Chapitre 10
- Frotte-toi un peu plus les yeux, on dirait un poisson que l'on vient de sortir de l'eau.
Je décochai un coup de coude adroit à Raël qui se contenta de pouffer à mon geste, attirant l'attention de ceux nous entourant. Même la rangée de devant se paya l'audace de se tourner pour nous dévisager furieusement, avant de se détourner prestement en constatant que le perturbateur ne se trouvait être autre que Raël.
- Tu as l'air de ficher la trouille à pas mal de monde, soulignai-je à voix basse.
- Privilège de génie, sourit-il à pleine dent. On m'admire ou on meurt, c'est simple.
- Rien que ça, sifflai-je en levant les yeux au ciel.
Il se contenta de hausser les épaules désinvoltes avant de m'adresser un petit signe de tête voulant me signifier de reporter mon attention, droit devant. Obéissant, je me tournai donc vers la petite estrade en bois qui avait été installé dans l'unique petite clairière du camp. Depuis une heure, une succession de gens avait défilé sur celle-ci et si j'avais tenté de me concentrer les vingt premières minutes, et ce malgré mon état de "poisson que l'on vient de sortir de l'eau", j'avais capitulé quand une énième personne était venu présenter le menu de la semaine.
J'avais même interrogé Raël sur l'utilité de ces réunions qui était, selon lui, mensuel, et il s'était contenté de dire que c'était une façon de faire se sentir utile ceux qui restaient continuellement au camp. Mais il avait ajouté que ce qui nous intéressaient tous, réellement, était le discours de fin. Le discours de Caleb.
Il s'avançait sur l'estrade, arborant toujours le style sobre que je lui connaissais depuis notre rencontre. Un jean noir et un T-shirt noir. Bonjour l'originalité. Bon. Etais-je bien placé avec mon obsession pour les chemises en lin beige ? Pas vraiment.
- Bonjour à tous, débuta-t-il, sa voix grave portant jusqu'au fond de la clairière sans peine contrairement à tous ceux s'étant trouvé à sa place avant lui. Comme d'habitude je serais bref. Les consignes ne changent pas à d'habitude : même si notre camp ne semble pas avoir été repéré par les gens d'Azrealith, je vous demande une grande prudence. Si vous quittez la forêt pour une quelconque raison, vérifiez bien à ne pas être vu par quiconque ou même à laisser des traces de votre passage. Je vous demande également de veiller les uns sur les autres, de ne pas hésiter à signaler toute absence ou tout comportement bizarre.
- Il incite à la délation ou je rêve ? Murmurai-je en me penchant vers Raël.
- Noooon, assura-t-il faussement. Juste si tu entends ton voisin dire qu'il a posé une bombe sous une tente, ce serait bien de prévenir.
Je secouai la tête, dépité. Le pire dans cette histoire étant qu'il aurait peut-être été nécessaire de le formuler ainsi au vu de la capacité de réflexion de certain.
- Maintenant les consignes de base rappelées, je vais aborder le sujet qui a semblé tous vous préoccuper ces derniers jours.
Top le petit blanc qu'il venait de laisser courir, laissant l'occasion à tous de river leurs regards dans ma direction. Je m'avachi quelque peu sur ma chaise, maudissant Ash d'être aussi démesurément grand. Raël ria ouvertement me faisant bougonner mais Caleb reprenait déjà, fort heureusement pour sa survie :
- Comme vous le savez tous, Ash a rejoint nos rangs à la suite de ma visite à Esmera. Durant le peu de temps où j'ai eu l'occasion de le côtoyer, j'ai découvert un homme vertueux, prêt à se sacrifier pour les siens, capable de me combattre sans pâlir et...
Caleb ne put finir sa phrase, le brouhaha naissant instantanément à une affirmation totalement sortie d'un pot magique : "Capable de me combattre sans pâlir" ? Sans pâlir ? Sans déconner ? Bien sûr que je palissai face à un tronc d'arbre. C'était la moindre des choses.
- Silence !
Le ton de sa voix suffit à ramener le calme, défiant quiconque de l'interrompre à nouveau. Il jaugea son audience avec froideur avant de soupirer et de reprendre :
- Comme je le disais, Ash a su me prouver sa droiture et ses capacités. Il sera pour les Cendres un atout inestimable qui aurait mérité de la part de chacun d'entre vous un accueil...terriblement différent de celui qu'il a reçu. Moi qui pensais avoir assez prouvé que mon jugement ne reposait pas sur les murmures du vent, je me suis retrouvé à entendre des rumeurs bien osées à notre sujet.
Le rose me monta aux joues. Comment ça des rumeurs bien osées ? Moi je n'avais rien entendu de la sorte. A la limite j'avais entendu quelques messes basses me traitant de petit privilégié, mais cela s'arrêtait là.
- Ouuuh ça chauffe avec le leader ? Me susurra Raël dans un coup de coude.
- Pas le moins du monde ! Affirmai-je un peu trop rapidement pour que cela semble vrai.
- Mais bien sûr, ria-t-il, se moquant bien que tous nous jugent avec intrigue devant notre proximité soudaine.
De plus en plus enfoncé sur mon siège, les bras croisés sur mon abdomen, je m'obstinai à fixer un point imaginaire devant moi, trop conscient que depuis sa prise de parole, Caleb n'avait de cesse de reposer son regard dans ma direction. Qu'il aille se faire voir. Il n'avait de cesse de me mettre devant le fait accompli et maintenant il cherchait quoi ? Mon consentement ? Qu'il aille s'assécher dans les dunes.
- Je vous avoue avoir été profondément déçu par votre comportement à tous et mettre demandé si notre confiance mutuelle n'était pas, en réalité, qu'un château de carte prêt à s'effondrer à la moindre bourrasque...
De nouveaux murmures se répandirent, mais plus faiblement, tous se sentant simplement obligé d'exprimer leurs désarrois face aux paroles de leur précieux leader. Le fourbe. Il était finalement plutôt doué pour mener sa barque.
- Cependant, je vais m'efforcer de croire que je fais erreur et que ce qu'il s'est passé n'est qu'un jugement hâtif face à une situation à laquelle je ne vous ai que peu habitué. Oui je favorise ce garçon. Oui j'éprouve une réelle attirance pour lui. Mais non, je ne le favorise pas pour cette raison mais bel et bien pour son unique talent.
Je fermai les yeux, me mordant la lèvre. Il n'avait pas dit ça, n'est-ce pas ? Il n'avait pas pu balancer ça comme ça, pas vrai ?
Les murmures s'élevèrent avec plus de force. Ok. Il l'avait dit.
- Et pour attester de la véracité de mes propros, après concertation avec toute la zone Nord, nous avons décidé de faire de lui un chef d'équipe.
Cette fois, pas de réelle bombe. Du moins, pas pour moi. Car si un vent de murmure s'était rependu lorsqu'il avait osé dire haut et fort qu'il éprouvait "une réelle attirance" pour ma personne, c'était désormais une tornade qui me submergeait.
Tous échangeaient avec force sur l'annonce que Caleb venait de faire. Raël n'avait pas minimisé l'importance des chefs d'équipes pour les Cendres, tous tanguant entre une admiration que je ne pensais pas mériter et une indignation que je ne pouvais que penser justifier. Je baissai la tête, venant porter une main devant mon visage, extrêmement gêné par toute l'attention qui m'était portée et à laquelle je n'allais pas pouvoir échapper.
Du moins, avant l'intervention de mon sauveur.
- Je souhaite prononcer mes vœux d'allégeance.
Raël s'était levé de sa chaise, sa voix portant avec autant de force que celle de Caleb bien qu'elle soit moins grave. Le silence s'établit dans la seconde et tous se mirent à le dévisager avec une incrédulité générale.
Même Caleb semblait pris au dépourvu.
- Avec ton accord, bien entendu, ajouta-t-il une fois assuré de son effet et se tournant dans ma direction.
Je fis la moue. Je n'aimais pas spécialement cette situation... mais nous avions déjà convenue de la marche à suivre. Il était plus simple de justifier notre soudaine proximité si Raël était reconnu comme membre de "mon équipe". Je soupirai lourdement mais me redressai de ma chaise, tâchant de paraître plus assuré que je ne l'étais réellement.
- Ce serait un honneur.
Et à partir de la seconde où j'acceptai devant les yeux de tous, nous avions acculé Caleb. Il aurait probablement refusé de me céder les talents de Raël, mais la coutume voulait qu'une fois le chef d'équipe ayant formulé son acceptation, il n'y avait plus de retour en arrière possible.
Je me tournai légèrement sur le côté, tâchant de chercher à jauger si j'allais me faire tuer sur place mais, à ma grande surprise, lorsque nos regards se croisèrent enfin, il se contenta de hocher légèrement la tête. Il n'était pas en colère ? Cela me déstabilisa quelque peu mais, à nouveau, une nouvelle voix retentit, me surprenant, cette fois, grandement :
- J-je souhaiterais également prononcer mes vœux !
La voix chevrotante témoignant de sa panique à l'idée d'accaparer l'attention, je ne pus que fixer avec étonnement la petite créature fluette qui se leva d'une chaise à trois rangés de la nôtre. Je l'avais déjà aperçu de temps à autre en compagnie de Lyris. Elle me l'avait présenté comme étant la seconde médecin du camp.... Comment s'appellait-elle déjà ? Je grimaçai, incapable de m'en souvenir.
Alors pourquoi ? Pourquoi une fille dont je ne connaissais même pas le nom souhaitait faire une chose pareille ? Nous avions dû échanger quoi ? Trois phrases tout au plus ? Je soupirai, hésitant. Je n'étais pas obligé d'accepter, je pouvais refuser à ma guise selon les explications de Raël.
Comme s'il avait perçu mon intention, elle se tourna vivement dans ma direction, posant sur moi ses grands yeux qui se firent suppliant.
- Avoir une médecin serait une bonne chose, me murmura Raël en s'approchant de mon dos. Et Lyranea est une chouette fille... même si aussi craintive qu'une biche égarée.
Malgré son affirmation, je pris encore le temps de la réflexion, décidant que lier la vie de quelqu'un à la mienne méritait au moins de prendre le temps. Mais, malgré toutes les raisons qui voulaient me pousser à refuser, je finis par capituler face à son regard. Elle ne l'avait pas détournée une seconde, m'affrontant avec tout le courage qu'elle possédait en cet instant où elle était pourtant particulièrement mal à l'aise. Elle exécrait l'attention qu'on lui portait, ses mains tremblantes le criant à sa place. Mais elle s'était tenue droite, attendant un jugement qui aurait pu l'humilier bien plus encore.
- J'accepte avec plaisir. Merci pour ta confiance, Lyranea.
Je me promis de remercier Raël de m'avoir rappelé son nom lorsque le visage craintif, camouflé derrière une épaisse barrière de cheveux ondulés d'un blond tirant sur le beige, s'illumina d'un sourire resplendissant de bonheur lorsqu'elle constata que je connaissais son prénom. Je me promis également de ne plus jamais l'oublier car elle était désormais quelqu'un sur qui j'allais compter mais surtout quelqu'un que je me jurai de protéger.
♜
- C'était interminable, geins-je en m'étirant, étendant mes bras au-dessus de ma tête et courbant le dos.
- A quoi tu t'attendais ? Me désapprouva Lyris dans un sourire. Devenir chef d'équipe exige un protocole rigoureux.
- J'aurais refusé si j'avais su ce qui m'attendait, protestai-je.
- Tu parles ! On sait que tu es content d'avoir hérité de ton super bras droit !
Je grognai en signe de protestation lorsque Raël passa son bras autour de mes épaules, riant à gorge déployé malgré les regards que tous nous adressaient encore. Je ne le chassai pas pour autant, appréciant bien trop la situation. Il avait raison sur un point. J'étais extrêmement heureux de l'avoir retrouvé, qu'il soit ou non mon "super bras droit".
- Allons fêter dignement l'apparition de notre nouveau chef ! S'époumona-t-il, ne se souciant guère de mon grognement. Je paye ma tournée !
- Ah, parce que tu as l'argent pour ? Souligna Lyris.
- ... J'envisageai simplement de faire un prêt auprès de notre charmante et douce médecin qui n'a pas daigné faire son vœu d'allégeance, siffla-t-il en retour, me délaissant pour venir s'agripper à l'intéressé.
- Tiens-toi correctement, tu veux ! S'agaça-t-elle avant de braquer ses yeux dans les miens avec plus de sérieux. Je... suis désolée de ne pas mettre levée également mais tu vois... je...
- Je t'arrête tout de suite, l'interrompis-je. Tu n'avais aucune raison de le faire, n'écoute pas ce crétin. Il cherche juste à te faire culpabiliser pour te soutirer de l'argent.
- Non je tiens à te dire ce que je pense ! Protesta-t-elle. Je suis vraiment désolée parce que j'avais vraiment bien envie de me joindre à vous ! Mais... Caleb est celui qui m'a sauvé et m'a permis de rejoindre les Cendres... je lui dois beaucoup et j'aimerais lui rester fidèle.
- Un vrai discours de femme mariée.
Raël avait encore employé le ton de la plaisanterie, son sourire s'étirant même très naturellement lorsque Lyris tenta de lui décocher un coup de poing. Mais quelque chose dans le timbre de sa voix ne cadrait pas. De l'amertume ? De la jalousie ? Oui. Probablement.
- Ne t'en fais pas, assurai-je néanmoins sans me focaliser outre mesure sur ce détail que j'avais peut-être imaginé. Tu n'as vraiment pas besoin de te justifier... et je suis déjà extrêmement reconnaissant que tu en ais eu juste l'envie.
- Qui ne l'aurais pas eu, m'affirma-t-elle, retrouvant son sourire. Dès qu'on te côtoie un tant soit peu, on devient accroc.
- Toujours plus, ris-je doucement. Mais merci je suppose.
- C'est bon, c'est décidé ! C'est moi qui paye la tournée !
- Youpiiiii, s'esclaffa aussitôt Raël en venant secouer Lyris qui ria à son entrain enfantin.
Leur complicité était si belle à voir que je peinai à comprendre pourquoi Raël s'évertuait à draguer une autre femme. Il l'aimait. Cela crevait les yeux. Mais je ne pouvais me permettre de juger une histoire dont je ne savais rien.
Plus calmement que mes comparses, je suivis donc le mouvement en direction de la cantine, me faisant régulièrement héler par les deux joyeux lurons qui avançaient, bras dessus, bras dessous, en tête de file. Mais je n'accélérai pas, trainant un peu des pieds afin de ne pas semer notre poursuivante, attendant simplement qu'elle prenne la parole.
Chose qu'elle ne fit pas. Alors, capitulant, je tournai légèrement le regard dans sa direction, nos yeux se percutant en la faisant instantanément sursauter et baisser la tête, comme je l'avais craint. Je soupirai faiblement, passant ma main à l'arrière de mon crâne sans trop savoir comment me comporter avec elle. J'avais toujours été entouré de personnalité forte et extravertie, et je ne savais donc pas comment agir avec elle sans la brusquer. Mais il semblait important que je fasse le premier pas afin de la mettre en confiance :
- Tu... viens boire un verre avec nous ? La questionnai-je, tâchant d'être le plus doux possible.
- J-je... j'aimerais beaucoup si cela ne dérange personne, murmura-t-elle, les yeux rivés sur ses pieds et ses doigts noués entre eux.
- On serait heureux de t'avoir avec nous, tentai-je de sourire. Mais... si ça te met trop mal à l'aise, ne te sens pas oblig...
- Je ne me sens pas obligée !
Elle avait redressé la tête et parler avec plus de force, me surprenant quelque peu. Mais dès qu'elle réalisa son emportement, elle rebaissa prestement la tête, faisant retomber ses cheveux devant son visage de poupée.
- Tant mieux alors, affirmai-je en me penchant un peu en avant pour croiser son regard. Et n'hésites pas à parler aussi fort que tu le veux, tu ne surpasseras jamais Raël au niveau des décibels.
- Hoy, je ne te permets pas de critiquer ma douce et mélodieuse voix.
Encore légèrement penché en avant, je chancelai quelque peu lorsqu'un poids mort me sauta dans le dos. J'avançai d'un pas, m'approchant dangereusement de Lyranea, et me redressai de justesse avant de fusiller du regard un Raël qui, pour sa part, tenait parfaitement sur ses deux jambes.
- Qu'est-ce que vous fichez tous les deux ? Siffla-t-il, peu inquiété par mon regard accusateur. Vous êtes d'une lenteur !
- Je voulais prendre mon temps avant de retrouver la cohue de la foule, mentis-je, persuadé que Lyranea n'aimerait pas que Raël tourne son attention sur elle.
- L'alcool n'attends pas ! Protesta-t-il.
- Je ne t'empêche pas de partir devant, rétorquai-je.
- La fête ne sera pas pareille sans le principal concerné. Allez dépêche-toi !
Je soupirai lorsqu'il tira sur mon bras, sans pour autant parvenir à me faire obtempérer. Je tournai légèrement mon regard vers Lyranea et fus surpris de la voir fixer intensément ses pieds, sa peau laiteuse teinté d'un rouge vif au niveau des joues.
- Tout va bien ? M'enquis-je.
- O-oui, bégaya-t-elle sans oser relever les yeux.
- Laisses-là donc un peu tranquille, je l'emmène avec moi. Tu es d'accord, Lyra ?
Lyris prenant les choses en main, attendit que la jeune demi-humaine hoche la tête avant de venir passer ses bras autour des siens, l'entraînant avec entrain. Je les regardais s'éloigner, soulagé de constater que Lyranea semblait parvenir à se détendre en présence de Lyris et conversait avec elle avec plus de naturelle.
- Il semblerait que j'ai de la concurrence.
Le bras de Raël entoura mon cou, me forçant à me pencher dans sa direction alors que son regard était fixé sur Lyris et Lyranea.
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- Hé bien... j'imagine que je vais devoir m'inquiéter de tes préférences, sourit-il en coin. Lyra a clairement eu un coup de foudre.
- Mais bien sûr, soupirai-je. Tu te fais des histoires.
- Et si je ne m'en faisais pas ? Qu'est-ce que tu en penserais ?
- Qu'est-ce que tu cherches à me faire dire au juste ?
- Hé bien, actuellement tu sembles avoir à tes pieds une très jolie jeune femme, douce et visiblement prête à te suivre au bout du monde... mais également un chef rebel, prêt à déclarer à tous qu'il éprouve... quoi déjà ? "Une réelle attirance" ?
- Je t'en prie, arrête, geins-je. J'essaye de l'oublier.
- Pourquoi ? Parce que tu préférerais séduire Lyra ?
- Non, murmurai-je dans un soupir, ma main dans ma nuque frottant ma peau avec gêne d'aborder un tel sujet. C'est juste... trop compliqué.
- Comment ça ?
- Réfléchi, soupirai-je. Le nom que je porte suffit déjà à rendre la chose impossible. S'il découvrait la vérité, que penses-tu qu'il se passerait ?
- Si tu lui racontais toute ton histoire, je suis certain qu'il comprendrait. Caleb n'est pas un abruti.
- M'en laisserait-il seulement le temps ? Toute sa famille a été décimé... moi je ne lui accorderai pas même le bénéfice du doute.
Raël me fixa longuement tandis que nous avancions derrière les filles, dans une ambiance bien différente de la leur.
- Et de toute manière, même s'il parvenait à l'encaisser, je suis trop... différent.
- Différent ?
- Dois-je vraiment souligner ma double identité ?
- Qu'est-ce que cela peut foutre ? S'indigna-t-il vivement. Ce n'est pas comme si tu changeais de personnalité ou que tu ne contrôlais pas ta capacité. Cela te rend juste unique, pas "anormale" comme tu sembles vouloir le sous-entendre.
- Ne t'en fais pas, souris-je, amusé par l'inquiétude réelle que je décelais dans son emportement. Je n'ai jamais souffert de ma double apparence... Les parents ont été si bienveillant et encourageant que je n'ai jamais eu le sentiment qu'être Ash ou Tasha avait une importance. J'avais juste besoin d'être moi-même. Le vrai problème est plutôt le regard des autres.
Et j'en avais plus que conscience. Que je sois l'un ou l'autre, je conservai les mêmes goûts, la même personnalité, les mêmes rêves, les mêmes pensées. Ainsi, là où Ash avait le droit, aux yeux de tous, d'être un casse-cou manquant de manière, Tasha avait souvent été jugée pour ce même trait. A l'inverse, là où mon amour des pâtisseries ou des jolies robes allait parfaitement à Tasha, il devenait une source de moquerie pour Ash. Cela m'avait souvent valu d'être mise à l'écart.
Mais je n'en avais pas tant souffert que cela. Parce qu'ils avaient été là. Mes parents s'étaient toujours révoltés contre ceux qui osaient critiquer ma façon d'être sous prétexte que je sois une fille ou un garçon. Ils avaient pris du temps pour me dire que je pouvais être qui je souhaitais et que je pouvais être aussi Ash que Tasha si je le souhaitais. Je n'avais pas à choisir d'être l'un ou l'autre, ni même à faire des concessions en fonction de mon apparence. La confiance qu'ils m'avaient donnée me permettait aujourd'hui de me tenir fièrement que je sois une femme ou homme.
Cependant, si j'avais parfaitement accepté ma dualité, les choses n'étaient pas aussi simples pour les autres ou ceux qui faisait partit de mon entourage.
- Caleb semble clairement attiré par les hommes, que ferait-il d'une femme dans ses bras ? Car, comme tu le sais, je suis tout autant l'un que l'autre. Je n'ai pas envie d'être... seulement choisi à moitié.
- Peut-être que tu pourrais être surpris, désapprouva-t-il. Je suis à peu près certain que tu ne lui as pas clairement demandé son orientation.
- Tu as toujours quelque chose à redire hein ? Ris-je. Cela ne change rien et tu le sais. Accepter quelqu'un qui se mue tour à tour en homme et en femme doit être... déstabilisant. Toi tu me connais depuis l'enfance, tu sais qui je suis... mais lui ne sais rien. Pas même mon nom... comment accepter une telle chose ?
Raël sembla vouloir protester mais se contenta de soupirer avant de me faire un petit signe de tête, me signalant que nous étions arrivés à destination. Il devait donc capituler. Je lui souris doucement, cherchant à lui assurer que la chose ne me peinait aucunement même si, au fond, cela avait toujours été une interrogation à laquelle je n'avais trouvé aucune réponse.
- Vous allez prendre la commande, les garçons ? Interrogea Lyris tandis qu'elles s'étaient stoppées pour nous attendre. Nous on va trouver une table libre !
- Avec plaisir, approuvai-je. Qu'est-ce que vous prendrez ?
- Moi je veux... quelque chose à base de cerise, répondit-elle, songeuse. Et avec...
- Beaucoup d'alcool, compléta Raël se faisant aussitôt décocher un coup de poing dans l'épaule qui le fit exagérément geindre.
- Avec un peu d'alcool, désapprouva-t-elle vivement.
- Ça va, ça va, pas la peine de t'énerver, bougonna-t-elle. Ce sera donc un daiquiri cerise pour la jeune madame.
Lyris le jaugea une seconde, les joues gonflées marquant son mécontentement avant de se fendre d'un sourire, visiblement très satisfaite par la suggestion qu'il venait de lui faire.
- Et toi, Lyranea ?
La jeune femme sursauta tandis qu'elle avait suivi la conversation en se tenant en retrait mais visiblement tout aussi amusée que moi par le jeu des deux autres. Elle me fixa de ses grands verts et les rebaissas aussitôt, me faisant me demander comment nous allions parvenir à travailler ensemble si elle était aussi effrayée par ma présence.
- J-je prendrai...
Son bégaiement se termina dans un silence accablant. Elle se tordit un peu plus les mains alors qu'elle avait sans doute répondu un peu vite, sans réellement savoir ce qu'elle voulait dire.
- Tu ne bois pas d'alcool, non ? Intervint Raël, volant à son secours à mon grand soulagement tandis que je ne savais que faire sans paraître insistant.
- O-oui, acquiesça-t-elle.
- Alors que dirais-tu d'un cocktail sans alcool ? Je crois que la recommandation du jour est un truc à base de pêche et de limonade.
Ses doigts jouèrent entre eux, témoin d'un malaise évident mais elle semblait incapable de formuler sa pensée. L'idée du cocktail ne lui plaisait pas le moins du monde, c'était évident.
- Je ne bois pas d'alcool non plus, soufflai-je. Et j'ai découvert hier qu'il produisait leurs propres jus de pomme... sur le papier ça ne fait pas rêver mai...
- J'aime beaucoup le jus de pomme.
Sa précipitation avait au moins eu le mérite d'éradiquer son bégaiement. Je me contentai donc de hocher la tête, attrapant le bras de Raël pour le tirer derrière moi alors que j'avais bien perçu sa bouche s'ouvrir, prêt à lâcher une taquinerie qui se voudrait bienveillante mais qui finirait d'achever notre petite soigneuse.
Dix minutes plus tard, nous étions installés à une table, nos boissons devant nous dans une effervescence que je n'avais jamais connu à la cantine.
- Qu'est-ce qui se passe ? Interrogeai-je, devant élever la voix pour couvrir le brouhaha ambiant.
- Après chaque réunion mensuelle, une soirée est organisée, afin de relâcher la pression, m'expliqua Lyris. Nous tâchons tous de nous amuser sans plus penser au danger qui nous guette chaque jour.
Je ne pouvais que hocher la tête, comprenant aisément la logique de cette façon de faire. Esmera reposait sur ce principe. Et, bien que je n'aie jamais su adopter cette mentalité, j'appréciais de voir le bonheur des autres.
- Bien ! Maintenant parlons peu parlons bien, siffla Lyris, ses yeux me détaillant. Nous sommes désormais une équipe et toi notre dirig...
- Nous ? Releva Raël, implacable. Lyra et moi sommes son équipe. Toi tu es... la bonne copine.
- La bonne copine utile, désapprouva-t-elle, bougonne. Ce n'est pas parce que je ne lui prête pas allégeance que je n'ai pas l'intention de le soutenir. Et avoir quelqu'un de non affilié à qui que ce soit, pourra vous être utile.
- Tu marques un point, concéda Raël dans un sourire en coin. Même si tu n'as pas besoin de ça pour que je pense que tu es utile, idiote.
Elle sembla surprise par sa soudaine douceur mais se contenta de sourire, sans s'enthousiasmer outremesure par ce moment de sincérité qu'il n'avait pas tenté de dissimuler derrière une plaisanterie quelconque.
- Bref, reprit-elle en reposant son regard sur moi. Afin de te faciliter la vie, nous devrions nous présenter plus correctement, te donner nos spécialités ainsi que nos aptitudes physiques ou magiques. Tu en auras forcément besoin tôt au tard.
- On est obligé de faire ça ce soir ? Geint Raël. Nous devrions plutôt nous amuser, qui sais quand nous aurons une nouvelle occasion de juste profiter sans nous prendre la tête.
- Et nous ne savons pas ce qui se passera demain, désapprouva-t-elle en le faisant grimacer. Cela ne prendra pas longtemps, surtout si tu cesses de protester.
- Bien, bien, capitula-t-il. Je commence alors : tu le sais déjà mais je vais faire les choses correctement puisque je tiens à ma tête.
- Raël !
- Qu'est-ce que je disais, maugréa-t-il tout bas. Raël Lupha, demi-loup mais sans capacité de transformation. Je suis néanmoins très fort physiquement et plus rapide que la moyenne je dirais... je suis plus à l'aise au corps à corps ou à la limite avec des armes courtes. Je conclurai par mes aptitudes magiques : je suis un maître du vent et un mage des ombres et des illusions.
- Tu as oublié que tu as également une petite capacité de soin, ajouta Lyris.
- Elle est si ridicule qu'il vaut mieux ne pas compter dessus, désapprouva-t-il.
- On ne sait jamais. Après tout, si ni moi, ni Lyra ne sont disponible, tu pourras peut-être au moins limiter la casse.
Il haussa les épaules, se détournant pour fixer un point imaginaire. Sa magie de soin lui avait déjà joué des tours ? Me confirmant mon hypothèse, Lyris ne chercha pas à le sermonner face à sa désinvolture, préférant simplement enchaîner et ainsi lui laisser l'occasion de se plonger dans ses pensées :
- Lyris Calitra, se présenta-t-elle donc, tout sourire. Comme tu as dû le remarquer je suis une elfe mais je suis relativement jeune puisque je n'ai qu'une cinquantaine d'année.
Jeune ? Cinquante ans ? Les elfes n'avaient réellement pas la même notion du temps que nous autres simples humains.
- Je suis un maître guérisseuse, mais je suis également un mage d'eau et de vent. Contrairement à Raël, ne compte pas sur moi pour un combat rapproché... je manque cruellement de force même si je suis probablement plus agile que lui.
- Hoy, tu as dit une présentation pas une critique des autres, bougonna l'intéressé.
- C'est important également qu'il connaisse nos faiblesses, répondit-elle, le faisant maugréer un peu plus. Donc, où en étais-je... Ah oui ! Ne compte pas sur moi pour les combats rapprochés... en revanche je suis l'une des meilleures archères du coin.
Je hochai la tête, tâchant de noter les informations denses que tous me délivraient sans pourtant réellement savoir qu'en faire. Au fond, je ne savais même pas en quoi consistait le rôle que j'avais accepté de tenir.
- A toi, Lyra.
Lyris donna un petit coup de coude à la jeune fille qui se pinça les lèvres avant d'ouvrir la bouche. Puis de la refermer sans qu'aucun son ne les franchisses. Ses joues rosirent vivement et même sans voir ses mains, cachées sous la table, je devinais qu'elle les tordaient en tous sens.
- Tout va bien, Lyra, la rassura aussitôt Lyris. Prends ton temps.
Elle acquiesça mollement avant de lâcher une profonde expiration, probablement dans le but de rassérénée son esprit torturé. Puis, courageusement, finit par redresser un peu la tête, allant même jusqu'à brièvement plonger ses yeux dans les miens.
- Je m'appelle Lyranea Damara, je suis... une Faeline... et je n'ai pas beaucoup d'aptitudes... je ne suis pas douée pour manier une arme non plus... je sais juste utiliser la magie de soin.
- Juste utiliser la magie de soin est un mensonge, intervint Lyris, venant la sermonner. Je t'ai déjà dit d'arrêter d'autant te sous-estimer ! Elle possède une magie de soin hors norme qui dépasse de loin le stade de maître. Je n'ai jamais connu quelqu'un capable de ses exploits et ça sans même prendre en compte qu'elle a une réserve de mana également peu commune.
- T-tu exagères. Et puis tu oublies que je tombe vite malade et que je suis trop fragi...
- Cela n'a rien avoir avec tes capacités, coupa Lyris, plus sèche. Si Ash est gravement blessé, tu seras probablement la mieux placé pour lui conférer des soins. Es-tu sur de vouloir qu'il se dirige vers quelqu'un d'autre ?
Le dos de Lyranea se raidit et elle baissa la tête, recouvrant à nouveau son visage de son épaisse chevelure. Mais alors que j'allais intervenir, trouvant Lyris quelque peu dure avec elle, je m'interrompis en constatant qu'elle se redressait, plantant son regard dans le mien.
- Si tu es blessé, et quelques soit la gravité de cette blessure, viens me trouver. Je te soignerais.
J'écarquillai un peu les yeux, profondément étonné par son assurance soudaine. Elle était donc capable de s'assumer. Satisfaite, Lyris lui bondit aussitôt dessus, riant à gorge déployée tout en la félicitant. Je souris finalement à mon tour.
- Je viendrais sans faute, assurai-je. Je compte sur toi.
Ses iris s'illuminèrent et elle hocha frénétiquement la tête avant de sourire à son tour, se laissant entraîner par la bonne humeur d'une Lyris qui semblait, visiblement, avoir l'habitude de gérer le caractère de sa consœur médecin.
- Je peux te demander ce qu'est une Faeline ? Je n'en ai jamais entendu parler, interrogeai-je après l'avoir laissé savourer son acte de bravoure.
- Oh, bien sûr, approuva-t-elle sans bégayer. Les semis-humains ayant un rapport avec les cervidés sont nombreux ainsi différentes familles se sont formées afin de les catégoriser plus aisément... Par exemple, Oreina est un Branëal, sa nature animale étant plus proche de celle du cerf... ils sont notamment les rois de la forêt et excellent dans tout ce qui a un lien avec les plantes...
- Et que sont les Faelines ?
- Nous, nous sommes des semi-humains avec une nature animal liée à la biche... Nous sommes souvent décrits comme des êtres méfiants et prudent, qui reste très en autarcie des autres...
- Et hormis ce côté peu valorisant, ils sont vantés pour leurs talents artistiques, compléta Lyris. Lyra est une chanteuse fantastique.
- Lyris ! Protesta aussitôt la jeune fille, ses joues s'empourprant un peu plus.
- Quoi ? Je ne dis que la vérité, rétorqua l'intéressé, aussi innocemment que l'aurait fait Raël.
Lyranea fit la moue, rendant son visage enfantin un peu plus juvénile encore, provoquant une hilarité générale qui dû l'effrayer avant de la faire étrangement sourire.
- A ton tour maintenant !
- Je dois aussi me présenter ? Soufflai-je alors que Lyris portait son dévolu sur moi.
- Cela me semble important que nous sachions aussi à quoi nous attendre, approuva-t-elle.
- Dis ainsi... mais j'ai peur de décevoir toutes vos attentes, me rembrumai-je. Je suis... un guerrier. Du moins, en théorie. Je n'ai reçu aucune formation à proprement parlé et ai appris seul à me battre... j'ai su m'accaparer quelques techniques issus des souvenirs que j'avais de mes parents mais cela s'arrête là. Ma...
Ma quoi ? Quel mot suffirait à décrire l'importance que Jacinthe avait eu dans ma vie ? Mes doigts se refermèrent sur le verre froid, à moitié vide, de mon jus, tandis que mon regard se perdit brièvement dans le vide.
- Ma sœur de cœur disait que je me battais comme un chat sauvage, souris-je finalement. Je me repose entièrement sur mon instinct et non sur une véritable technicité...
- Ta façon de combattre ou ton parcours ne change rien au fait que Caleb t'a reconnu, désapprouva Lyris. Tu devrais écouter le conseil que je viens de donner à Lyra : ne te dévalorise pas.
- Ce n'est pas le cas, assurai-je. Je sais ce dont je suis capable mais je connais également mes limites. Je vais devoir progresser si je veux espérer survivre à... à tout ce que Caleb attendra de moi.
- E-et tes aptitudes magiques ?
La question de Lyra me mit mal à l'aise et je me crispai instantanément, de façon si peu discrète qu'elle sembla aussitôt paniquer, regrettant probablement d'avoir osée ouvrir la bouche. Je me rattrapai donc rapidement :
- Je n'en possède pas, admis-je. Désolé.
- T-tu n'as pas à t'excuser, s'alarma-t-elle, contrite. C'est moi, je n'aurais pas dû po...
- Tu n'as rien fait de mal du tout, la coupai-je, tâchant de lui sourire. Ta question était totalement légitime.
Elle ne sembla pas savoir quoi répondre et finis par juste hocher la tête même si, en réalité, elle devait malgré tout se sentir responsable.
- Hmmm... tu es vraiment sûr de n'avoir aucune magie ? Interrompit Raël qui n'avait que peu participé jusqu'alors et qui me surprit par son interrogation dont la réponse lui était plus connu qu'à quiconque.
- J'en suis sûr, pourquoi ?
- Parce que clairement tu as lancé un charme sur ce type.
Et, d'un geste bref du menton, il m'indiqua un point qui se trouvait dans mon dos.
J'avalai ma salive difficilement, mes doigts continuant de jouer sur mon verre sans que je ne sache qu'elle décision prendre. Me retourner ? Dans quel but ? Qu'est-ce que je ferais lorsque nos yeux se rencontreraient ? Devais-je juste m'énerver après ce type qui m'imposait ses décisions ? Ou devais-je céder aux battements frénétiques de mon cœur ? Je me mordis la lèvre. Non. Cette dernière question n'avait pas même lieu d'être.
Alors je devais juste décider si je voulais l'incendier ou si je voulais juste jouer le jeu du gentil et docile petit soldat. J'expirai bruyamment, attirant le regard de mes trois compères mais fini par capituler à la pression que je ne pouvais que sentir dans mon dos. Comme d'habitude, son regard me brûlait. Et je ne pus que comprendre que même si je décidai de l'ignorer, lui s'imposerait. Je me levai donc, adressant un bref signe de main à mes nouveaux amis afin de leur signifier que je revenais bientôt.
Lentement, sans poser mon regard sur lui, j'avançai dans sa direction. Une fois à sa hauteur, je ne m'arrêtais pas pour autant, nos épaules se frôlant à peine alors que je continuai ma route vers un endroit plus discret, peu désireux d'avoir une quelconque conversation au milieu d'une foule qui n'attendaient, clairement, que ça.
Et même si je ne l'invitai aucunement à le faire, il me suivit calmement.
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En vous souhaitant un très joyeux Noël a tous et en espérant que vous avez été gâtée !
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