05. Poor wayfaring stranger
« Je ne suis qu'un pauvre étranger voyageur, traversant ce monde d'affliction »
↳ Angeline Salvage ↲
La Lune était haute dans le ciel quand Rose entra dans La Vie en Rose ce vendredi soir. C'était une nuit inhabituellement chaude, les étoiles brillant au-dessus de la ville comme de la poudre argentée sur un voile d'obscurité, et les rues regorgeaient de vie alors que le bavardage et l'enthousiasme des gens emplissaient l'air d'un nouveau type d'oxygène, d'une énergie fiévreuse qui ferait l'Histoire sous le nom des Années Folles.
Depuis la guerre, il était frénétique de vivre, il était urgent et nécessaire de bouger, ainsi que de ne pas s'arrêter, de ne jamais regarder en arrière, car regarder en arrière et y penser c'était autoriser les souvenirs et la douleur à s'installer encore en soi. La seule chose qui comptait était le présent, et il était impératif que l'instant présent soit vécu au maximum, car les gens savaient à quel point le moment présent était fragile et fugace, à quel point il était facile de l'éloigner, comme un nuage passant devant le soleil lors d'une journée qui promettait pourtant d'être ensoleillée.
La Vie en Rose, comme beaucoup d'autres cafés et boîtes de nuit à Londres, profitait de cette incessante volonté de vivre, tellement que Rose pouvait à peine repérer un espace libre quand elle entra à l'intérieur. Ses yeux furent instantanément assaillis par des sequins étincelants sur des robes exquises et par des boissons colorées dans des mains avides, ses oreilles agréablement comblées par ce cocktail persistant de langues différentes qui touchaient son âme plus que tout autre chose, parce que dans cet endroit elle pouvait être à la fois française et anglaise, à la fois une native et une étrangère, et elle n'avait pas à choisir entre l'une ou l'autre des versions d'elle-même, elle pouvait simplement être Rose, dans toutes ses dimensions différentes, autant que les pétales d'une fleur.
Autour d'elle, les gens la saluaient dans tous les sens, et d'un calme sourire Rose les saluait en retour, mais elle ne ressentait pas l'urgence de vivre comme ils le faisaient, cette folle envie de s'accrocher à la plus petite part de vie avant qu'elle ne s'échappe de ses doigts comme du sable fin dans un lieu désertique. Rose ne ressentait jamais le désir ardent de se laisser étreindre par la vie, car certaines personnes comme elle étaient déjà enlacées par la mort et avaient senti ses doigts froids autour de leur cou.
D'un pas pressé, Rose se dirigea vers la scène où Jules étudiait une partition sur son piano. Derrière les longs rideaux de velours rouge de la scène aux motifs dorés qui attrapaient même le regard du client le plus ingrat, le sentiment d'excitation, de marquer l'Histoire, s'incrustait dans les choses les plus banales dans un spectre de possibilités infinies.
— Jules, pourrais-tu me rendre un service, s'il te plaît ? questionna Rose, faisant redresser la tête du Français vers elle avec un froncement de sourcils curieux. Demande à Angeline de changer la chanson de ce soir, veux-tu ? Je voudrais bien le lui demander moi-même, mais elle le prendra mieux si c'est toi qui demande.
Jules la fixa. Il ne lui demanda rien de plus ; les réponses de Rose avaient la fâcheuse tendance à produire encore plus de questions.
— Quelle chanson ?
— Demande-lui de chanter « Poor wayfaring stranger ». J'ai le sentiment que nous allons recevoir des invités particuliers ce soir.
— Rose..., soupira Jules, son visage mêlant l'équilibre délicat d'yeux doux et de traits virils. Quel pauvre soldat essaies-tu de briser ? Tu sais ce que cette chanson fait aux hommes, surtout aux soldats. Et encore plus avec la voix d'Angeline...
Ses yeux foncèrent sur cette femme inconsciente de l'attraction qu'elle avait sur lui, souriant à ses sœurs à quelques mètres d'eux, et soudainement Rose eut l'impression que tous les gens dans le café avaient disparus, elle y compris. Il n'y avait plus que Jules et Angeline et les sentiments qu'il lui cachait depuis des années.
— Je te jure que même le silence sonne bien dans sa bouche, compléta-t-il dans un murmure à peine audible.
Rose était incapable de se souvenir d'un seul moment durant lequel Jules n'eût pas aimé Angeline, et elle ne pouvait pas non-plus trouver un instant où il avait agit pour faire connaître sa flamme.
— Jules... Les sentiments s'empirent quand ils sont bloqués à l'intérieur de nous. Ils sont faits pour être révélés, sinon ce ne sont plus des sentiments, mais juste le spectre de ce qu'ils pourraient être. Je le vois dans tes yeux. Pourquoi avoir peur de lui partager une si jolie chose ?
— Je ne sais pas ce que tu..., soupira-t-il de nouveau avant de renoncer, ses doigts traçant le contour des notes de piano comme si elles pouvaient déverrouiller le coffre-fort qui se trouvait derrière sa poitrine. Les mots me trahissent. Seule la musique ne le fait pas. Alors j'attends qu'elle se mette à écouter.
Et pendant ce temps, elle attend que tu te mettes à parler, pensa Rose, mais elle ne le dit pas à haute-voix. Elle ne pouvait pas partir du principe qu'elle connaissait les sentiments des autres, même ceux d'une de ses sœurs ; c'était déjà assez difficile pour elle de comprendre les siens.
— Préviens-la du changement de chanson, finit par dire Rose, mais ne lui dis pas...
— Que c'est toi qui demande, ouais, je sais. T'attends-tu à avoir des problèmes ce soir, avec ces... invités particuliers ?
— Eh bien, si les problèmes ont bien un nom, c'est le leur, donc..., sourit Rose d'un air énigmatique, le genre d'attitude que les gens avaient quand ils n'étaient pas sûrs d'avoir un oui ou un non en réponse à leur question. On verra. Pour le moment, je...
Rose ne put jamais finir sa phrase ; sa bouche se ferma brusquement au moment où les portes du café s'ouvrirent et qu'un océan d'hommes déferla à l'intérieur comme des naufragés sur une île, ses yeux trébuchant sur leur chef comme un clair-de-lune coulant des rideaux et refusant d'aller plus loin. C'était comme si son esprit était incapable de remarquer les autres tandis que son regard s'accrochait au costume en tweed dans lequel était caché son corps, à la casquette sur sa tête et à la cigarette paresseusement calée entre ses lèvres. Même la chaîne de son gilet de costume semblait briller plus que celles des autres, et pourtant c'était ses yeux qui la laissait sans voix, chose que Jules n'avait jamais eu le plaisir d'observer.
— Je vois, murmura-t-il, tu veux changer la chanson pour faire en sorte que les Peaky Blinders baissent leur garde. Certainement une tactique que personne n'a encore jamais utilisée.
Mais Rose n'écoutait pas, elle déglutit plutôt en voyant son regard limpide parcourir rapidement la foule des gens, comme s'il cherchait quelqu'un, et s'arrêtant seulement sur elle, plissant ses yeux très subtilement, comme s'il lui lançait un défi tacite qu'elle seule pouvait comprendre.
Il sait parfaitement comment faire impression, pensa Rose un peu trop amèrement.
Tout le monde dans le café fixait les nouveaux arrivants depuis leur entrée brutale et cinématographique, pourtant personne n'avait bougé, comme s'ils avaient tous instinctivement perçu le changement dans l'atmosphère, la tension soudaine. Thomas Shelby n'était pas simplement capable d'emplir une salle entière de sa présence ; il avait un genre de présence à rendre tous les gens dans cette salle dociles comme s'ils étaient ses propres moutons.
Si seulement il n'y avait pas déjà un loup ici, prêt à empêcher son troupeau de se changer en proie à l'ennemi... Rose commença à bouger avant même que ses propres pieds ne le fassent, son esprit déjà à des kilomètres devant tandis qu'elle marchait vers eux, et instantanément la foule se sépara en deux comme si elle était Moïse devant la Mer Rouge pour la laisser passer, et ses femmes, qui étaient éparpillées dans le café, se mirent en rang derrière elle doucement mais sûrement jusqu'à ce qu'elles ne soient qu'un groupe compact comme celui auquel elles faisaient face.
Deux meutes, deux loups, un territoire. Le sien.
Elle s'arrêta juste devant lui, indifférente mais pas inconsciente aux messes basses que firent ses hommes quand leurs yeux affamés se posèrent sur les robes des dames. Mais les yeux bleus et impassibles de Thomas ne cédèrent pas devant les siens, comme si son propre esprit ne pouvait concevoir une autre présence que la sienne.
— Mesdames, dit Thomas, coupant le silence tendu avec un hochement de tête courtois.
— Messieurs, salua Rose, autorisant un sourire à se dessiner sur ses lèvres carmin, un sourire qui était autant un signe de bienvenue qu'un avertissement. Bienvenue à La Vie en Rose. Si vous cherchez des problèmes, vous pouvez vous en retourner, ce n'est pas au menu.
Thomas fit un pas en avant, les mains dans ses poches et un petit rire sec s'échappant de ses lèvres tandis que quelques hommes derrières lui échangèrent des regards surpris devant cet étrange et inhabituel concept qu'était l'audace féminine.
— Il n'y aura pas de problèmes ce soir, chérie. Mes gars sont ici pour s'amuser un peu. Vous faites ça ici, n'est-ce pas ?
— Bien-sûr, déclara Rose pendant que les Peaky Blinders commençaient à se disperser à l'intérieur du café, certains aux tables, la plupart au bar.
Rose vit la tête de Nicolas tourner dans sa direction, deux points d'interrogation à la place des yeux. Elle passa ses doigts sur son lobe d'oreille, leur symbole pour dire « Tout va bien ».
— Alors c'est votre café, hein ? demanda Thomas, regardant alentour pour évaluer le décor.
Son visage ciselé était aussi lisible qu'une pierre, mais Rose essayait encore d'y creuser une quelconque trace d'émotion, quelque indice qui la laisserait entrevoir le labyrinthe complexe qu'il avait pour cerveau.
— Impressionné ? questionna Rose en penchant un peu sa tête de côté. A moins que vous ne soyez pas du genre à l'être ?
Thomas gloussa de nouveau, sortant la cigarette de sa bouche, mais avant qu'il ne puisse dire quoi que ce soit, Andrea avait sauté de son tabouret au comptoir, piétinant toutes les conventions sociales pour courir où ils se trouvaient, un large sourire sur son visage alors qu'elle dit un unique mot :
— Finn ! s'exclama-t-elle, regardant le garçon aux taches de rousseur à côté de Thomas tandis que les yeux vifs de ce dernier l'observèrent, mi-ennuyés mi-intrigués. Il n'était certainement pas habitué à voir ses plans interrompus par une jeune femme, ou bien approchant ses hommes si facilement. Je commençais à penser qu'on allait jamais se revoir !
— Ah, je comprends mieux pourquoi tu voulais venir ici, mon pote, dit un homme élégant avec un sourire coquin et des cheveux bouclés à côté de lui avant d'ajouter, sans qu'il ne puisse répondre : Elle n'est pas jolie, elle est super sexy.
— Tais-toi, Isaiah, maugréa Finn alors que ses joues prirent une légère teinte rosée et que ses yeux essayèrent de s'excuser silencieusement auprès d'Andrea.
— Eh bien, je vois que vous autres Birminghamiens êtes directs ! Je suis Andrea, d'ailleurs, dit-elle en regardant par-dessus son épaule, faisant un mouvement du menton vers le comptoir. Le type qui vous regarde tous les deux comme s'il allait vous tuer là-bas, c'est mon frère, et je vous conseille de rester loin de lui sauf si vous voulez finir cette nuit avec des dents en moins et quelques os cassés. Maintenant, venez, vous devez m'aider à me trouver de l'alcool vu que Raphael joue à son habituel casse-pieds et refuse de me servir quoi que ce soit qui ait la moindre goutte d'alcool.
— Tu es entre de bonnes mains, alors, sourit Isaiah d'un air satisfait. Trouver de l'alcool est notre spécialité.
Le trio disparut dans la foule en un clignement d'œil, puis Nicolas s'avança vers eux, se tenant aux côtés de Rose et tendit une main sévère et étudiée à Thomas.
— Nicolas Bardin. Vous devez être Thomas Shelby.
— Exact, opina-t-il du chef, sortant sa main de sa poche pour lui serrer la main avec fermeté, et Rose sentit comme s'il y avait quelque chose dans cette poignée de main, une lutte acharnée silencieuse qu'aucun d'entre eux ne voulait perdre. Ils se considéraient d'un regard, et Rose ressentit une soudaine fierté quand Nicolas ne céda pas sous le regard froid et avilissant de Thomas.
— Je vous suggère de boire un verre, Monsieur Shelby, annonça Rose pour couper la tension. J'ai le sentiment que vous allez en avoir besoin.
***
Quand Angeline s'installa sur la scène derrière le micro doré, ses cheveux blonds légèrement bouclés ornant ses épaules délicates, Rose sentit un sourire chargé d'espoir s'épanouir sur ses lèvres. Angeline n'avait pas l'air intimidée du tout par les clients inattendus ou leurs manières bagarreuses ; elle se fichait que les hommes lèvent leurs verres pour l'acclamer avec des voix affreusement soûles, ou que Thomas Shelby, assis à l'une des tables avec quelques-uns de ses hommes, focalisait son regard perçant uniquement sur elle.
Elle se fichait des yeux de tous le monde sur elle, sauf de ceux de Jules, et Jules se tenait à ses côtés, à son piano, atténuant toutes ses inquiétudes potentielles de ses yeux océan, et grâce au fait qu'ici, entre eux, la musique, la scène était leur endroit sacré, que personne ne pouvait déranger, pas même les Peaky Blinders.
Accoudée au comptoir, Rose regarda Angeline ignorer tout le monde et regarder Jules, qui lui fit un petit signe de tête. Prêt quand tu l'es, et Angeline hocha la tête à son tour, dirigeant son regard sur la foule alors que Jules joua les premières et timides notes de piano avec grâce, ses doigts rapides et vivaces tout en étant tranquilles.
L'art paisible de Jules pavait le chemin de la révolution de celui d'Angeline, et évidemment ce ne fut que quand elle commença à chanter que le bruit de fond cessa complètement, que les hommes baissèrent leurs verres et commencèrent à écouter.
« Je suis un pauvre étranger voyageur
Je traverse ce monde d'affliction
Pourtant il n'y a pas de maladie, de labeur ou de danger
Dans ce pays lumineux où je vais »
La voix d'Angeline était mélancolique et envoûtante et capable de transporter quiconque à une époque et une période différente, qu'on l'ait connue ou pas. Mais la plupart de son audience cette nuit était composée d'anciens soldats, et l'histoire racontée dans la chanson en était une qu'un nombre incalculable d'entre eux avaient vécu et revécu trop de fois.
« Je vais là-bas pour voir mon père
Je vais là-bas pour achever mon errance
Je vais seulement par-delà le Jourdain
Je rentre seulement à la maison »
Chez Angeline, les notes n'étaient pas que des notes, elles étaient des coups de poing aux sentiments, des coupures à l'âme, cette nuit plus que jamais tandis que les paroles parlaient d'un sentiment intemporel et douloureux que tous les soldats portaient dans leur âme.
« Je sais que des nuages sombres s'accumuleront autour de moi
Je sais que mon chemin est rude et escarpé
Pourtant des champs dorés s'étendent juste devant moi
Où la rédemption de Dieu dormira à jamais »
Il y avait un genre différent de pouvoir dans ses notes évocatrices, une énergie poignante coulant des fissures dans les cœurs des gens et qui bouchait leurs trous ou les aggravait, qui s'imprégnait dans chaque cerveau et chaque veine jusqu'à ce que l'on ne pouvait plus se vanter d'être la personne que l'on fut avant qu'Angeline ne commence à chanter. Jules la suivait mais laissait à sa voix la place pour briller d'elle-même, et mon Dieu, combien Rose souhaitait que sa sœur sache que toutes les notes de Jules lui étaient destinées.
« Je vais là-bas pour voir ma mère
Et tous mes proches qui s'en sont allés
Je vais seulement par-delà le Jourdain
Je rentre seulement à la maison »
Rose ne croyait pas aux anges, mais elle le faisait quand elle écoutait Angeline. Elle lança un regard à Thomas, à comment son dos était négligemment calé à la chaise, à comment son menton était penché pour se concentrer sur la présence d'Angeline.
Il ressemblait à un homme dont le cœur se brisait de nouveau. Ils ressemblaient tous à cela. Quand Angeline chantait, il n'y avait pas un seul cœur intact dans le monde entier, Rose en était certaine. Le sien était toujours le premier à se fissurer.
« Je n'aurai bientôt plus d'épreuves à subir
Mon corps dort dans le jardin de l'église
Je lâcherai la croix du sacrifice
Et j'aurai ma magnifique récompense »
La voix d'Angeline se fit plus douce, les notes dans sa voix plus fascinantes, en synchronisation parfaite avec le piano jusqu'à ce qu'il se taise complètement, Jules lui-même perdu dans une sorte de transe, car lui aussi était revenu à cette période, aux champs de bataille des Flandres, et à l'explosion des balles, et à l'insupportable et pourtant immortel désir de rentrer à la maison.
« Je vais là-bas pour voir mon sauveur
Pour chanter ses louanges pour toujours
Je vais seulement par-delà le Jourdain
Je rentre seulement à la maison »
Ce n'était que la voix d'Angeline accompagnant complètement les chimères éternelles du passé, et quand elle chanta les notes finales du plus profond d'elle-même, le café entier demeura silencieux pendant une seconde suspendue jusqu'à ce qu'il éclate dans un fracas d'applaudissements, de bis et d'éloges, et Rose vit Thomas se tenir juste là, une expression indéchiffrable sur son visage alors qu'il essayait de comprendre si ce dont il venait d'être témoin était une autre déclaration de guerre et s'il était volontairement entré dans cet autre genre de combat.
Thomas ôta la casquette de son crâne et se leva, se dirigeant lentement vers le comptoir comme un homme qui vient de s'éveiller d'un long sommeil, et Rose y était déjà, plaçant une bouteille d'absinthe devant lui.
— Je vous avais prévenu, dit-elle avec un sourire pendant que d'autres hommes se précipitèrent au bar pour remplir leur verre de nouveau, pour quoi que ce soit qui puisse noyer leurs chagrins réveillés.
Le regard de Thomas passa sur elle comme une ombre, aérienne et légère bien que palpable, puis il attrapa la bouteille, la retourna dans ses mains et lu l'étiquette.
Absinthe La Vie en Rose : distillée pour le raccommodage des cœurs intensément brisés.
Ses yeux se relevèrent vers les siens de nouveau et Rose haussa les épaules et pointa les clients à côté d'eux se faisant servir la boisson enivrante et mystique.
— C'est une bonne idée. Angeline brise les cœurs et je les répare.
— Je vois. Vous avez inventé cette marque ? demanda-t-il d'un accent épais alors que sa voix retentissait d'une petite impression de stupéfaction.
— Oui, c'est notre marque de fabrique. On en a une autre, ajouta Rose en prenant une autre bouteille de derrière le comptoir et la plaçant devant Thomas ; c'était cette fois une liqueur de framboise qui était son deuxième alcool le plus vendu après l'absinthe.
— « Liqueur Chambord : infusée avec du sucre et des herbes pour le renforcement des cœurs fragiles », lut Thomas, le fantôme d'un sourire dans son ton. Alors c'est votre plan tous les soirs ? Faire chanter votre adorable sœur ici pour troubler et détruire les hommes juste dans le but de vendre vos boissons ensuite ?
— Il y a de bien pires façons de faire des affaires, vous ne pensez pas ?
Thomas ne dit rien, à la place, il reposa la bouteille et fit un geste du menton vers le violon occupant une place centrale du mur.
— Vous en jouez ?
— Oui, j'en joue. Mais pas ce soir.
— Pourquoi pas ? interrogea-t-il en attrapant un paquet de cigarettes dans sa poche avant d'en sortir une et l'installer entre ses lèvres de façon cavalière.
— Je ne veux pas vous briser le cœur, dit Rose. Pas plus qu'il ne l'est déjà.
— Il n'y a plus grand chose à briser dans mon cœur, chérie.
— Vous dites ça parce que vous ne m'avez pas entendue jouer. Il est de notoriété publique que ma musique fait même pleurer Dieu.
— Je ne crois pas en Dieu, répondit-il simplement, prenant une bouffée de sa cigarette et soufflant doucement la fumée, ses yeux concentrés sur les siens. Rose ne savait pas qu'il était possible d'être doué pour fumer jusqu'à ce qu'elle le voit.
— En quoi croyez-vous, alors ? questionna-t-elle, ouvrant une bouteille d'absinthe et versant le liquide vert blanchâtre dans deux verres.
— Je crois au pouvoir.
— Et ce sont les bras du pouvoir qui vous réconfortent quand vous en avez besoin ?
— Non, répondit Thomas avec un poids dans la voix qui fit immédiatement regretter à Rose cette question. Les bras qui me réconfortaient jadis sont morts.
Rose resta silencieuse. Elle n'avait rien à dire. Le silence était la seule forme d'accord qu'elle pouvait donner à un homme qui avait perdu autant. Alors, à la place, elle lui tendit le spiritueux anisé, mais il secoua la tête et repoussa le verre.
— Je vais le garder pour quand je vous entendrai jouer du violon.
— Sage décision, fit Rose en lui faisant un clin d'œil, ce qui lui fit relever un sourcil. Vous n'avez pas l'habitude qu'on vous fasse des clins d'œil, pas vrai ? Vous êtes plus habitués aux gens qui clignent des yeux par crainte.
— Et pourquoi ne le faites-vous pas ? s'enquit-il en secouant la tête. Pourquoi ne clignez-vous pas des yeux par crainte ?
— Je ne donne pas aux gens ce qu'ils veulent, je leur donne ce dont ils ont besoin, affirma Rose, emmenant le verre d'absinthe à ses lèvres et en avalant une gorgée. Et vous, Monsieur Shelby, vous avez besoin de quelqu'un qui n'a pas peur de vous.
— Oh, vraiment ? défia-t-il, et Rose regarda ailleurs pour retenir un sourire qui menaçait de se dessiner sur sa bouche. En quoi croyez-vous, Rose ? questionna-t-il, la ramenant à lui, à ces yeux qui semblaient parler de nombreux langages incompréhensibles et dire tellement de choses inexplicables.
— Je crois en les gens.
Ses sourcils se haussèrent légèrement, avec scepticisme.
— Même après la guerre ?
— Oui, même après la guerre, confirma Rose en ayant l'impression que l'on se retournait contre elle, que c'était à présent elle qui était transportée à une autre époque et un autre lieu qu'elle aurait préféré garder au passé et ne jamais visiter de nouveau. Il était dangereux de jouer avec un homme qui savait à la fois comment brûler et être brûlé par le feu.
— Vous étiez une infirmière pendant la guerre, n'est-ce pas, Rose ?
Rose retint un rire nerveux. Bien-sûr qu'il avait enquêté sur elle ; c'était la raison pour laquelle elle avait dû prendre des précautions. Thomas allait découvrir exactement que ce qu'elle voulait qu'il découvrisse.
— Oui, j'en étais une, et maintenant le poids était dans sa voix, et Rose se demanda s'il le ressentait autant qu'elle avait senti le sien, cette culpabilité et cette douleur du passé auxquelles les gens comme lui et elle ne pouvaient empêcher, peu importe à quel point ils essayaient, de fuiter dans le présent.
— Alors, dites-moi, combien de soldats avez-vous sauvé ? Combien de plus sont morts dans vos bras ?
Rose se pencha légèrement sur le comptoir avec un mouvement de tête accusateur.
— Ce n'est pas juste, Thomas.
— Nommez une chose qui soit juste, Rose.
— Cette fille par là-bas, près de votre frère, montra Rose d'un geste du menton en direction d'Andrea, qui était assise à côté de Finn alors qu'Isaiah essayait d'engager une conversation avec Audrey et les autres filles. Elle est juste. Et innocente. Et je n'ai pas apprécié que vous envoyiez Finn l'espionner pour avoir des informations sur moi. Peu importe ce qui se passe entre nous, laissez-la en dehors de tout ça.
— Qu'en est-il de vos sœurs ? Mes hommes semblent charmés, provoqua-t-il, et elle savait qu'il le faisait. Le problème était que cela fonctionnait.
— Restez à l'écart de mes filles, Thomas, et dites à vos gars de faire de même. Parce que je vous assure que s'ils ne le font pas, ce ne sont pas mes filles qui auront le cœur brisé, mais vos hommes. Et il n'y a rien de pire qu'un homme au cœur brisé avec des lames de rasoir à l'intérieur de sa casquette, des hématomes à son ego et cette putain de sensation stupide qu'il n'a plus rien à perdre et qu'il peut faire tout le bordel qu'il veut.
Les lèvres de Thomas se courbèrent en un petit et presque imperceptible mouvement alors qu'il étouffa un rire. Même son rire était dénué d'éclat, comme s'il ne savait plus comment ressentir de la joie et devait réapprendre à le faire.
— Comment se fait-il que dès que je suis en votre présence, je finisse toujours par être menacé ?
— Ça fait comment de recevoir une menace, pour une fois ? rétorqua-t-elle, sa bouche se tordant en un sourire en coin qui retint l'attention de ses yeux, et quand il regarda de nouveau son visage l'air sembla se figer autour d'eux, le vert de ses yeux luttant contre les bleus des yeux et de l'âme de Thomas. Peut-être était-ce la chose si particulière à son sujet ; il y avait autant de bleu dans ses yeux que dans son âme.
— Oh, ce n'est pas la première fois, opina-t-il du chef, la cigarette dansant sur ses lèvres. Mais c'est la plus agréable.
— Je lève mon verre à ça ! dit-elle en cognant son verre au sien et buvant une nouvelle gorgée, le regardant par-dessus le verre pendant que sa gorge picotait sous l'effet de l'arôme intense.
— Alors vous réparez les cœurs avec votre absinthe. Mais qu'en est-il de vous, chérie ? Avez-vous déjà brisé un cœur ?
Rose déglutit, sentant chaque nerf de son corps se contracter et se tordre au-delà de l'acceptable. Quand elle parla, sa voix n'était qu'un chuchotement, car son cœur n'était également que le spectre de ce qu'il avait été un jour.
— Mon propre cœur suffit-il ? C'est de là que vient l'idée des marques d'alcool, vous savez. Vous voyez, une infirmière en apprend beaucoup dans un hôpital de guerre, sauf comment suturer son propre cœur quand il est totalement déchiré. Alors je me suis apprise moi-même à le faire.
— Et cela a-t-il fonctionné ?
— Je ne sais pas. Parfois, j'ai l'impression qu'il n'est même pas là.
— Eh bien, mieux vaut être sans cœur que sans cerveau. Mais de ce que j'ai pu voir, vous n'êtes ni l'un ni l'autre.
Rose releva la tête vers lui, leurs yeux se rencontrant violemment. Il y avait quelque chose ici, entre eux, quelque chose que même les lames de rasoir cachées dans sa casquette n'auraient été capables de couper.
— Pourquoi êtes-vous réellement venu, Thomas ? D'abord le sac à main, ensuite Finn... Vous m'espionnez. Dans quel but ? Que voulez-vous exactement ?
— Il y a beaucoup de choses que je veux, chérie, répondit-il simplement, soufflant la fumée de sa cigarette. Je ne suis pas certain que vous voudriez connaître toute la liste.
— Vous me sous-estimez, Thomas. Mettez-moi à l'épreuve et je vous assure que vous serez surpris.
Rose perdit le fil de ses pensées quand elle remarqua un homme chauve et inhabituel entrant discrètement dans le café et s'asseyant à l'une des tables d'angle, mais d'un mouvement rapide elle ramena son regard sur Thomas avant qu'il ne puisse détecter de changement dans son comportement.
— Si vous voulez bien m'excuser, lui dit-elle. Mon maquillage a besoin de quelques retouches.
***
— Alors, c'est vrai que vous étiez un sergent-major pendant la guerre ? demanda avidement Andrea à Thomas quand il s'avança vers eux et s'assit près de Finn sur l'une des chaises. Thomas ne savait pas quoi penser de cette fille qui avait si facilement fasciné son plus jeune frère ; elle semblait fragile comme une poupée de porcelaine et pourtant elle lui parlait avec aisance, comme s'il était une personne normale, et Thomas savait à quel point il était loin d'en être une. Est-ce que ça veut dire que vous vous êtes battus ou que vous vous teniez en sécurité derrière les lignes en criant des ordres aux soldats qui étaient assez malchanceux pour être envoyés au front ?
— Tout le monde s'est battu durant la guerre, répondit Thomas d'un ton dédaigneux, son esprit toujours attaché à sa conversation avec Rose. Il ne savait pas encore que faire d'elle, et cela le troublait. Thomas n'aimait pas ne pas savoir. Si ce n'était pas avec nous, c'était contre nous.
— Hmm, pas tout le monde, répliqua Andrea. Christopher ne s'est pas battu pendant la guerre.
— Si, je l'ai fait, Andrea, je n'ai juste tué personne, corrigea l'homme aux cheveux blond foncé d'un ton triste alors qu'à ses côtés Renée se tendait devant la tournure que prenait la conversation. Elle se sentait déjà mal à l'aise d'être en présence de Thomas Shelby, cela était bien assez sans commencer à lui parler de sujets si épineux. Mais la jeunesse était la jeunesse : la vie n'avait pas encore imposé de filtres ou de tact sur elle.
— Un objecteur de conscience ? s'enquit Thomas, son ton vacillant entre une admiration subtile et un dégoût palpable. Alors vous avez laissé vos camarades mourir ?
— Non, j'en ai sauvé un paquet, si vous tenez tant à savoir. Je ne pouvais juste pas laisser mourir ma conscience non-plus.
— Eh bien, c'est un luxe que je ne peux pas me permettre d'avoir.
— Je ne pense pas que les hommes comme vous peuvent encore se permettre d'avoir certains luxes, intervint Nicolas, la mâchoire tendue quand il vit les yeux de Thomas rejoindre Rose, qui passait à côté d'eux dans une direction inconnue.
— Si, je le peux, finit par dire Thomas, son regard accroché au dos de sa robe. Nicolas avait l'impression que Thomas ne donnait pas à beaucoup de gens le privilège d'être regardés, que c'était une sorte de luxe que certaines personnes devaient lutter pour obtenir, et le fait qu'il fixait Rose si facilement pendant une grande partie de la nuit ne l'apaisait pas du tout.
Nicolas avait parfaitement conscience de la robe et des lèvres rouges de Rose ; il avait conscience de son allure naturelle et de l'effet qu'elle avait sur les hommes. C'était facile pour elle ; elle était le chef, que ce soit en affaires comme dans la vie. Elle ne commandait pas juste les gens, elle commandait leurs regards et leurs cœurs, deux choses qui étaient attirées par elle tellement rapidement. Mais c'était plus que de la beauté pour lui, c'était la façon dont Rose se tenait, comment elle carrait ses épaules et comment ses yeux ne connaissaient pas la peur.
Elle avait autant de charme et de charisme que d'intelligence et de valeurs, et avait l'air aussi sublime dans cette robe onéreuse que dans cette tenue sobre qu'elle portait il y avait des années à la grand-place d'Amiens, quand elle avait donné son discours ayant fait se décider les hommes à la suivre jusqu'en Angleterre. Nicolas se souvenait de ses mots comme si c'était hier, de comment elle avait donné aux soldats perdus et à la génération perdue une nouvelle direction, une chose à laquelle se raccrocher, un futur faisant compter le présent. De comment elle avait ramassé leurs morceaux cassés et les avaient rassemblés, tout comme elle l'avait fait pendant la guerre pour tant d'autres.
Tout homme qui avait entendu ces mots aurait voulu la suivre, et Thomas Shelby, aussi différent était-il des autres hommes, n'était pas une exception. Le fait qu'il était là ce soir en était la preuve. Lui et Rose aurait pu appeler cela du business, de la stratégie, de l'espionnage, peu importe, mais Nicolas connaissait la vérité. Rose dirigeait la danse, et Thomas suivait. Et Nicolas se demanda s'il savait – qu'il était celui qui valsait avec le diable et non l'inverse. Et que, pour rejoindre le Paradis, les premiers hommes devaient traverser l'enfer.
Parce que c'était exactement ce que Rose, dans toute sa gloire pourpre, semblait prête à déclencher.
*
DISCLAIMER : ce chapitre est l'oeuvre de endIesstars, je ne fais que le traduire en français.
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