Chapitre 16
- Vous êtes certaine que cela ira ? Répétai-je pour la vingtième fois. Je peux très bien vous raccompagner.
- Et je te répète que ce n'est pas nécessaire, assura Lyris. Va plutôt dormir, tu as encore besoin de repos. J'ai l'habitude de gérer ce poivrot.
Le poivrot en question baragouina quelque chose d'incompréhensible, ne pouvant que me faire douter des paroles de la jeune femme. Mais je connaissais ce regard voulant défier quiconque de la contredire. Jacinthe avait le même. Et je savais que je ne gagnerai pas face à une femme capable d'un tel regard.
- Et s'il s'effondrait ? Tentai-je, malgré tout. Vous ne pourrez pas le relever.
- Physiquement peut-être, mais je te rappelle que je suis un mage de vent.
Attestant ses paroles, une fine brise vint caresser mon visage et je soupirai, admettant ma pleine et totale défaite.
- Allez. Fonce, me somma-t-elle. Il t'attend.
Je tiquai légèrement, passant ma main dans ma nuque avec gêne avant de sourire en coin. Oui. Il m'attendait dans ma tente, ayant simplement salué les autres d'un signe de la main lorsqu'ils avaient affirmé qu'il était peut-être l'heure de rentrer, ne se sentant pas du tout inclus dans l'idée que "tous" devrait me laisser me reposer.
- Soyez prudentes. Et, toi, tâche de te tenir correctement encore quelques minutes.
Raël, ayant clairement abusé de la boisson, me fixa avant de me décocher un parfait sourire, voulant me signifier qu'il n'était pas aussi alcoolisé qu'il le prétendait. Je fronçai les sourcils, mais aussitôt il tanguait dangereusement, rattrapé de justesse par Lyris qui le ramena vers elle dans un soupir.
Un court instant, je croisai le regard de Lyra et je compris que je n'étais pas le seul à l'avoir remarqué. Ce crétin jouait de la situation pour avoir l'attention de la jeune elfe. Et je ne savais pas si je trouvais cela mignon ou si cela ne faisait qu'intensifier l'inquiétude que je commençai à éprouver face aux sentiments qu'il ne semblait éprouver pour Lyris mais sans parvenir à les gérer.
- J'accompagne Lyris, rassure-toi, me souffla-t-elle, un peu plus assurée qu'à son habitude. Je veillerai à ce qu'ils rentrent tous sans encombre.
- Mais qui veilleras sur toi dans cette histoire ? Désapprouvai-je avant de venir poser ma main sur le sommet de sa tête. Je préférerai que tu sois celle que l'on raccompagne en premier.
- Je sais me défendre, protesta-t-elle, ne chassant pas pour autant ma paume, ses doigts tirant sur les manches trop longues de son vêtement et ses yeux se rivant sur le sol. Et ma tente est juste à côté de celle de Lyris, tout ira bien.
- Aussi têtue l'une que l'autre, souris-je. Allez, dépêchez-vous de filler si vous voulez vraiment que je vous laisse partir sans protester.
- Oui chef ! Aboya Raël avec bien trop de force vu l'heure avancée et se faisant reprendre aussitôt par Lyris.
- A demain, Ash, me dit-elle avant de traîner son boulet derrière elle.
- A demain, acquiesçai-je. Soyez prudent.
- Promis, assura Lyra. On se retrouve sur le terrain d'entraînement.
Je hochai la tête, n'ayant, soudainement, pas particulièrement hâte de retourner à ces séances de torture. La soirée m'avait rendue... je n'aurais su trouver les mots exacts pour définir les émotions qui m'habitaient actuellement. Peut-être m'avait-elle juste ramené à ce que j'étais vraiment : un gamin de vingt ans, sortant de l'adolescence sans avoir pu réellement profiter de cette période. Un gamin qui avait envie de s'amuser, de rire, d'expérimenter. D'un gamin qui avait envie de fuir ses responsabilités, de juste vivre librement. Ne pas devenir un guerrier mais... mais quoi ? Qu'aurais-je souhaité devenir si ma vie avait été différente ? Je n'en avais aucune idée. Peut-être pâtissier ? J'aimais tellement les sucreries que pouvoir en faire moi-même devenait nécessaire.
J'attendis que les trois comparses disparaissent de mon champ de vision, perdu dans ses pensées étranges avant de basculer la tête en arrière, profitant quelques secondes du calme apaisant de la nuit. Les arbres barraient toujours le ciel, ne laissant passer que quelques rayons fugaces de la lune qui brillait pourtant haut dans la nuit.
- Tout va bien ?
Ne me surprenant guère, je tournai la tête sur le côté pour croiser son regard ambre, mais me détournai rapidement, plongeant mes mains dans les poches de mon pantalon et revenant à ma contemplation initiale.
- Fatigué, admis-je. Ma punition aura été... bien différente que ce que tu devais imaginer.
- Je voulais juste que tu te détendes, cela me semble donc réussi, désapprouva-t-il dans un haussement d'épaule alors qu'il était adossé à l'entrée de ma tente. Même si je reconnais que mes projets avaient été plus... intimiste.
Je lui adressai un nouveau regard au coin qu'il affronta sans sourciller malgré son aveu. Je ne réagis pas outre mesure, plus serein qu'à mon habitude face à ses tirades enflammées.
- Si tu veux, tu peux prendre une journée de plus pour te reposer, me suggéra-t-il, sans s'alarmer de mon manque de réaction.
- Non ce ne sera pas nécessaire. Je vais juste aller dormir quelques heures et je serais prêt à subir les leçons de Dunor et retourner dans l'enfer de tes poings.
- J'imagine que cela signifie que je suis congédié également.
Que voulait-il que je réponde à cela ? Oui ? Cela serait peut-être un peu trop direct quand je savais qu'il espérait probablement juste que je lui demande de rester un peu plus longtemps. Et l'idée était foutrement tentante. Qu'est-ce que cela pourrait faire si je lui proposai juste de prolonger la soirée une heure de plus ? Juste une petite heure où sa voix rauque et suave pourrait m'offrir un peu plus de ce qu'il était.
Je me mordis l'intérieur de la joue, comprenant aisément que ce n'était absolument pas une bonne idée.
- Ce serait effectivement plus sage, assurai-je donc mollement. Sinon je risque encore de m'effondrer d'épuisement.
- Tant que c'est encore dans mes bras, je n'y vois pas d'inconvénient.
Cette fois le rouge me monta plus franchement aux joues. Foutu beau parleur.
- Je croyais que je devais me montrer plus prudent et ne plus dépasser les limites ? Désapprouvai-je, tâchant de paraître terre à terre.
- Il est vrai, admit-il. Mais je reconnais aussi que je n'ai pas particulièrement envie d'être sage ce soir.
Oh. Cette fois, je ne sus que rétorquer. Et de toute façon, il ne m'en laissa guère l'occasion. Je sursautai lorsque ses doigts froids glissèrent autour de mon poignet, venant courir sur ma peau tout aussi froide que la sienne. J'allais me reculer, surpris par sa soudaine proximité alors que je ne l'avais pas entendu s'approcher, mais ses doigts terminèrent leurs courses sur les miens, les encerclant avec force.
Mais ce ne fut pas tant la pression physique qui me cloua sur place. Ce furent ses yeux. Ses yeux qui me dévoraient entièrement depuis trop de temps pour que je continue de nier l'évidence. Il semblait me sonder avec une profondeur et une exactitude que personne n'avait eu avant lui. Mon cœur accéléra lourdement, sans que ma raison ne parvienne à crier suffisament fort pour en couvrir les tambourinements. Mes doigts vacillèrent entre les siens alors que la distance entre nous se réduisait à chaque seconde où il avançait d'un pas supplémentaire.
Son souffle caressa bientôt ma peau. L'effluve d'alcool prenant le dessus sur le parfum de menthe qui m'avait troublé la vieille. Était-il ivre ? Après tout il n'avait bu qu'une ou deux petites bouteilles mais il avait dit y être sensible ? Cela expliquerait pourquoi soudainement il franchissait les limites que nous avions fixés au préalable.
Quoi que. Les franchissait-il vraiment ? Après tout il avait été claire : il n'irait jamais plus loin sans mon autorisation. Mais n'étais-je pas clairement en train de le supplier de faire ce qui brillait dans le fond de ses iris ?
J'en crevais d'envie.
Je crevais d'envie qu'il le fasse.
Je crevais d'envie que ses fichues lèvres viennent s'écraser contre les miennes.
Il avança d'un pas supplémentaire, alors que j'étais immobile. Incapable de bouger, incapable de penser, incapable de respirer. Le temps voulait s'arrêter alors qu'il avait créé une bulle tout autour de moi, m'englobant d'un duvet anesthésiant qui voulait juste me pousser à lui hurler mon envie de céder à toutes ces émotions inconnues.
- Caleb... ?
La bulle éclata brutalement.
Vivement, d'un geste trop brusque, je rejetai la main qui tenait la mienne avec tant de douceur et reculai, dans la foulée, de plusieurs pas. Caleb me fixa, visiblement peiné par mon mouvement mais je détournai déjà le regard, passant ma main devant mon visage, extrêmement troublé. Qu'est-ce qui me prenait ? Je déraillai. Je n'avais pas bu, alors pourquoi avais-je faillis laisser se passer un truc aussi lourd de conséquence ?
Mais lorsque je me détournai, la douche froide eut le mérite de me remettre d'aplomb et d'effacer tout sentiment ambivalent.
Face à moi un nouveau visage venait d'apparaître, me faisant réaliser que la voix mystérieuse devait forcément appartenir à quelqu'un. Et si je ne l'avais pas reconnu sur le coup, trop focalisé sur Caleb, je ne pouvais que savoir qu'il n'y avait pas cent personnes pouvant l'appeler ainsi au milieu de la nuit.
Nos regards s'affrontèrent et je soupirai, excédé d'avance. Sarih me faisait face, plus furieux et plus somptueux que jamais. Ses cheveux étaient soigneusement coiffés, un léger maquillage sous les yeux réhaussaient le vert de ses yeux et sa tenue était... tendancieuse ? Un long kimono blanc, largement ouvert pour mettre en valeur son corps fin et sa peau parfaitement hâlée. Il n'y avait pas de doute sur ce qu'il était venu faire.
Et je sus autre chose : il n'était certainement pas venu de sa propre initiative. Si je le soupçonnai certes d'être fourbe et désireux de s'attirer toute l'attention de Caleb, je savais qu'il était aussi suffisamment intelligent pour savoir qu'imposer sa présence, d'autant plus pour entretenir une telle relation, ne lui ferait jamais gagner l'intérêt de Caleb.
Alors il n'y avait qu'une hypothèse viable : Caleb l'avait invité à venir se présenter ainsi.
- Désolé de t'avoir retenu, soufflai-je en me retournant vers Caleb, bien décidé à ignorer le petit prince. Je ne te souhaite pas une bonne fin de nuit, je me doute déjà qu'elle saura te plaire.
Je vrillai ou quoi ? J'avais voulu me montrer taquin, voir moqueur face à la situation gênante... mais pourquoi ma voix avait vrillé dans des intonations bien différentes ? Je me mordis la lèvre, et avant que le regard de Caleb ne croise le mien, je me précipitai vers ma tente.
En passant à sa hauteur, je vis son bras se tendre, probablement prêt à m'empoigner mais je l'esquivai avec une aisance qui sembla l'étonné, et l'obligeant surtout à ouvrir la bouche pour tenter de m'arrêter :
- Ash, attend, ce n'est pa...
- Oh c'est bon, le coupai-je, la mâchoire serrée et mes yeux venant se replanter dans les siens avec froideur. Fou moi un peu la paix, tu veux ? Tu as mieux à faire de toute manière.
Et, sèchement, je me détournai, ne lui laissant aucune chance de rouvrir la bouche pour débiter de nouvelles tirades romantiques qui n'avaient que, pour unique vocation, à me coucher dans son lit. Comme tous les autres.
La porte de ma tente refermée, je jurai tout bas, luttant contre la colère qui vrombissait dans mes veines avec trop de force. Mais qu'est-ce qui me prenait ? J'étais jaloux. C'était une évidence. Mais pourquoi ? Pourquoi devais-je l'être maintenant ? Pourquoi devais-je l'être pour ce type que je ne connaissais même pas réellement ? Et pourquoi cela me saisissait avec tant de force ? Je me pinçais les lèvres avant de fermer les yeux, prenant une longue inspiration. Cela n'avait aucune logique, aucun sens. Cela devait être juste de la fierté. Après tout, quelques secondes avant il m'affirmait vouloir ne pas se montrer sage... et après j'apprenais qu'il avait eu pour projet de s'envoyer en l'air avec ce gamin ? Je n'étais qu'un nom de plus sur sa longue liste de conquête et c'était très désobligeant de constater que j'avais faillis me faire avoir. Voilà. C'était ça uniquement, juste de la fierté mal placée de m'être comporté comme la jeune vierge effarouchée que j'étais.
J'avais cédé à des pulsions purement physiques. J'étais jeune, je n'avais jamais eu de relation avec quiconque, forcément que j'étais fasciné par le premier bellâtre me témoignant de l'intérêt. Mais cela en devenait ridicule tant je me comportai en petit adolescent prêt à se pâmer à la moindre remarque de son mauvais garçon préféré. Mais c'était terminé. J'allais revenir les pieds sur terre, me remettre en tête que ce type n'était qu'un coureur et que même s'il ne l'était pas, aucune histoire n'était envisageable entre nous. J'étais de la famille qui avait décimé la sienne. J'étais également un être qu'il ne pourrait accepter dans son intégralité.
Et j'avais trop de responsabilité pour prendre le moindre risque.
Jacinthe comptait sur moi. Mon grand-père et ma grand-mère adoptifs également. Et, désormais, la vie de Raël était également liée à la mienne. Il n'accepterait pas que je disparaisse à nouveau... tout comme je n'accepterai pas de le perdre. Alors je savais. Je savais que si je faisais le moindre faux pas, je l'entraînerai dans ma chute.
Il n'y avait donc pas la place pour cette colère, pas la place pour ce désire, pas la place pour cette émotion quelle qu'elle soit.
Alors lorsque je rouvris les yeux, la colère se dissipa naturellement, remplacé par une résolution qui parvint même à me faire ignorer les chuchotements des voix qui n'avaient même pas pris la peine de s'éloigner de ma tente. Calmement, mon esprit ayant totalement annihilé l'euphorie étrange de cette soirée, je m'allongeai dans mon lit, fermant les yeux, bien décidé à sombrer dans le sommeil.
Demain. Demain serait une nouvelle journée et je pourrais continuer à avancer. Un pas après l'autre je continuerai à suivre le chemin que j'avais déjà passé trop de temps à tracer pour tout balayer pour une soudaine et éphémère envie de redevenir l'adolescent que je ne m'étais jamais autorisé à être.
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