Prologue
D'un geste sec, je remontai le tissu noir qui recouvrait déjà ma bouche et le réajustai sur mon nez tandis que je me faufilai, tant bien que mal, entre les stands colorés du marché d'Esmera. Les marchants se faisaient rares, tout comme les touristes, cependant chaque commerçants arboraient toujours aussi fièrement les objets, vêtements et autres babioles qui avaient un jour fait leur fortune.
Les parfums enivrant des épices, les couleurs vives des châles, le tintement des carillons... tout semblait figé dans le temps. Comme si rien n'avait changé, comme si notre monde ne s'était jamais effondré, comme si la guerre n'avait jamais franchi le seuil des dunes de Diura.
Beaucoup penseraient que les derniers habitants d'Esmera étaient fou. Fou de continuer à vivre leur vie comme si aucune épée ne pesait au-dessus de leur tête. Mais au fond, qu'auraient-ils pu faire d'autre ? Se rebeller ? Le royaume tout entier avait essayé en vain, se confrontant à un ennemi qu'ils n'avaient pas pu même effleurer. Alors fuir ? Pour aller où ? Aucune terre du royaume d'Andora n'avait été épargné par le courroux du roi démon. Combien de ville avait été décimé après avoir tenté d'échapper à son regard ? Combien d'autres avaient été effacé de la carte juste à cause de la rumeur d'une révolte ? En réalité, il serait plus simple de compter celles encore debout. Alors il ne restait que la résignation. Vivre dans la crainte et la peur, mais vivre. Vivre pour profiter encore quelques heures, quelques jours, quelques mois, de leurs proches, du soleil brûlant s'écrasant sur leurs peaux, du paysage unique offert par le désert. Juste fêter le lever du soleil et s'enthousiasmer d'assister à son couché.
Je bifurquai dans une rue plus déserte, soupirant d'aise à l'idée de m'éloigner de l'effervescence du matin. Je déambulai encore quelques secondes, me déplaçant aisément dans ce biome qui avait pourtant été un cauchemar à apprivoiser quelques années auparavant. N'étant pas originaire d'Esmera, ni de la région désertique, la chaleur étouffante de la journée et les températures glaciales du soir, avait failli avoir raison de moi. Sans parler de ce fichu sable. Il s'insinuait partout, alourdissant vos pas et encombrant vos poumons avec une perfidie sans pareille. Mais si j'avais fini par m'habituer à son climat, je n'avais jamais su adopter la mentalité des habitants d'Esmera. Je n'avais jamais su faire comme si de rien n'était, jamais su oublier, jamais su ignorer. Jamais su profiter.
- Ash.
Mon dos se raidit alors que je venais à peine de franchir le pas de la porte de l'auberge et soupirai faiblement, abandonnant l'idée de m'échapper avant même que celle-ci ne tente de germer dans mon esprit coupable.
- Jacinthe, répondis-je donc mollement, faisant tomber la capuche qui recouvrait mes cheveux bruns et le chèche qui barrait mon visage. Tu es déjà réveillée ?
- Ne tente pas de jouer à ce jeu, jeune homme ! Gronda-t-elle aussitôt, se redressant en faisant grincer la chaise où elle avait dû passer les dernières heures. Où étais-tu donc encore passée ?
- Simple insomnie nocturne, affirmai-je, ne me laissant pas désarçonné par sa colère évidente. Je suis allé me balader.
- Bien sûr. Et par le plus grand des hasards, ta promenade t'a entraîné jusqu'aux dunes, n'est-ce pas ?
- Par le plus grand des hasards, approuvai-je.
A peine le sourire se dessinait-il sur mes lèvres, que Jacinthe se plantait devant moi, les mains sur la taille et ses yeux azur me défiant de la provoquer. Et si elle ne payait pas de mine à première vue avec sa petite taille et son visage de poupée, je n'avais véritablement aucune envie de m'attirer ses foudres, trop conscient que le couteau qu'elle portait cachée sous sa jupe n'était pas là que pour la décoration.
- Désolé, fis-je donc, capitulant instantanément.
- Plutôt que de t'excuser encore et encore, cesse donc de me créer autant de souci, soupira-t-elle, venant passer une main dans ses cheveux grisâtre avec lassitude. Tu vas finir par te faire tuer.
- Ne t'en fais pas, assurai-je. Il ne m'arrivera rien tant que je le déciderai.
Son regard se reposa sur moi et, cette fois, elle fut celle qui capitula la première. Elle savait que je n'étais ni arrogant, ni présomptueux. J'étais doué. Plus doué que tous les autres hommes encore présents à Esmera. Je maniai aussi bien l'épée, que les armes courtes ou mes poings, mais excellai également dans l'art d'être insaisissable. De plus, j'avais désormais l'avantage du terrain. Après plus de sept années à arpenter les alentours de la ville, j'en étais aussi familier qu'un natif.
- Et es-tu enfin satisfait ? S'enquit-elle finalement dans un soupir.
Un simple haussement d'épaule pour réponse et un deuxième soupir franchit ses lèvres avant qu'elle ne repose ses yeux azur sur moi, d'un air toujours aussi sévère et courroucé. Mais également inquiet.
- Tu vas finir par t'effondrer dans le désert et personne ne pourra te venir en aide.
- Je ne m'effondrerai alors simplement pas, répondis-je, époussetant mes cheveux pleins d'un sable orangé.
- Désespérant, gronda-t-elle. Si tu ne le fais pas pour toi, pense à tous ceux qui compte sur toi actuellement.
- En parlant de ça, sifflai-je. J'ai croisé le vieux Cynar en rentrant, il m'a demandé si tu pouvais lui préparer une nouvelle livraison.
- C'est ça, change de sujet, répondit-elle en levant les yeux au ciel. Je le lui préparerai après le service du matin, tu pourras lui apporter en fin de journée.
- Parfait, acquiesçai-je. Je dois aussi aller donner un coup de main aux Regen.
- Lila a encore fait des siennes ?
- Non, souris-je en coin. Markel veut juste préparer la saison des pluies et installer les remparts autour de leurs maisons mais avec Kean et sa jambe, il aura besoin d'une paire de bras supplémentaire.
- Je vois. Dure journée en prévision.
- Pas plus qu'une autre, assurai-je dans un nouvel haussement d'épaule.
- Excusez-nous, monsieur incroyable, railla-t-elle finissant par sourire à son tour. Aller, monte vite te changer, je vais te préparer un déjeuner avant l'ouverture.
- Tu n'étais pas fâchée ? Soulignai-je.
Son regard se fit meurtrier et je ne pus m'empêcher de pouffer alors qu'elle m'injuriait copieusement tout en se rendant jusqu'à la cuisine, disparaissant dans un geste disgracieux voulant me signifier que je pouvais aller à me faire voire mais qu'elle me préparerait malgré tout mon déjeuner. Plus encore, je savais par avance qu'il serait mon préféré. Comme toujours.
Me montrant donc enfin obéissant, je me dirigeai vers le fond de l'immense salle qui servait de cantine à l'auberge que la famille de Jacinthe se transmettait de génération en génération. Je gravis deux à deux les marches du grand escalier en bois brun et m'engouffrai dans la première chambre du premier étage. Avec familiarité et habitude, je balançai sur le lit, maladroitement fait, ma cape et mon haut dont je me débarrassai aisément, les vêtements Esmerien étant fait de telle façon à pouvoir s'en vêtir ou dévêtir le plus rapidement possible afin de ne pas souffrir des écarts brusque de température.
Sans un regard de plus pour cette petite chambre qui était la mienne depuis plus de cinq ans, je me dirigeai vers le petit point d'eau qui se résumait à un lavabo vétuste mais plus qu'appréciable sachant que peu de maison possédait un point d'eau encore viable. Je tournai le robinet qui grinça avant de laisser s'écouler un fin filet d'eau claire. Sobrement, je remplis mes paumes et m'aspergeai vigoureusement le visage, frissonnant d'un certain délice lorsque l'eau froide courut sur ma peau brûlante et moite. Je soupirai, me penchant en avant, mes deux mains sur chaque bord du lavabo et mon regard se perdant dans le vide avant de se redresser légèrement.
Le reflet du miroir me renvoya l'image d'un homme dans la vingtaine, à la peau halée dû aux trop nombreuses heures passées sous les rayons du soleil d'Esmera et renforcé par le brun de ses cheveux coiffé négligemment. Il était plutôt grand et s'il était svelte, sa musculature parfaite était témoin de son obsession à se renforcer, l'obligeant à se lever au milieu de la nuit pour s'éclipser dans des dunes hostiles où plus personnes n'osaient se rendre depuis l'avènement du roi démon. Il était séduisant, à n'en pas douter. Que ce soit par son physique attrayant, sa mâchoire carrée ou bien ses iris dorées aussi effrayants qu'envoûtants, il attirait l'attention. Je ne pus retenir le sourire qui vint étirer mes lèvres, créant une petite fossette dans le creux de ma joue droite. Mais dans ce décor idyllique, ses chevilles semblaient bien gonflées.
Malgré mon auto-appréciassions, je finis par me détourner de ce miroir qui ne renvoyait qu'une image partielle de celui que j'étais. Je n'étais pas que ce jeune guerrier, fière et droit. J'étais aussi quelqu'un de très différent. Du moins, physiquement parlant.
Dos au miroir, celui-ci ne renvoyait plus que de longues lignes brunes qui partaient de mes épaules pour descendre jusqu'au bas de mes reins. Rédigées dans une langue oubliée, ces lignes aux messages mystérieux étaient la marque des Alhaita. La marque d'une famille décimée dont j'étais le dernier survivant.
Ma mère disait que ce message, qui apparaissait sur notre peau à notre premier anniversaire, était la prophétie de notre destin. Et si nous n'étions plus capables de comprendre ce langage ancestral, et ce depuis de nombreuses générations, nous parvenions encore à interpréter certains signes. Les Alhaita dont le dos ne se voyaient recouvert que de quelques lignes ne dépassaient que rarement la majorité, mourant bien souvent d'une maladie contre laquelle il était impossible de luter. A l'inverse, ceux au dos entièrement recouvert se voyaient vivres des vies tumultueuses et riches, bien que parfois courte. Mais mon cas avait été plus obscurs. Ni long, ni court, j'étais dans une norme qui n'indiquait guère quel destin m'attendait. Et si cette marque avait été source d'une grande inquiétude pour mes parents, il était désormais pour moi un point de repère rassurant puisqu'il était la seule chose qui ne changeait pas dans mon processus de métamorphose et me ramenait aux miens en toute circonstance.
Tasha Alhaita. Dernière héritière de cette famille de mage et de guerrier que le monde entier avait un jour tant admiré avant de la haïr avec force. Dernière piètre héritière puisqu'elle ne possédait aucun don magique contrairement à l'ensemble de sa famille. Sauf un. Une unique capacité. La métamorphose. Enfin. Le mot était grand pour dire qu'elle était capable de changer de sexe à sa guise, mais n'était pas même capable de modifier le moindre trait de ses apparences.
Ash. Le dernier héritier de cette famille légendaire et maudite, qui n'avait hérité que de la ténacité des siens et avait dû forger sa propre force. Deux pendant d'une même médaille.
Car si leur apparence n'avait rien à voir, Tasha et Ash était la même personne. J'étais la même personne. Et ce quel que soit mon apparence. J'étais la même personne têtue, franche et obstinée que je sois un homme ou une femme. J'aimais et exécraient les mêmes choses, avais les mêmes souvenirs, les mêmes pensées, les mêmes regrets, les mêmes rêves. Cela ne faisait sinistrement aucune différence. Ainsi, enfant, je n'avais eu de cesse de changer d'apparence au grès de mes envies. Si j'étais née dans le corps de Tasha, Ash faisait tout autant parti de moi. Je n'étais ni véritablement une femme, ni véritablement un homme. J'étais les deux. Du moins, l'avais-je été avant que le monde ne s'écroule.
Malheureusement, après la trahison menée par Jaekal Alhaita, ayant permis l'ascension au pouvoir du roi démon, Tasha était devenue beaucoup trop reconnaissable. Chaque fibre de son apparence criait son appartenance à cette famille : de long cheveux blancs ondulés, une peau laiteuse, de grands yeux aussi bleus que la mer d'Egée. Sa stature plus petite et son agilité me manquait parfois grandement face à l'amplitude d'un Ash qui avait certes pour lui la puissance brut mais ne passait pas aussi inaperçu que sa consœur, mais je ne pouvais pas prendre le risque que qui que ce soit ne devine qui j'étais réellement.
Les peuples de tous les royaumes haïssaient les Alhaita mais ils pensaient, également, que tous s'étaient vu décimer par celui même qu'ils avaient poussés au pouvoir et ils avaient en grande partie raison de le croire. Je l'avais vu. Je l'avais vu anéantir ce qui restait de ma famille. Je l'avais vu écraser, d'un simple revers de la main, ses êtres immondes que j'étais venue tuer de mes propres mains.
Puis ses yeux rougeoyants étaient tombés sur moi, me dévisageant avec une soif avide qui avait instantanément fait trembler mon corps entier. J'avais été certaine de mourir à cet instant, convaincue qu'il ne laisserait quiconque s'échapper de cet enfer. Mais il finit par sourire en me dévisageant, un sourire sombre venant s'emparer de son visage et marquant à jamais ma mémoire.
" - Sois heureuse, j'ai pour principe de ne pas souiller mes mains du sang d'un insecte. Toi, qui a l'apparence et le nom des Alhaita mais qui n'en porte la grandeur, tu vivras et transmettra ma toute puissance. "
Et il était parti. Il m'avait laissé derrière lui entre les cadavres de ceux que je haïssais mais qui avais un jour été mon grand-père, ma tante, mon oncle et mes cousins. De ceux dont le sang, qui ruisselait jusqu'à moi, était aussi le mien. J'étais restée là pendant longtemps. Incapable de bouger, de penser ou même d'esquisser la moindre action. Qu'étais-je censée faire ? M'animer d'un sentiment de vengeance ? C'était insensée. Le roi démon avait raison, je n'étais qu'un insecte, qu'un résidu raté des Alhaita. A cette époque, à peine âgée de douze ans, je n'avais aucune aptitude, ni magique, ni physique que ce soit avec l'apparence de Tasha ou de Ash. Et, plus encore, n'avait aucun espoir d'en posséder un jour au vu de mes aptitudes naturelles bien piètre pour une Alhaita. Alors fuir ? Pourquoi ? Qu'est-ce qui pouvait encore animer une volontée de survie ? Je venais d'assister à un carnage absolu et ne possédai rien de suffisamment solide pouvant me permettre d'ignorer la force inouï de cet homme qui était en réalité un monstre. Mes parents étaient morts de la main de mon grand-père. Celui-ci venait de périr sous mes yeux avec toutes les personnes qui avaient eu une place dans ma vie. Je n'avais rien. Plus rien ne m'animait.
Puis un cri avait retenti, perçant la torpeur de mon esprit.
Des nomades. Des nomades, cherchant un endroit ou passer la nuit, avait poussés les portes de ce vieux temple abandonné qui avait, un jour, été un lieu de culte pour ma lignée. Ils m'avaient trouvé parmi tous ces cadavres et malgré mon mutisme face à la situation, m'avait recueilli. Je les avais suivis sans réellement savoir pourquoi, puis après une année de vagabondage où le moindre son n'avait franchi mes lèvres, nous avions atterrit à Esmera.
Jacinthe m'avait alors pris d'affection, sans que quiconque ne sache l'expliquer et m'avait secouée. Elle m'avait secouée si fort que je n'avais plus eu le choix : je devais réagir. La brume qui encombrait mon esprit avait alors commencé à se dissiper, jusqu'à disparaître complètement.
Les nomades étaient repartis et j'étais resté à Esmera. Sous l'apparence d'Ash, et au fil des années, je devins un membre important de cette ville que beaucoup avaient fui après l'accès de colère du roi démon contre l'ancien royaume, limitrophe, d'Isriya. Plus encore qu'un simple membre de la famille de Jacinthe, j'avais le sentiment d'appartenir à cette petite communauté et me sentais désormais responsable d'eux. Je devais donc devenir fort. Plus fort que quiconque. Pouvoir protéger ceux qui m'avaient recueilli sans jamais me poser la moindre question sur mon passé. Enfin pouvoir protéger quelqu'un qui m'était chère.
- Ash !
- J'arrive, braillai-je tandis que je n'avais pas pris la peine de refermer la porte de ma chambre.
Mollement, je venais attraper une chemise en lin beige dont la sobriété n'avait d'égale que sa légèreté. Une fois enfilée, je jetai un dernier coup d'œil aux reflets du miroir, réajustant quelques mèches qui vagabondait sur mon front et venaient gênés ma vue, et retournai rapidement dans la salle à manger où je fus quelque peu surpris de voir que Jacinthe était à l'entrée de l'auberge, retenant l'entrée d'un homme encapuchonné à la haute stature.
Instinctivement, mes doigts glissèrent sur la lame coincée dans la ceinture de mon pantalon, mon cœur accélérant lourdement dans le fond de ma poitrine. Cet homme n'était pas d'ici, son pantalon et sa cape trop épaisse me le criant ouvertement. Je ne pouvais également que remarquer sa carrure et l'arme qu'il portait à la taille. Il n'y avait d'aucune que deux possibilité : soit celui devant moi était un des hommes du roi Azrealith, soit il était un mercenaire. Mais dans les deux cas, il représentait une menace.
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