ne voulez pas qu'elles s'infectent.
— Il semblerait que vous en ayez appris beaucoup durant la guerre, Sergent.
— Autant que ce que j'ai perdu. Tournez-vous.
Elle leva les yeux au ciel et se dérida. Ses nerfs étaient épuisés et ruinés mais comme l'Univers entre les mains de Dieu, elle lui obéit.
— Et maintenant, Sergent ?
— Vous permettez si je relève ça ?
Ses mains étaient sur l'ourlet de son chemisier et ses lèvres s'étirèrent en une lune décroissante, son dos brûlant par son regard.
— Oh, je vous en prie, je suis certaine que vous en mourez d'envie.
— Content de voir que vous vous sentez mieux.
Il releva la tête, et leurs regards se rencontrèrent sur le miroir. Elle fut la première à regarder ailleurs, car ses yeux avaient des questions pour les réponses qu'elle ne pouvait pas lui donner.
— Ce n'est pas grâce à votre nourriture anglaise, c'est certain. Les bords de sa bouche se relevèrent sans le vouloir. On ne peut même pas nourrir des fantômes avec ça.
— Eh bien, il y a de nombreux fantômes ici.
— Dans cette maison ? Ou dans votre tête ?
Son regard attrapa le sien dans la glace. Puis il releva sa chemise juste assez pour s'occuper de ses blessures, et Rose resta calme jusqu'au bout, même si les incisions piquaient, même si ses doigts étaient brûlants.
— Je rêverai que mes hommes aient la moitié de votre tolérance à la douleur, cela m'économiserait quelques migraines, pas vrai ?
Son souffle tomba sur sa nuque comme une plume ; elle ne comprit pas pourquoi son corps décida de réagir au sien par d'aussi violents frissons.
— Eh bien, puisque nous les femmes portons la vie, ce n'est que justice d'être équipées pour y faire face, répondit Rose. Mais merci... Pour tout ça.
Il rabaissa sa chemise mais ne bougea pas. Elle pouvait sentir la chaleur émanant de son corps, et dans le miroir ses yeux se perdirent dans les siens.
— Ce n'est rien.
Ses yeux s'égarèrent sur son dos, sur son omoplate qui était désormais visible, et Rose sentit un coup dans sa poitrine quand ses doigts planèrent au-dessus de son tatouage. Elle ne l'avait pas regardé depuis si longtemps qu'elle avait presque oublié qu'il était là. Mais elle ne le pouvait pas, et ne le ferait jamais plus, car il était une partie de son cœur qui était éternellement gravée sur sa peau. La partie la plus triste.
— Surpris ?
— Je ne peux pas dire avoir déjà vu un tatouage sur une femme.
— C'est de l'arabe. Ya'aburnee, dit-elle, et ce murmure fut la chose la plus cruelle et la plus douloureuse qu'elle ressentit ce jour-là. Elle regarda par-dessus son épaule, vers lui. Se demandant s'il y avait un bout de sa peau sur lequel une part de son cœur était encré aussi. Ça veut dire « Tu m'enterres ».
— Votre sœur m'a parlé d'un homme.
Elle se retourna et déglutit quand leurs corps faillirent entrer en collision. Ses manches étaient toujours retroussées, les veines de ses bras sculptées et fortes.
— Et pourtant, de nouveau, vous êtes un homme qui tue, chuchota-t-elle. Rose pouvait le supporter. Elle pouvait gérer si c'était une balle qu'il extirpait d'elle, mais pas si c'était son cœur qu'il arrachait. Pourquoi recoudre mes blessures si c'est pour en ouvrir de nouvelles ?
Son toucher quitta sa peau, et elle sentit son absence aussi intensément qu'elle avait sentit sa présence.
— J'étais juste curieux, c'est tout. Quant à qui a enterré qui.
Elle baissa les yeux sur ses mains, sur les taches sur les jointures de ses doigts.
— Thomas, vous le savez, n'est-ce pas ? Qu'il n'y a jamais qu'un corps, qu'une âme, dans une tombe.
Il recula d'un pas, puis fit volte-face et s'en alla, et elle se demanda dans quel cercueil il était coincé.
— Je l'ai appris il y a bien longtemps.
***
— Quelqu'un semble aller mieux, sourit Isaiah quand Rose entra dans la cuisine dans laquelle les Peaky Blinders étaient rassemblés.
La plupart étaient en train de jouer aux cartes et de boire, un changement agréable dans l'atmosphère menaçante dont elle avait été couverte ce jour-là.
— Comment vous sentez-vous, chérie ?
— A chier, mais j'ai survécu à pire.
Finn releva la tête vers elle, des rides au coin des yeux où une peau lisse et sereine aurait dû se trouver.
— Est-ce qu'Andrea... ?
— Elle va bien, elle n'a rien à voir avec ça.
— Dieu merci, soupira-t-il, et Isaiah posa une main réconfortante sur son épaule, au même moment qu'un homme dans un costume en tweed posait son verre et s'avançait vers elle.
— Alors voilà la fameuse Rose, hein ? La première femme que notre Tommy voit après son épouse... Vous savez, maintenant que je vous observe, je constate qu'il a clairement un type de femme.
— De par votre grande gueule, je suppose que vous êtes Johnny Dogs ?
— Le seul et l'unique, chérie, à votre service, dit-il en faisant une révérence, un large sourire effronté au visage quand il la regarda de nouveau. Alors c'est quelque chose que vous faites souvent, venir chez les gens à l'improviste pour pisser le sang sur leurs jolis tapis ?
— Non, Thomas est spécial, sourit Rose, et son sourire se répandit rapidement parmi les autres hommes, comme une infection pour laquelle il n'y avait aucun traitement.
— Quand on parle du loup..., marmonna Johnny, faisant un geste vers la porte.
Rose se retourna, son souffle perdu quelque part entre elle et le seuil sur lequel Thomas s'adossait, les premières minutes du clair de lune dégoulinant de ses yeux. Il disparut sans un mot, mais la façon dont il se tenait peignait une instruction éloquente sur son dos, et elle le suivit, même si elle n'aimait pas marcher là où d'autres l'avaient fait. Mais elle était chez lui, alors le loup en elle devait se contenter d'une peau de mouton pour le moment.
Il ferma la porte de son bureau et s'assit sur le fauteuil derrière le secrétaire, lui faisant signe de s'asseoir en face de lui.
— Je croyais vous avoir demandé de vous reposer, commença-t-il, ouvrant rapidement sa boîte de cigarette et en choisissant une.
— Je n'ai jamais aimé les ordres. Vous voyez, ce n'est pas les gens qui brisent les ordres qui commettent les pires crimes. Ce sont les gens qui les suivent – que ce soit pendant la guerre, en politique, appelez ça comme vous voulez.
— Toujours réponse à tout, dit Thomas en secouant la tête, la cigarette coincée entre ses doigts. Donc vous avez tué cinq hommes. Je suppose qu'ils ne sont pas décédés sans se battre. Alors où avez-vous appris à vous battre comme ça ?
— J'ai des amis boxeurs, ils m'ont appris une chose ou deux.
— Ah, oui, Raphael. Je suis quasiment sûr que Finn se chie dessus à chaque fois qu'il entend son prénom.
— Je suis quasiment sûre qu'il est le seul, gloussa Rose, mais la question qui suivit la rendit sérieuse. Êtes-vous choqué que je ne sois pas choquée par la violence ?
— Non, comme vous l'avez dit, vous étiez une infirmière pendant la guerre. Je suis choqué que vous n'essayiez pas de l'éviter. Après avoir vécu avec la violence pendant quatre ans, la plupart des gens le feraient.
— Vous ne l'avez pas fait. Pourquoi devrais-je être différente ?
— Parce que vous étiez là pour sauver les hommes, et j'étais là pour les tuer. Alors je me demande ce qui a changé.
— Il y a deux choses qui peuvent niquer une personne. La guerre et l'amour. Le plus souvent, ce sont la même chose.
— L'homme dans votre dos, opina Thomas, de la fumée s'élevant lentement de la cigarette.
— Et les fantômes dans votre tête, répondit Rose. Si vous devez vraiment savoir, j'ai grandi avec mes frères qui se battaient constamment. C'est comme ça qu'ils deviennent des hommes, n'est-ce pas ? Et mon père... Il était un fermier qui menait quelques affaires illégales pour quelques hommes douteux. Il disait qu'il n'y avait pas beaucoup de choses qu'il pouvait nous apprendre, mais qu'il pouvait nous enseigner comment nous défendre. Il voulait que mes frères se battent comme des hommes. Et ils le faisaient, et je regardais. Et quand j'ai été assez grande, je lui ai demandé de m'apprendre à me battre comme un homme, moi aussi. Et il l'a fait. Il disait qu'il nous protégerait toujours, mais si un jour il ne le pouvait pas, et qu'il mourrait, au moins ses enseignements le feraient. Alors mes sœurs et moi, on s'est entraînées et on s'est battues comme des hommes. Jusqu'à ce qu'on se soit assez entraînées et qu'on ait assez saigné pour se battre comme des femmes.
— Et ces hommes douteux ? Ils faisaient partie d'un gang ?
— Oui. Il semblerait que je ne puisse m'en échapper, pas vrai ? Mes frères ont été entraînés dans leurs affaires deux-trois fois – la plupart pour faire des courses, distribuer de la drogue, ce genre de choses. Mais c'était du crime de bas étage, et ça a disparu quand les hommes sont allés à la guerre. Rien comme ce que vous faites.
— Ou que les French Kissers font.
Un côté de ses lèvres se redressa. Elle ressentit l'urgence de lui dire que tout ce qu'elle avait appris sur le crime de haut niveau, elle l'avait fait avec lui.
— Vous n'abandonnerez jamais, n'est-ce pas ?
— Pas jusqu'à ce que j'obtienne ce que je veux, répondit Thomas en lâchant un tourbillon de fumée, le dos calé sur le fauteuil pendant que son regard la disséquait. Vous allez vous retrouver sous des tirs croisés, Rose.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que l'homme que vous portez sur votre épaule, c'est l'amour de votre vie. Et le chef du gang. C'est pourquoi vous tenez tant à garder son identité secrète, c'est pourquoi vous ne voulez pas m'aider. Et je sais ce qui arrive aux femmes de chefs de gang, Rose. Elles ont rarement une fin heureuse.
Rose ne savait pas ce qui était pire ; qu'il aurait pu découvrir la vérité, ou qu'il l'ait tellement tordue qu'elle sentait des épines crever son cœur. Alors elle rapprocha la chaise et se leva, et quand elle parla, cela eut le même effet que si elle avait eu du cyanure dans sa bouche.
— Merci pour l'avertissement, Thomas. Mais si cela ne vous dérange pas, je vais m'en aller maintenant. J'ai une maison qui m'attend – une où je ne serai pas en compétition avec le fantôme mort de votre femme.
Il la vit partir, l'entendit quitter la maison, et cette nuit-là, le seul fantôme dans sa tête était le sien et uniquement le sien. Les cauchemars et les rêves qu'il faisait le ramenaient tous à Rose. Mais pour la première fois depuis un long moment, Thomas se sentit plus vivant éveillé qu'endormi.
Et son cœur cliquetait enfin de nouveau.
*
Ce chapitre est l'oeuvre de endIesstars, je ne fais que le traduire en français.
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