10. La malédiction des Shelby
« Les femmes qui se comportent bien font rarement l'histoire. »
↳ Rose Salvage ↲
Rose entra dans le bureau doré à La Vie en Rose pour y trouver les frères Bardin debout près de la grande fenêtre regardant les rues sombres et les gens pressés comme s'ils les possédaient, comme s'ils possédaient leurs mondes, ou du moins Londres, ce qui n'était pas chose rare, mais une chose tout de même assez exquise pour faire s'arrêter tout le monde sur le seuil pour se délecter de la vue ; sauf s'ils étaient Rose, bien-sûr, qui n'avait pas le temps d'admirer la beauté du pouvoir qu'elle était trop occupée à récolter dans ses mains et s'assurer qu'il y restait. Et ce même si ses mains étaient actuellement liées, et même si Thomas Shelby possédait chaque parcelle de la corde.
Depuis qu'il avait clairement dit qu'il voulait découvrir tout ce qu'il pouvait sur les French Kissers, sa vie s'était transformée en un échiquier géant où elle se déplaçait sur la pointe des pieds autour des pions avant qu'il ne puisse les bouger. Mais il devenait de plus en plus difficile de l'empêcher de passer à l'action, de protéger ses murs de sa volonté de fer et de sa motivation impitoyable à mettre au jour chaque secret enterré qu'elle avait si prudemment construit et sauvegardé au fil des ans.
Son empire, qui s'élevait un temps en une immense forteresse fortifiée que personne n'osait percer, ressemblait désormais plutôt à un château de cartes attendant le souffle final de Thomas pour le faire s'effondrer. Rose avait assez de cadavres dans son placard pour remplir un cimetière entier, et la dernière chose qu'elle voulait soit que Thomas l'aide à creuser les tombes.
— Déjà là ? demanda-t-elle après avoir fermé la porte, envoyant un regard virulent à Nicolas depuis la vitre fraîchement lavée. Mais il regarda ailleurs. Il ne le faisait jamais. Jamais avec elle. Churchill est donc si ennuyant ?
— Tu n'imagines même pas à quel point, se plaignit Jules, faisant les cent pas avec des yeux endormis et les sourcils froncés avant de s'enfoncer dans la chaise du bureau de Rose. Il y avait un portrait des Salvage, lustré et délicat, sur le mur derrière lui, et une table avec un téléphone et un vase de roses en-dessous. Je préfèrerais jouer sur un piano désaccordé que faire affaires avec cet homme une nouvelle fois. Ou avec quiconque, vraiment. Je déteste le business. Heureusement pour nous, Nicolas excelle dans cet art.
— Donc je prends ça pour une acceptation de sa part ? fit Rose en s'arrêtant aux côtés de Nicolas pour essayer d'attraper son regard vers la vitre, en vain.
Rose n'avait jamais rencontré Churchill et se demandait souvent comment il était ; elle supposait qu'il préférait faire des affaires avec des hommes, et s'était figuré qu'il était mieux qu'il ne soit pas au courant de sa véritable identité.
— Pour ce qui est d'étendre notre business et gagner le monopole sur le commerce d'absinthe en France en échange des plans de guerre qu'on a dérobé aux Allemands ? Oui. Il était très satisfait des informations qu'on lui a apporté. Je suppose que le meurtre des boches n'était pas si inutile après tout ; on a réussit à faire chanter Churchill, et Shelby à nous faire du chantage en retour.
— Il ne nous fait pas du chantage, rétorqua Rose d'une voix d'acier.
— Tu en es sûre ? répondit Nicolas, mais sans se tourner vers elle pour autant. Sur ce point, il ressemblait à Thomas. Il utilisait son regard comme une arme. Rose n'avait juste jamais imaginé qu'il l'userait à son encontre. Il avait ton sac à main, ce qui est suffisamment incriminant.
— Et il me l'a rendu.
— A condition que tu l'aides dans sa quête consistant à déterrer tous tes secrets. Qui sait quels autres trucs incriminants il peut avoir sur nous à l'heure qu'il est ? Il sait peut-être déjà la vérité et se joue simplement de toi. De nous. Et tu le laisses faire.
— Je le laisse faire ? s'écria Rose en serrant les poings et s'approchant, se plaçant entre Nicolas et la fenêtre. Son regard trébucha sur le sien juste une seconde, mais cela lui suffit, même si cela avait un goût amer entre ses lèvres. Tu n'as pas le droit de dire ça, quand tout ce que j'ai fait ces dernières semaines est d'essayer de l'avoir à l'usure en lui donnant de faux indices. Ce n'est pas de ma putain de faute s'il est si obstiné.
Nicolas secoua la tête, son ton d'un décibel ni supérieur ni inférieur à la normale. Il n'allait pas lui crier dessus. Même une dispute ne le conduirait à pas lui hurler dessus.
— Ça ne tiendra pas bien longtemps. Il n'est pas du genre à abandonner.
— Je sais, fit Rose en lui tournant le dos et en concentrant son regard sur Jules, qui était ratatiné sur le siège comme s'il voulait en être aspiré. Jules n'aimait rien qui ait un rapport avec les conflits ; il était difficile de l'imaginer en soldat avec un fusil dans les mains que tous les Français voulaient à leurs côtés et qu'aucun Allemand ne voulait croiser. Toutes les détentes qu'il avait pressées aurait dû être des notes de piano. Jules...
— Ah non, ne me mêle pas à vos bagarres, grogna le Bardin en secouant la tête, refusant de prendre parti. Si Angeline avait été là, Jules n'aurait même pas hésité. Vous ressemblez à deux écoliers se disputant à cause d'un putain de sandwich. Honnêtement, de vous deux, je ne sais pas lequel est le plus intéressé par Thomas Shelby.
Rose et Nicolas se fâchèrent en même temps, la première chose sur laquelle ils s'étaient mis d'accord depuis que l'atmosphère entre eux était devenue aussi aigre que du vinaigre.
— Il te veut, Rose, coupa Nicolas l'épais silence, la tête toujours face à la fenêtre, comme si la ville avait les réponses aux questions qu'il n'avait même pas formulées. Mais plus que cela, il veut ta couronne. Et je ne supporte pas de te voir lui en faire cadeau.
— Je ne lui en fais nullement cadeau, répondit Rose, sa mâchoire crispée quand elle parla, sa voix aussi tendue qu'une flèche prête à être tirée. Que pensez-vous que je faisais pendant que vous étiez en train de lécher le cul de Churchill ? Je cherchais une chose à marchander au cas où Thomas découvre la vérité. Quelque chose qui le ferait taire et qui m'assurerait que notre héritage demeure intact.
— Eh bien, l'as-tu trouvée ?
La réponse vint sous la forme d'un toc-toc à la porte ; c'était Arwen, qui n'avait autorisé sa bouche à parler qu'après que ses yeux aient pris une gorgée longue et délibérée du visage de Nicolas, dont les traits sombres étaient mis en valeur contre la vitre pâle.
— S'il te plaît, dis-moi que tu apportes de bonnes nouvelles, pria Jules, sa tête reposant sur son bras, prêt à attendre.
— Pas besoin de troubler ta jolie caboche, mon chou, j'ai d'excellentes nouvelles ! dit Arwen sans donner plus de détails jusqu'à ce qu'elle rejoigne Nicolas pour lui voler une cigarette dans sa poche et l'allumer. Pour elle, la vie n'était rien qu'une scène ; tout était suspens et théâtralité. Je me suis rendue au bordel. Et il paraît que certains Peaky Blinders y sont effectivement allés dernièrement. Tu es sûre de ne pas avoir du sang gitan en toi, Rose, pour faire d'aussi justes prédictions ?
— Ce sont juste des hommes agissant comme des hommes, il n'y a rien d'autre à chercher. Qu'as-tu découvert ?
— Que n'importe quel homme nous dira ce qu'on veut après un bon verre et une baise express, lâcha Arwen par-dessus la flamme du briquet tandis que Nicolas et Jules levaient les yeux au ciel. Surtout un certain Johnny Dogs, je crois que c'est son nom. Donc, selon mes amies, Thomas a un plan pour faire sortir sa famille de prison. Il implique Churchill... et Sa Majesté en personne.
— Comment ? demandèrent Rose et Nicolas à l'unisson, et même Jules releva la tête pour ce qui aurait autrement été pour lui un très bon moment pour dormir.
— Apparemment, pendant le vol que Thomas a commis chez les Russes, tu sais, pour voler leurs bijoux...
— Oui, Alfie m'en a parlé.
— Eh bien, il a aussi trouvé une boîte pleine de correspondances du roi George aux Russes Blancs qui montre qu'il collaborait contre les Soviétiques, ce qui prouve son implication dans le meurtre et l'accusation de sédition dont sont accusés les Peaky Blinders. Et cela consolide de plus l'argument de Thomas selon lequel sa famille était prise dans une conspiration qui les dépasse. Donc, son plan consiste à faire chanter le gouvernement britannique avec les lettres, comme les brûler si sa famille est libérée.
— Il a toujours un as dans la manche, murmura Rose. Elle ne savait pas ce qu'elle trouvait plus dur à croire ou plus facile à admirer : la chance de Thomas ou son ingéniosité. S'il a autant de leviers d'action en mains, la seule libération de sa famille ne lui suffira pas. Il voudra en tirer quelque chose de plus. Il veut toujours quelque chose de plus.
Rose regarda Nicolas, qui la fixait déjà. Cela changeait tout. Cela lui prouvait que Rose bougeait encore les pions.
— Qu'est-ce qu'un homme pourrait vouloir de plus, n'a-t-il déjà pas tout ? s'enquit Jules.
— Un siège au Parlement, devenir officier de l'Ordre de l'Empire Britannique, un ticket pour la Lune, qui sait, fit Rose en haussant les épaules. Mais si je peux mettre la main sur ces lettres, j'aurais quelque chose contre lui. Il ne voudra pas perdre la seule chose qui empêche ses proches de rencontrer un nœud coulant. J'ai accès à sa maison maintenant, je suis certaine qu'il y garde les papiers.
— Comment vas-tu les trouver, par contre ? intervint Arwen. Ce n'est pas comme s'il allait te laisser te balader dans sa maison pour ouvrir des coffres ici et là.
— Je trouverai un moyen, dit simplement Rose, faisant un pas en direction de son amie pour lui donner un long baiser sur la joue. Tu es brillante, Arwen. Brillante.
— Ne me remercie pas, remercie les filles et la queue avide de Johnny Dogs.
— Qu'est-ce qui empêche Thomas de demander la libération de sa famille tout de suite ? questionna Nicolas en poursuivant la discussion, ses doigts tapotant son menton pendant que ses pensées comblaient les trous dans celles de Rose.
— Il attend qu'un Lord intervienne à l'appel en faveur des Shelby, mais c'est seulement dans quelques mois. On a le temps, déclara Arwen, mais dès que ce dernier mot quitta sa bouche, quelqu'un toqua à la porte.
— Rose ? appela Evelyn, les mots étouffés par l'urgence. Tu vas vouloir descendre. Thomas Shelby est là. Et il n'a pas l'air très content.
***
Il y avait un homme qui attendait en bas des escaliers. Ce n'était pas le premier, ça ne serait pas le dernier, mais aucun d'autre n'avait été comme cela. La manière dont son dos se redressa naturellement, comme s'il savait que son détenteur portait le monde sur ses épaules et devait le montrer ; la manière dont le cobalt dans ses yeux vola la lumière de tous les coins de la pièce, même les plus sombres ; la manière dont il sortit la montre en or de sa poche comme s'il possédait chaque minute et chaque seconde, comme s'il n'y avait rien qu'il ne puisse plier ou acheter, pas même le temps...
Thomas Shelby était à des kilomètres d'avance sur son temps, ce qui signifiait qu'il était derrière la mort à peu de secondes près. Il avait une intemporalité rien qu'à lui, comme s'il avait déjà vécu milles vies et était mort mille fois de plus. Il se déplaçait comme si chaque personne et chaque instant devait le rattraper ; le temps n'attendait personne, et lui non-plus. Et en risquant un coup d'œil en sa direction, Rose se demanda si dans un siècle son nom serait imprimé dans les livres d'histoire.
— Thomas, lança Rose en descendant les escaliers, un sourire sardonique reposant sur ses lèvres quand l'homme qui avait l'habitude de regarder les gens de haut devait alors lever les yeux vers elle. Que me vaut ce plaisir ? Charlie se porte-t-il bien ?
Les semaines avaient passé depuis leur premier cours, et Rose s'était retrouvée à tenir au petit garçon de plus en plus. Il ne serait sans doute jamais Mozart, mais il semblait apprécier jouer du violon, ce qui était la chose la plus importante. Et la plupart des jours Thomas les laissait seuls, ce qui était une bénédiction. Mais maintenant, il était là, devant elle, et ce ne pouvait qu'être une malédiction. Une malédiction qui l'attirait plus qu'aucune bénédiction.
— Ouais, il va bien. Je le soupçonne de vous aimer plus que les chevaux, et il aime beaucoup les chevaux, fit Thomas en passant sa main dans sa poche, y prenant une cigarette et la pendant à ses lèvres. D'autre part, je crois que ses autres professeurs vous détestent, étant donné que vos leçons sont désormais son moment préféré de la semaine.
— Ah, la malédiction des Shelby, dit Rose, tambourinant de ses ongles la balustrade avant de poser le pied sur la dernière marche et de s'arrêter devant Thomas. Ses yeux glissèrent sur son visage pendant un moment, mais cela ne lui suffisait pas. Pour quelque raison que ce soit, elle aimait avoir son regard sur elle. Peut-être parce qu'il était telle une arme, et Rose était habituée aux armes. Être respecté par beaucoup, détesté par plus et craint par tous. Il semblerait que j'en sois victime.
— Un prix que vous voulez bien payer, non ?
— Pour Charles, oui. Êtes-vous venu prendre votre déjeuner ?
— Je suis venu pour vous parler.
— Eh bien, j'allais déjeuner.
Thomas secoua la tête, la cigarette dansant sur ses lèvres en un refus semblable.
— Je ne peux pas attendre.
— Je ne vous demande pas d'attendre, rétorqua Rose. Elle le contourna et attrapa une chaise à la table vide la plus proche, et ses yeux la suivirent, traçant chaque mouvement qu'elle faisait, chaque courbe qu'elle avait. Thomas pouvait bien être en avance sur son temps, mais il était toujours derrière Rose. Et aucune quantité de secondes qu'il avait dans sa poche ne suffirait à la suivre. Déjeunez avec moi.
Les sourcils de Thomas se haussèrent ; et mentalement, les siens aussi. Elle avait parlé sans réfléchir, ce qui était peut-être une amélioration face à toutes les fois où elle avait parlé sans ressentir.
— Je n'ai pas le temps de déjeuner.
— Vous en aurez si c'est avec moi, contra Rose, traînant la chaise à l'envers et faisant un geste vers elle. Thomas pouffa dans sa barbe, la fixant pendant ce qui avait l'air d'être des heures, jusqu'à ce qu'il laisse échapper un soupir contrarié et s'assit sur la chaise.
— Je suppose que vous avez quelque chose pour moi, alors ? questionna-t-il, le bourdonnement étranger et le cliquetis des verres disparaissant en arrière-plan quand elle prit place devant lui.
— Oui, de la vraie nourriture au lieu du pauvre échantillon que ce que vous, les rosbifs, appelez la cuisine anglaise. Vous ressemblez à un homme qui mange à peine, et je blâme cette hideuse nourriture anglaise pour cela.
— Je suis content que Pol' ne soit pas là pour vous entendre, elle aurait pu vous tirer dessus pour ça.
— Elle a l'air d'être une femme terrifiante, sourit Rose, ouvrant une bouteille de whisky et versant le liquide couleur caramel dans deux verres.
— J'en suis entouré, dit Thomas, acceptant le verre mais n'en prenant pas une gorgée. Je n'ai pas le temps pour ces petits jeux, Rose.
— Si vous n'avez pas le temps de manger, vous n'avez le temps de rien. Non, non, Thomas, vous ne sortirez pas d'ici tant que vous n'aurez pas goûté la subtilité de la cuisine française et le raffinement de nos pâtisseries. Je vous promets que dès que vous y aurez goûté, vous ne voudrez jamais rien d'autre.
— Oui, dit-il, ses yeux se déplaçant vers les siens, le verre rencontrant ses lèvres, le whisky finalement glissant sur sa langue et brûlant sa gorge. J'ai remarqué.
— Alors qu'allons-nous...
— Vous me retardez, Rose, l'interrompit Thomas. Il posa le verre d'une telle façon que quelques gouttelettes en volèrent et atterrirent sur sa main. Pas seulement maintenant, mais en me faisant aller à toutes ces réunions et négociations avec des Français et des hommes d'affaires qui me disent peu ou rien sur le gang ou son chef.
— C'est tout ce que je sais, Thomas, je ne peux pas plus vous aider.
— Hmm, murmura-t-il, inhalant une grande bouffée de la cigarette avant de l'ôter de sa bouche et de la pointer avec. Vous savez qui j'ai vu hier soir, en quittant un restaurant élégant à Kensington ? Kaya Yende. Je crois que c'est une amie à vous, c'est bien ça ? Je l'ai vue là-bas deux ou trois fois.
— Et ?
— Et elle a l'air d'une femme charmante, compte tenu de la manière dont elle giflait Alfie Solomons en plein milieu de la rue, expliqua-t-il d'un ton décontracté et sans prétention, comme s'il larguait des nouvelles et non des bombes. Vous choisissez bien vos amies, je peux vous reconnaître ça. J'ai entendu le coup de l'autre côté de la route.
Merde. Avec tout ce qui s'était passé, Rose avait complètement oublié le rencard dans lequel elle avait poussé Kaya.
— Je suppose que vous ne savez pas s'il lui a fait du mal ?
— Oh, je suis sûr qu'il ne lui a rien fait. Elle lui a dit qu'il n'y aurait pas de deuxième fois et s'est cassée en le laissant là. Elle vient toujours bien de Birmingham, putain. Je suppose que peu importe dans quelle putain de ville élitiste vous allez, peu importe à quel point votre accent devient snob, on ne peut pas se débarrasser de ça.
— Vous la connaissez, dit Rose, et ce n'était pas une question. Rose savait que Kaya était née et avait été élevée à Birmingham, et qu'elle avait pris le train pour Londres dès qu'elle l'avait pu. Mais elle ne savait pas pourquoi.
— Oui, elle était proche avec... quelqu'un qui m'importait beaucoup un temps. Bref, je suis allé le voir. Alfie a dit qu'il faisait affaires avec les French Kissers, mais ce connard a refusé de me dire quoique ce soit d'autre. Pouvez-vous imaginer cette grande gueule se taire pour une fois ? La loyauté d'Alfie revient habituellement à celui qui paie le mieux. Mais hier soir, sa loyauté revenait à sa queue. Et je parie que la loyauté de Kaya..., élabora-t-il, la cigarette toujours dirigée vers elle en une accusation. Les cendres au bout tombèrent, et Rose essaya de ne pas y voir son empire. Vous revient. A présent, la seule loyauté que j'ai du mal à comprendre est la vôtre. Mais si je devais parier de nouveau... Je dirais qu'elle lui revient.
Thomas leva sa cigarette, et Rose regarda derrière son épaule vers l'homme brun au sommet des escaliers dont les yeux sombres les survolait comme un faucon. Thomas pensait déjà que Nicolas était le chef, et exactement comme nécessaire, Nicolas se comportait précisément comme s'il l'était. Elle rapporta son regard sur lui, l'étau dans sa gorge réagissant déjà au poids de ses mots :
— Et je pense qu'il est temps de faire plus ample connaissance.
***
Il y avait une voix familière qui l'appelait dans les rues fraîches de Londres, mais les pensées de Rose étaient encore trop coincées au café et à la conversation qui s'y déroulait et qu'elle manquait. Elle faisait confiance à Nicolas et à sa capacité à duper et induire les gens en erreur, même Thomas ; ce n'était pas la raison pour laquelle elle s'inquiétait. Elle craignait que la maison puisse brûler à cause de la passion qu'avaient les deux hommes pour les cendres. Pour les avoir à leurs pieds pendant que les flammes dansaient toujours entre leurs doigts.
— Rose !
Une main attrapa son bras, et l'esprit de Rose revint à la réalité pour se retrouvez nez-à-nez avec des yeux marrons délicats dessinés dans des traits résolus et obstinés. Jessie Eden était une sacrée femme ; une parmi le peu qui ne se conformait pas à l'histoire, mais préférait faire en sorte que l'histoire lui soit conforme à la place.
— Tu vas bien ?
— Jessie ! Oui, je... Je ne m'attendais pas à te trouver à Londres. J'ai entendu dire que tu organisais une grève chez les ouvriers d'usine de Birmingham ?
— Oui, je suis venue finaliser les détails.
— Tu sais que Thomas Shelby ne va pas apprécier.
— Qui porte de l'importance à ce qu'un homme apprécie ? railla Jessie en l'attirant vers elle pour laisser passer une femme qui portait un manteau camel. S'il peut construire un monopole à Birmingham, il peut bien assurer un salaire égal à ses ouvrières.
— Tu l'as rencontré ? demanda Rose, acceptant la cigarette que Jessie lui offrait et la tendant vers son briquet comme si la fumée pouvait soulager l'étreinte autour de ses poumons.
— Non, pas encore. Et toi ?
— Oui. Une expérience inoubliable.
— Eh bien, la prochaine fois que tu le vois, vois si tu peux le convaincre de suivre ton exemple, fit Jessie en tirant sur son bras, un sourire chaleureux s'étalant sur ses lèvres. Rose n'y était pas habituée, étant donné comment Jessie était habituellement dans des mobilisations à crier et inciter des révolutions ; l'une des raisons pour lesquelles elles s'étaient liées d'amitié. Je suis fière de toi, Rose. Tes usines étaient l'une des premières, et encore l'une des quelques usines assurant un salaire égal entre les sexes et le même traitement des femmes dans l'ensemble. Il y a encore tant à faire, mais on est en train de changer le siècle, je le sens. Et bien assez tôt, les hommes comme Thomas Shelby ne seront plus capables de nous arrêter.
— Ils ne l'ont jamais été, répondit Rose, posant sa main sur l'épaule de son amie. J'admire ce que tu fais, Jessie. Vraiment.
— De même. Tu sais que je serais honorée si tu rejoignais notre cause, Rose. Les roses rouges sont un symbole du socialisme et de la démocratie sociale, après tout.
Rose gloussa.
— J'ai bien peur de ne pas être une femme de foi, que cela touche la religion ou la politique. En outre, les Communistes ont déjà leur rose.
Jessie sourit, attirant Rose dans une brève étreinte.
— Je dois y aller à présent, mais on poursuivra devant une tasse de thé bientôt, d'accord ?
— Ou un ou deux verres, acquiesça Rose en lui faisant un signe d'au revoir et s'en allant.
Pas très loin, un groupe d'enfants jouaient avec un ballon déchiré. L'un d'eux l'envoya trop fort et il dévala la rue, se prenant dans les pieds de Rose, la faisant trébucher. Sa chaussure frappa maladroitement la balle, et elle roula sur les pavés pour finir aux pieds d'un homme qui semblait avoir pris une place permanente à la table de ses pensées.
— Attention, les garçons, vous ne devriez pas déranger cette dame, dit Thomas, donnant un coup de pied dans le ballon pour le rendre au groupe sans accroc. Rose marcha vers lui, les mots se dissolvant sur sa langue quand elle le vit sourire. On faisait pareil autrefois, vous savez, dès qu'une jolie femme passait. Pour essayer d'avoir leur attention. Mes frères et moi n'avions pas beaucoup de succès.
Un rire léger s'échappa de ses lèvres.
— Un temps où Thomas Shelby était ignoré. Difficile à imaginer. Mais je suppose qu'on ne reste jamais la personne qu'on fut pendant notre enfance. Comment ça s'est passé ? Avez-vous eu ce que vous attendiez ?
— Pas tout. Une bourrasque balaya soudainement l'espace entre eux, faisant voler la casquette grise de sa tête en même temps que les cheveux de Rose fouettèrent son visage. Elle attrapa la casquette entre ses doigts ; il dégagea les boucles blondes de son visage. Nicolas m'a dit qu'il était le chef.
Rose retourna le sommet du couvre-chef dans ses paumes, et elle sentit les lames de rasoir aiguisées contre la douceur de ses doigts, plus aiguisées encore contre la rugosité de son cœur. Nicolas et elle avaient prévu cette option en dernier recours, mais apparemment pour lui le dernier recours était sorti en premier. Parce qu'il ferait n'importe quoi pour l'éloigner de Thomas. Même si cela signifiait l'éloigner de lui-même.
— Il m'a dit que vous n'aviez rien à voir avec le gang. Et que je devrais arrêter de vous déranger si je ne voulais pas avoir mon cerveau en guise de tapisserie chez lui.
— Pourquoi me dites-vous cela ? Le parfum de la fumée qu'il exhala dans l'air froid atteint son nez et Rose ne pu s'empêcher d'inspirer. Ne vous a-t-il pas demandé de ne rien me dire ?
— Je ne l'ai pas cru, répondit Thomas. J'ai eu trop de pistolets pointés sur ma tête pour que le sien fasse une différence.
— Bon sang, vous deux..., souffla-t-elle. Ses poings s'enroulèrent en deux rocs solides. Dans sa tête, l'image de deux hommes face à face avec les doigts sur la gâchette se désagrégea en une différente : deux écoliers se disputant le même sandwich. Dites-moi qu'il est vivant.
— Il est vivant, dit-il d'une voix basse et rauque, et pas assez perceptible pour que Rose y décèle la vérité. Puis ses doigts calleux retrouvèrent sa peau, mais cette fois ils attrapèrent chaque côté de son visage et Rose sentit une sorte de chaleur pour la première fois ce jour-là. Qui est le chef, Rose ?
Elle le regarda, plongea dans ses yeux, puis revint de l'autre côté de la rive, mit ses mains sur son poignet et l'écarta.
— Ce n'est pas des pistolets que les autres pointent sur votre tête dont vous devriez avoir peur, Thomas. C'est de la corde que vous resserrez autour de votre cou.
Un autre coup de vent jaillit sur eux, et elle fourra sa casquette contre son torse et tourna les talons, ne faisant que quelques pas seulement avant que sa voix ne cloue ses pieds au sol.
— Vous voyez cette maison, juste là ? Elle tourna la tête à gauche, en direction du majestueux bâtiment victorien de l'autre côté de la route. J'y séjourne pendant que je suis à Londres. Si vous changez d'avis, vous savez où me trouver.
Rose le laissa sans réponse et le quitta, ses pensées s'affrontant les unes contre les autres alors qu'elles essayaient de comprendre ce qui se passait actuellement. On jouait du violon quelque part, et cette idée offrit un peu de réconfort au givre sur ses os. Mais ensuite elle passa devant une ruelle sombre et entraperçu un manteau camel sur le sol. Ses yeux se plissèrent. Elle l'avait déjà vu quelque part. Elle s'approcha pour le ramasser, et c'est à ce moment-là que son cœur se figea et que son sang bouillit.
— A l'aide ! S'il vous plaît... Quelqu'un...
C'était la voix d'une femme, et puis il y avait des respirations haletantes et un cri étouffé jusqu'à ce que le bruit assourdissant d'un coup sec jeté sur la tête la rendit pantoise.
— Ta gueule, salope.
C'était la voix d'un homme, et Rose resta tout autant silencieuse, même si dans son esprit elle hurlait, même si dans son esprit elles hurlaient toutes les deux, puis ses pieds se mouvèrent à la vitesse de la chamade dans son cœur, ses doigts empoignant déjà le Colt dans son sac à main tandis qu'elle s'enfonçait de plus en plus dans l'obscurité.
— Lâchez-la, commanda Rose, le canon pointé sur le crâne d'un homme pendant que ses yeux analysaient les environs.
Il y avait des ordures autour de quatre hommes, des ordures en eux, et une jeune femme contre un mur, le blanc de ses yeux étant la seule source de clarté dans la ruelle. Les lèvres de Rose tremblèrent mais ses doigts demeurèrent crispés sur la détente.
— Pose ce truc, chérie, les mains d'une femme ne sont pas faites pour un flingue, cracha-t-il. Pourquoi ne viens-tu pas par ici pour jouer avec ma bite à la place ?
— J'ai dit : lâchez-la, répéta Rose, désarmant la sécurité du revolver tandis qu'ils lançaient des ricanements çà et là.
— Voyons, poupée, on sait tous que tu ne vas pas vraiment...
La détonation qui retentit dans la ruelle répondit pour Rose ; le sang qui coula du trou au-dessus de ses yeux chutèrent au sol avant qu'il ne le fit. Elle déplaça le pistolet vers les autres. Personne ne riait plus.
— Qui est le suivant ?
— Espèce de salope ! cria l'un d'eux, jetant son corps immense sur celui de Rose juste pour que son hurlement se volatilise quand le couteau dans sa main transperça sa gorge, des gouttelettes pourpres éclaboussant son visage. Elle pouvait essayer de le fuir autant qu'elle voulait, le sang la rattrapait toujours. C'était la première chose qu'elle ait jamais goûté, et elle était certaine que ça serait aussi la dernière.
Avec le pistolet d'une main et le couteau de l'autre, Rose fixa ses yeux sur la fille et chuchota « Cours ». La jeune femme fut pétrifiée pendant une seconde, puis elle les dépassa en courant et disparut. Rose s'autorisa à soupirer de soulagement, juste avant que l'un des hommes ne lui lance un coup de poing puissant dans les côtes et ne lui vole le peu d'air qu'elle ait encore dans les poumons.
Rose glapit de surprise et l'homme la frappa encore, la paume de sa main tabassant ses tempes et conduisant les étoiles du ciel droit dans son champ de vision. Elle toussa, du sang plein sa chemise quand elle leva son poing et cogna son menton, sa tête envoyée en arrière alors qu'elle entendait plus de pas fonçant sur elle. Elle s'approcha rapidement, attrapa son col et courba son doigt sur la gâchette ; durant un bref instant le monde entier se résumait à une seule couleur, le rouge et sa saveur métallique, jusqu'à ce que chacune de ses pensées en soit saturée et en déborde.
Puis quelqu'un agrippa son bras, le tordant douloureusement dans son dos pour lui faire lâcher le revolver, et elle lutta contre sa poigne, sentant une lame courir sur sa peau jusqu'à ce qu'elle puisse l'attraper correctement et poignarder les bras qui la tenaient. Des jurons sortirent des bouches au même débit que le sang, Rose ramassa le pistolet au sol et tira dans la poitrine de son assaillant.
Quand l'homme poignardé arriva derrière elle, elle sentit le tissu de ses propres vêtements se déchirer, la douleur cinglante qui accompagnait les incisions sur la peau et les balbutiements d'hématomes pendant qu'il la rouait de coups. Puis le son du violon atteint ses oreilles et elle serra les dents ; elle se retourna et plaça un coup de pied dans son ventre avant de lui mettre une balle en plein cœur.
La poudre noire atterrit sur ses paupières pendant que le sang séchait autour de sa bouche et puis une nouvelle détonation se produit, et le violon lointain s'estompa, comme si sa dernière note venait de mourir en elle.
Rose ne sentait pas la douleur, seulement l'adrénaline qui se cachait derrière, la précipitation dans ses veines. Mais le sang chaud jaillissant de son bras ne lui donnait pas le droit à l'erreur, et son monde tourbillonna devant elle, le sol soudain plus proche que la raison l'autorisait. Elle regarda alentour sans but, en direction du dernier homme debout, en direction du coup qu'il allait tirer une deuxième fois, mais le Colt dans ses mains fut plus rapide que lui.
Sa force la trahit, et la première balle toucha le genou de son adversaire avant que la finale ne lui traverse la cervelle et que le dernier bruit dans la ruelle ne soit plus que le martèlement dans sa tête. Il n'y avait pas un centimètre à ses pieds qui ne soit pas couvert de sang ; c'était ses cendres, ses flammes, et ses mains tremblaient, mais ses yeux étaient secs.
La malédiction des Shelby, en effet, pensa-t-elle pendant que ses paupières papillonnèrent et roulèrent et se fermèrent et que son sang continuait de se vider comme si le monde récupérait enfin toute l'hémoglobine qu'elle avait volé, tout le rouge qu'elle avait pris des gens et caché dans ses mains.
Elle n'était que vaguement consciente de l'espace autour d'elle quand ses genoux fléchirent et qu'elle s'écrasa contre un mur. Elle aurait pu se rendre chez ses sœurs, chez Nicolas. Elle aurait dû rejoindre Nicolas. La Vie en Rose était fermée. Mais la bâtisse victorienne était plus proche. Et Rose claudiquait déjà vers elle.
*
Ce chapitre est l'œuvre de endIesstars, je ne fais que le traduire en français.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro